Témoignage "Maman, tu dois te battre parce qu’on n’a pas le droit d'empoisonner des enfants" : exposée aux pesticides pendant sa grossesse, une fleuriste se bat pour la mémoire de sa fille morte

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Emmy est morte à 11 ans des suites d’une exposition prénatale aux pesticides. (MARIE DUPIN / RADIO FRANCE)
Le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides reconnaît l’existence d’un lien de causalité entre le décès d’une enfant et l’exposition aux pesticides de sa mère, fleuriste, pendant sa grossesse. L’association Phytovictimes appelle, elle, à manifester devant le tribunal, mercredi. La cellule investigation de Radio France et "Le Monde" révèlent les coulisses de cette affaire.

"Cette construction, c'est un projet qu'on a lancé à cinq. Mais quand on a emménagé, nous n'étions plus que quatre." Cela fait près d'un an que Laure et François Marivain se sont installés dans leur pavillon neuf de la région nantaise, avec leur fils de 18 ans, Evan, et leur petite fille de 9 ans, Perle. Une nouvelle histoire qui s'écrit avec un vide au milieu, puisque la sœur d'Evan et Perle, Emmy, n'aura jamais pu profiter de la chambre dont elle avait choisi la tapisserie. Florale.

Emmy est décédée en mars 2022, avant d'avoir pu fêter ses 12 ans. La fin d'un long combat contre la maladie pour elle, le début d'un autre pour ses parents. Car avant de mourir, Emmy a fait promettre à sa mère de se battre pour que "tout le monde sache la vérité". Un moment "hors du temps" pour Laure. "Elle m'a dit : ‘Maman tu dois te battre, parce qu'on n'a pas le droit de faire ça à des enfants. On n'a pas le droit de les empoisonner'. Alors je lui ai promis que je ferais tout ce que je peux pour prouver le lien entre sa maladie et mon métier de fleuriste."

Un lien que la jeune femme, longtemps passionnée par son métier, aura mis des années à établir. Lorsqu'elle tombe enceinte d'Emmy, fin 2009, Laure Marivain travaille comme représentante en fleurs pour un grossiste, après plusieurs années en boutique, chez un artisan fleuriste. Elle réceptionne les chariots de fleurs et de feuillages, installe les bacs dans des entrepôts, charge tous les végétaux dans les camions pour les livrer aux détaillants. Elle s'estime chanceuse de travailler au contact des fleurs. Mais dès le début de sa grossesse, "les choses deviennent compliquées. Je prenais très peu de poids, et mon bébé aussi". La jeune femme est suivie de près et rapidement placée en arrêt maladie. L'accouchement, lui aussi, est difficile.

Placenta tout noir

"Quand Emmy est née, elle ne pleurait pas, se souvient Laure. Elle était toute violette. L'anesthésiste nous a dit qu'il y avait un problème avec le placenta, qu'il était carbonisé, tout noir. Et puis ses bilans n'étaient pas bons. Une sage-femme m'a même demandé si je m'étais droguée pendant ma grossesse". Mais Laure ne s'est pas droguée. Elle n'a jamais fumé et ne boit pas d'alcool. Les seuls produits toxiques avec lesquels elle a été en contact pendant sa grossesse, se trouvaient sur les végétaux qu'elle manipulait toute la journée, sans savoir qu'ils pouvaient présenter un risque pour sa santé et celle de l'enfant qu'elle portait.

À la maternité, Emmy finit par prendre du poids, et on la laisse rentrer à la maison. Elle grandit, tout en restant sur une courbe basse. "C'était une petite fille dynamique, elle faisait tout le temps la girouette, poursuit Laure.

"Mais à trois ans, elle a fait sa première rentrée, et elle a commencé à se plaindre de douleurs, au niveau du coccyx d’abord, puis dans les genoux."

Laure

sur franceinfo

Des douleurs osseuses qui la réveillent la nuit. La maîtresse signale aux parents qu'Emmy s'endort en classe, qu'elle est très fatiguée. "Notre petite fille, qui était si vivante, s'éteignait."

En janvier 2015, Emmy est examinée aux urgences du CHU de Nantes : scintigraphie osseuse et radiographie. À ce moment-là, Laure est déjà enceinte de Perle. En fin d'après-midi, elle se repose dans un box quand son mari accompagne Emmy pour un dernier examen. "Quand il est revenu, il m'a dit : ‘C'est étrange j'ai vu plusieurs médecins arriver.' Et là, on a commencé à penser, oula, ça tourne au vinaigre".

Des fleurs pas si inoffensives

Laure et François sont reçus par une docteure d'oncologie pédiatrique. "On ne savait même pas ce que ça voulait dire, oncologie. Mais on l'a très vite compris. On nous a dit qu'il fallait s'attendre à un gros cancer. Ma première réaction ça a été de demander aux médecins : 'Comment c'est possible d'avoir un cancer à 4 ans ?' On nous a juste dit : 'C'est comme ça, c'est la faute à pas de chance'. Mais aujourd'hui je sais que ça n'a rien à avoir avec la malchance".

Quelques jours plus tard, le diagnostic se confirme. Emmy souffre d'une leucémie aiguë lymphoblastique B. Un long combat s'engage. Emmy est régulièrement hospitalisée. Chimiothérapies, opérations, greffes. Emmy perd ses cheveux. Pendant sept ans, elle lutte contre la maladie et contre les douleurs, qui ne la quittent jamais vraiment.

Les périodes de rémission sont de courte durée. À chaque arrêt des traitements, Emmy rechute. En 2018. 2019. 2021. "Au moment de sa troisième rechute, j'ai commencé à me renseigner, à creuser, car je sentais que ce n'était pas normal, et j'ai découvert que mon métier pouvait avoir provoqué le cancer d'Emmy." Laure mène sa propre enquête pour tenter de comprendre. Elle découvre que les roses qu'elle épépinait, les bouquets de freesias dans lesquels elle aimait plonger son nez, les fleurs exotiques qu'elle manipulait après avoir mangé son pain au chocolat du matin, toutes ces fleurs qu'elle aimait tant, n'étaient peut-être pas si inoffensives.

43 pesticides différents

"J'ai commencé à chercher des informations sur les fleurs, sur leur provenance, la manière dont elles avaient été traitées, témoigne encore la mère d'Emmy. Et j'ai découvert une situation consternante. Je me suis rendu compte que sur un bouquet, il pouvait y avoir 43 pesticides différents. J'ai compris que les fleurs étaient des tueuses invisibles."

Pour la jeune femme, c'est un choc. "Comment j'aurais pu imaginer une chose pareille ? Personne ne m'a jamais dit de me laver les mains quand je mangeais, je me grattais le visage ou je me mouchais. Pour moi, quand quelque chose est dangereux, on prévient les gens, on informe ! Les gants n'ont d'ailleurs aucune efficacité en termes de protection."

"Jamais personne ne m’a dit que les fleurs avec lesquelles je travaillais avaient été traitées avec des produits toxiques surtout avec des pesticides interdits qui peuvent nuire à la santé."

Laure

à franceinfo

Laure entre alors en contact avec l'association Phytovictimes, découverte au gré de ses recherches sur internet. Cette association, qui vient en aide aux personnes atteintes de maladies liées aux pesticides, lui conseille de saisir le Fonds d'indemnisation des victimes de pesticides (FIVP), créé en 2020 par la loi de financement de la sécurité sociale, pour que soit reconnu le lien entre la maladie d'Emmy et son exposition prénatale aux pesticides. En février 2022, après avoir rassemblé toutes les pièces nécessaires, Laure dépose le dossier auprès du Fonds, alors que l'état de santé de la petite fille décline considérablement. Emmy est hospitalisée en détresse respiratoire. Elle décède le 12 mars 2022, à l'âge de 11 ans.

En juillet 2023, un responsable du Fonds téléphone à Laure pour lui annoncer que la commission chargée d'examiner le dossier d'Emmy, composée de chercheurs et de médecins, a rendu sa décision. "Il m'a dit qu'ils avaient reconnu à l'unanimité le lien de causalité entre le décès d'Emmy et mon métier de fleuriste. Ce jour-là, la culpabilité a été énorme. Je me suis dit : comment j'ai pu être aussi naïve ! C'est moi qui ai empoisonné ma fille. Cette enfant que je désirais tant, j'ai occasionné sa perte. J'ai explosé de colère. J'ai dit au médecin : 'Mais c'est un empoisonnement ! Vous vous rendez compte de ce qu'on laisse faire !' Et il m'a répondu : ‘Je ne peux pas vous dire le contraire'."

Plus de risques pour les fleuristes que les agriculteurs

C'est ce laisser-faire que les parents d'Emmy veulent aujourd'hui dénoncer à travers leur témoignage. Car le problème des résidus de pesticides sur les fleurs coupées est déjà bien documenté. Une étude scientifique belge a ainsi pu démontrer le risque encouru par les fleuristes. Cette étude démontre que les fleuristes se retrouvent exposés à des niveaux de pesticides bien supérieurs aux niveaux considérés comme sûrs pour les travailleurs. Pour le prouver, les scientifiques belges ont prélevé un total de 42 échantillons d'urine chez des professionnels et constitué un groupe de contrôle.

Il n’existe pas pour les fleurs de réglementation européenne permettant de fixer des limites maximales de résidus de pesticides. Image d'illustration. (SJO / E+ / GETTY IMAGES)

"Ce n'est pas un risque potentiel. C'est un risque avéré", explique Bruno Schiffers, docteur honoraire à l'université de Liège (Belgique), qui a piloté cette étude. "On a pu prouver que les pesticides passaient bien la barrière de la peau et rentraient dans l'organisme. Le risque pour les fleuristes est même plus important que celui encouru par les agriculteurs, car ils sont exposés à un cocktail de très nombreux pesticides, avec un nombre de substances très élevé sur chaque bouquet, y compris des substances interdites en Europe. Pourtant, ils ne sont pas informés. Ils ne portent pas d'équipement de protection. Ils boivent, mangent, pendant qu'ils travaillent, sans avoir conscience qu'ils manipulent des produits toxiques en grand nombre et très concentrés. Et, contrairement aux agriculteurs, ils sont exposés six jours sur sept, toute la journée, toute l'année !", conclut le scientifique.

Un défaut de réglementation en Europe

Contrairement aux fruits et légumes, il n'existe pas pour les fleurs de réglementation européenne permettant de fixer des limites maximales de résidus. Ni d'ailleurs de contrôle de ces résidus, notamment dans les fleurs importées, qui peuvent pourtant contenir des pesticides interdits d'usage en Europe, et ce, en grande quantité. 85% des fleurs vendues en France sont produites à l'étranger, notamment en Afrique de l'Est et en Colombie. "Ces fleurs, ce sont des tueuses en puissance, et personne ne prévient ni les consommateurs, ni les fleuristes, qui sont les premiers exposés", se désole Laure.

Le problème est pourtant parfaitement connu des autorités françaises, comme le montre une réponse écrite de novembre 2022, du ministère français de l'Agriculture, à la question d'un sénateur concernant la "toxicité des roses vendues en France". Le ministère de l'Agriculture admet ainsi que "depuis plusieurs années, des études montrent la présence régulière, sur des plantes ornementales, de résidus de substances dont certaines ne sont pas approuvées dans l'UE, à des niveaux parfois élevés". Une situation qui "entraîne des risques pour la sécurité des professionnels qui manipulent les plantes".

Un risque avéré pour les travailleurs, mais aucune réglementation pour les protéger. Comme nous le confirme PAN Europe, un réseau d'ONG européennes qui promeut l'adoption de solutions alternatives à l'utilisation des pesticides, et qui a saisi la Commission européenne à ce sujet. "Dans son courrier de réponse, daté d'avril 2022, la Commission nous explique avoir lancé une étude pour dresser un état des lieux de la situation en Europe, explique le réseau d'ONG. Elle nous confirme qu'aucune disposition en matière d'étiquetage, ni aucune mesure particulière d'atténuation des risques n'est actuellement en place dans les États membres concernant les résidus de pesticides dans les fleurs, et elle précise qu'aucun État n'a demandé à élaborer une législation sur ce sujet".

Interpeller les responsables politiques

Un tabou qui doit cesser, pour Laure Marivain : "C'est simple. Tout le monde sait, mais personne ne fait rien. Et pendant ce temps, il y a des familles qui prennent perpète. Car personne ne nous rendra jamais notre fille. Moi je ne travaille plus au contact des fleurs, mais je suis toujours en lien avec les artisans. Je ne veux surtout pas les pointer du doigt, mais au contraire les protéger".

Avec son mari, Laure a saisi la cour d'appel de Rennes, pour contester la proposition d'indemnisation du FIVP. Car selon l'avocat de la famille, Me François Lafforgue, "le Fonds a retenu le lien entre le décès d'Emmy et sa mère, mais son offre d'indemnisation est limitée aux parents. Cette enfant a souffert considérablement, mais il y a une négation de son préjudice, parce qu'elle est décédée". L'association Phytovictimes appelle elle à manifester devant le tribunal mercredi 9 octobre 2024 "pour soutenir la famille dans son combat", et pour "interpeller les responsables politiques et le grand public sur cette problématique largement ignorée".

Contactés, le ministère de l'Agriculture et la Fédération des fleuristes n'ont pas souhaité répondre à nos questions.

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