: Reportage Trois ans après, on a retrouvé les derniers "gilets jaunes" de Haute-Marne : "Les prix augmentent, on est revenu au point de départ"
A Chaumont, comme partout en France, le mouvement des "gilets jaunes" a décliné en 2019, puis disparu avec la crise sanitaire. Depuis quelques semaines, un regain de mobilisation se fait sentir, même si la lassitude et la résignation ont gagné de nombreux anciens militants.
Un break gris s'élance sur le rond-point et s'arrête aux pieds d'une poignée de "gilets jaunes". Le conducteur baisse la vitre, côté passager. Léger flottement à l'extérieur de l'habitacle : s'agit-il d'un sympathisant ou d'un voisin excédé ? "Je ne savais pas que vous seriez là aujourd'hui !" s'exclame l'homme au volant, guilleret. Ouf. Quelques minutes plus tard, après un aller-retour au supermarché, il dépose sur le rond-point un pack de bières et de quoi grignoter. Le geste est apprécié, mais l'alcool est rapidement dissimulé dans un coffre de voiture, pour ne pas donner aux forces de l'ordre une raison de faire déguerpir les manifestants.
Depuis le 9 octobre 2021, et à quelques semaines du troisième anniversaire de l'acte 1 du mouvement, le rond-point d'Ashton, à Chaumont (Haute-Marne), est de nouveau investi chaque samedi par une poignée de "gilets jaunes". Une mobilisation sans commune mesure avec la conquête de l'hiver 2018-2019. A l'époque, plusieurs centaines de manifestants s'étaient parés de fluo dans cette ville de 22 000 habitants, marquée par un exode depuis les années 1950, faute d'emplois. C'est sur cette petite parcelle d'herbe, donnant sur le rond-point, que les "gilets jaunes" se relayaient toute la semaine. Un passage obligé pour de nombreux véhicules, puisqu'il est la dernière étape chaumontaise sur la route menant plus au sud, vers Dijon (Côte-d'Or), Vesoul (Haute-Saône) ou Besançon (Doubs).
"Il n'y avait pas de politique sur les ronds-points"
Entre le Lidl, le Burger King et les barres d'immeubles roses, on alpaguait ici les automobilistes. C'est aussi là qu'on buvait un café, qu'on se restaurait de vivres déposés par les uns et les autres. Ou qu'on échangeait simplement sous le barnum rouge prêté par la CGT-Retraités. A l'époque, il fallait chaque soir démonter la tente, la ranger dans un local, pour éviter sa destruction pendant la nuit par les forces de l'ordre, se souvient en souriant Marie-France, aide-soignante retraitée de 69 ans qui ne compte plus les journées passées ici.
"Il n'y avait pas de politique sur les ronds-points : on dansait la country et le madison. J'ai vu des gens du Rassemblement national (RN) et de La France insoumise prendre un café ensemble", embraye, nostalgique, Francine, ancienne ouvrière de 64 ans, elle-même encartée au RN, puis aux Patriotes.
Outre "Ashton", la mobilisation s'était installée en 2018 sur les ronds-points des communes environnantes : Saint-Dizier, Nogent, Montigny-le-Roi... Mais, surtout, au péage de Semoutiers. Depuis la cabane ouverte même la nuit, les "gilets jaunes" organisaient alors des opérations "barrières levées", des blocages et des barrages filtrants. Les premiers mois, ils ralliaient même Paris certains samedis. De ces journées entamées au petit matin, on revenait avec le sentiment du devoir accompli, mais aussi "la peur de sa vie" après s'être confronté aux gaz lacrymogènes des forces de l'ordre.
"On passait pour des guignols"
Ici comme ailleurs, pourtant, les mois ont passé et le mouvement s'est épuisé. Le rond-point d'Ashton n'a plus été tenu qu'un jour sur deux, puis les week-ends ; la cabane du péage de Semoutiers a disparu et, dans les cortèges, les gilets jaunes se sont raréfiés. "Un jour, je me suis pointée à une manif à Chaumont, il y avait quatre clampins et un pelé", se rappelle Valérie, 48 ans, dont vingt-cinq d'usine aux "trois-huit". "On passait pour des guignols, j'ai capitulé."
Vincent, jeune aide à domicile de 25 ans et "gilet jaune" de la première heure, note de son côté des "dysfonctionnements" : "L'alcoolisation permanente de certains manifestants" qui donne une mauvaise image du mouvement, mais surtout, selon lui, les violences en manifestation. "J'ai vu des 'gilets jaunes' jeter des boules de neige avec des pavés à l'intérieur sur les forces de l'ordre", regrette ce pompier volontaire. Courant 2019, il a fini par "jeter [son] gilet à la poubelle".
"L'épisode de la manifestation à l'Arc de triomphe à Paris a marqué un avant et un après", estime aussi Yannick, 33 ans, l'une des principales figures de la contestation chaumontaise. "Ça a donné de nous une image violente qui a prédominé sur tout le reste dans les médias. On a perdu le soutien de la population", estime cet aide-soignant, suspendu depuis la mi-septembre pour non-présentation du pass sanitaire. Petit à petit, la vie de famille et les nécessités financières ont aussi rappelé nombre de "gilets jaunes" à domicile.
"Quand vous vous prenez 135 euros d'amende tous les samedis alors que vous luttez contre la vie chère, vous finissez par ne plus venir."
Yannick, "gilet jaune"à franceinfo
Des tensions sont également apparues, au fil des actes, entre des manifestants de plus en plus politisés, et partagés sur l'étape suivante. Fallait-il créer un mouvement politique, se présenter aux élections ? Devait-on rejoindre un parti existant, et si oui, lequel ? Fallait-il élargir les revendications initiales ? La violence était-elle un moyen d'action légitime ? "On a voulu élire des représentants pour mettre en place la démocratie directe, mais c'était compliqué, il y a eu un repli très local de chaque groupe de 'gilets jaunes', relate Yannick. C'est difficile de parler avec le rond-point d'à côté quand on n'a pas la même vision."
Surtout, la "peur du gendarme" s'est infiltrée dans les rangs. Ludovic, écrivain et informaticien de 44 ans, organisateur de plusieurs manifestations dans les alentours de Chaumont, a été emprisonné durant cinq mois et demi en 2019 pour des "poèmes" publiés sur Facebook, dans lesquels il disait notamment chercher une arme à feu pour tuer un policier. "Je suis antiflics, mais je ne suis pas pour la violence", rétorque l'"anarchiste", assurant qu'il faisait usage de sa licence artistique. Depuis son incarcération, il s'est "retiré de l'action politique, de crainte de gâcher [sa] vie".
Enfin, le début de la crise sanitaire, en 2020, a porté un coup d'arrêt au mouvement. "Beaucoup ne sont pas revenus ensuite", regrette Marie-France, toujours vêtue de son gilet. "Je suis résignée", confesse Valérie, absente des ronds-points depuis le début de la pandémie.
"Pourquoi j'irais me donner en spectacle alors que tous les autres ont arrêté ?"
Valérie, ex-"gilet jaune"à franceinfo
Même les manifestants les plus fidèles ont souvent eu recours à "des breaks de quelques mois", explique de sa voix éraillée par le tabac Nora, fraiseuse à la retraite et serveuse dans un kebab à Nogent, un village voisin. "Au bout d'un moment, mon corps et ma tête n'arrivaient plus à suivre, j'étais énervée tout le temps… Quand t'es dans le combat, tu ne penses qu'à ça."
Du pouvoir d'achat à l'opposition au pass sanitaire
Aujourd'hui, le mouvement local s'est transformé, reconnaissent tous ceux qui y ont pris part. Aux revendications économiques et politiques liées au pouvoir d'achat et au référendum d'initiative populaire (RIC) se sont ajoutées la lutte contre la loi sur la "sécurité globale" et "anticasseurs", mais aussi l'opposition au pass sanitaire. Ce dernier est perçu par les manifestants comme la continuité de la "dérive autoritaire" du gouvernement. Une position qui ne fait pas l'unanimité parmi les anciens "gilets jaunes". "Je m'étais engagé dans l'espoir de faire bouger les choses pour le pouvoir d'achat des Français. Aujourd'hui, ce mouvement est 'anti-tout' : antisystème, antigouvernement, anti-pass sanitaire, antivaccin…" regrette ainsi Vincent.
La vingtaine de "gilets jaunes" encore mobilisée dans la commune s'est trouvé un surnom : "les déters" (pour "déterminés"). Si certains se rendent encore sur les ronds-points, la plupart préfèrent désormais manifester dans les grandes villes du département. Yannick, lui, se campe tous les après-midi depuis fin octobre sous les fenêtres de la préfecture. Objectif : être visible des élus locaux, mais aussi des habitants, afin de signifier que les revendications des "gilets jaunes" n'ont pas trouvé de réponse. "Les prix augmentent, on est revenu au point de départ", soupire Nora, cheveux violets retenus par une pince en plastique à motifs léopard. "J'ai la rage. Si j'avais trente ans de moins, je serais avec le black bloc !"
A l'heure du bilan, à quelques jours des trois ans du mouvement, les "gilets jaunes" citent peu de mesures concrètes susceptibles d'éteindre leur colère. Ils se réjouissent davantage de "l'éveil citoyen" permis par la mobilisation, qui a été pour beaucoup un apprentissage politique. Quid de la revalorisation de la prime d'activité, du "bouclier tarifaire" contre la hausse du gaz ou du chèque énergie de 100 euros annoncés par l'exécutif ? Des "mesurettes" qui visent à "acheter la paix sociale" répondent-ils, y compris la plupart de ceux qui ne manifestent plus.
C'est bien là le paradoxe : si nombre d'entre eux ont arrêté de militer par lassitude, peur de la violence et des amendes ou par manque de temps, peu renient le mouvement. Comme Valérie, qui n'a pas eu de quoi remplir sa cuve de fuel cet hiver, ils partagent toujours le ras-le-bol des premiers jours. Et promettent qu'ils auront "toujours le cœur jaune".
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