Pédophile assumé, comment le chirurgien Joël Le Scouarnec a-t-il pu passer sous les radars pendant trente ans ?
Débuté le 13 mars 2020 et interrompu dès le deuxième jour d'audience à cause du confinement, le procès de Joël Le Scouarnec doit reprendre à huis clos, sans presse ni public, lundi 30 novembre, devant la cour d'assises de Saintes (Charente-Maritime). Nous republions cet article à cette occasion.]
Joël Le Scouarnec avait confié à sa sœur qu’il refusait de s’inscrire sur les listes électorales pour ne pas être tiré au sort comme juré et devoir juger les autres. C'est lui qui va être jugé par un jury de cour d’assises du 13 au 17 mars, à Saintes (Charente-Maritime), sans doute à huis clos. Cet ancien chirurgien comparaît pour viols et/ou attouchements sur quatre victimes, deux nièces, une patiente et une voisine. C'est cette petite fille de 6 ans qui a, malgré elle, ouvert la boîte de Pandore et mis fin à trente ans d'omerta autour des agissements pédocriminels présumés de cet homme.
"Si les faits avaient été dénoncés avant, notre fille n'aurait pas été violée", dénoncent, amers, ses parents, qui ont porté plainte en mai 2017. Il déclenchent alors une première étape judiciaire. Joël Le Scouarnec dément avoir violé leur enfant mais reconnaît des attouchements et livre le nom de quelques autres victimes dans son entourage, dont trois pour lesquelles les faits sont prescrits. Les enquêteurs identifient également une possible première victime hospitalière en commençant à éplucher les écrits prolifiques et nauséabonds de l’accusé sur ses "activités pédophiles".
Le puzzle s'agrandit au fur et à mesure des investigations, et la justice ouvre une seconde enquête. Dans cette procédure, le nombre de victimes potentielles s’élève à près de 350, en majorité des patientes et patients mineurs au moment des faits présumés. Ce deuxième volet, vertigineux, sera jugé ultérieurement. Une question taraude les enquêteurs et au-delà : comment des faits aussi graves, s'ils sont avérés, ont-ils pu avoir lieu sans être dénoncés ?
Des secrets de famille bien gardés
Joël Le Scouarnec n’a gardé aucun souvenir de son enfance, hormis "les livres et le travail scolaire". Mais à 7 ans, il connaît déjà son avenir. Il sera chirurgien. Une vocation qui gonfle d’orgueil ses parents modestes. Le père est ébéniste puis employé de banque. La mère s’occupe des trois enfants et fait des ménages.
Dans le pavillon de Villebon-sur-Yvette (Essonne), Joël, l’aîné, dissèque la tête du lapin dominical pour s’exercer. A 15 ans, son paternel l’emmène devant le bâtiment où le grand-père est autopsié, après un accident de la route. "Je n’ai rien manifesté, rien ressenti. Mon père m’a dit que j’étais froid comme mon grand-père l’avait été", confie aux enquêteurs celui qui est bien devenu chirurgien. Spécialité : viscérale.
Joël Le Scouarnec rencontre la première et seule femme de sa vie à l’externat de l’Hôtel-Dieu à Paris. Il "flashe" sur cette aide-soignante qui lui a emprunté son parapluie. De famille ouvrière, elle se laisse séduire par cet apprenti médecin qui l’emmène voir un film d’horreur au cinéma. Le couple se marie en 1974, s’installe à Palaiseau, dans l'Essonne. Joël rate deux fois son internat – la seule fois où son épouse le voit pleurer – avant d’intégrer celui de Nantes.
La grande vie commence. Un premier fils naît en 1980, puis un second, deux ans plus tard. Sa femme se consacre à leur éducation, son mari exerce à la clinique de Loches (Indre-et-Loire). Les Le Scouarnec s’installent à cinq kilomètres de là, dans le manoir de Vauroux à Perrusson, une belle bâtisse du XVe siècle. Ils y reçoivent en grande pompe. Sous le vernis social, pourtant, l’intimité du ménage se dégrade. C’est du moins l’argument donné par Joël Le Scouarnec pour expliquer sa première agression sur une petite fille, sa nièce, Nathalie*.
Mon attirance pour les jeunes enfants s'est déclenchée avec ma nièce, cela devait être en 1985 ou 1986. Elle était très câlins, elle venait sur mes genoux. Mes relations avec mon épouse étaient dégradées. J'ai reporté ma sexualité sur cette petite fille. Elle a été l'élément déclencheur.
Dans les fichiers où Joël Le Scouarnec liste ses victimes potentielles, baptisés "Vulvettes" et "Quéquettes", ces premières agressions sont en réalité datées de 1984. Nathalie* a alors 7 ans. Lors de son audition, elle explique comment "l’emprise" de cet oncle chirurgien l’a enfermée dans le silence.
Les attouchements et viols dénoncés – qui sont prescrits – avaient, selon elle, lieu pendant les cours de piano, dans sa chambre ou dans le jardin le jour de sa communion, avant le gâteau. "Il me disait que c’était normal entre enfant et adulte mais que c’était un secret. (...) Il se faisait passer pour quelqu’un de bien. Moi j’étais prise au piège de cette image qu’il renvoyait à tous."
Cette façon qu’il avait de poser sa main lourde sur mon épaule. C’était comme une chape de plomb. Et cette reconnaissance qu’il avait de toute la famille. Contre lui, je n’étais rien.
Nathalie* aurait parfois été agressée en compagnie d'une autre petite fille, Sandrine*, gardée par la femme du chirurgien. Les deux fillettes s'enferment à clé dans le grenier pour éviter, selon elles, de subir les assauts de l'occupant du manoir. Pour elle aussi, les faits reprochés sont prescrits. Elle confirme à franceinfo comment Joël Le Scouarnec aurait profité de "la vulnérabilité de ses proies" grâce à son statut social.
L'image se ternit le jour où la mère de Nathalie* dit avoir surpris son beau-frère en train d'embrasser le haut des fesses de sa fille. Elle n'en parle pas. L'agression sexuelle qu'elle affirme avoir elle-même subie de la part d'un cousin quand elle était jeune la bloque. "Je me suis demandé si j'étais folle, si je voyais le mal partout, j'ai peut-être voulu éviter de perturber ma fille davantage", justifie-t-elle devant les enquêteurs.
La sœur de Joël Le Scouarnec découvre à son tour, en 1999, que ses deux filles ont été agressées par leur oncle. Cela a commencé, lui disent-elles, dix ans plus tôt, devant le piano du manoir, pour se poursuivre dans la maison neuve où la famille Le Scouarnec a déménagé, à Loches, un an après la naissance du petit troisième. Son père entre la nuit dans la chambre de ses cousines pour les prendre en photo pendant leur sommeil, dans des poses suggestives - des images versées au dossier. La plus grande, Aurélie*, se souvient des flashs. La plus petite, Helena*, se remémore avoir dû poser en plein jour, avant de subir pénétrations digitales et cunnilingus. Elle ignore alors si ces gestes qu'elle décrit sont normaux "du fait qu'il est médecin".
Leur mère parle à son frère lors d'un trajet en voiture. Il reconnaît les faits, s'effondre, fume cigarette sur cigarette. Elle lui dit qu'elle l'aime. Mais lui demande de se faire soigner. Les grands-parents sont mis au courant lors d'un déjeuner familial. "Ma famille est détruite mais il n'y a pas mort d'homme, ce n'est pas un crime", rétorque le patriarche. Aucune plainte n'est déposée.
Ma mère m’a demandé si je voulais porter plainte. J’ai dit non. Joël était sur un piédestal et je me sentais déjà assez coupable comme cela. Je voulais oublier.
Peine perdue. "Elles se couchent et se réveillent avec cela tous les jours de leur vie", souligne leur avocate, Me Delphine Driguez. Au fil de leurs auditions, les gendarmes découvrent une famille minée par des relations incestueuses et l’omerta qui les entoure. Le cadet des enfants Le Scouarnec révèle avoir été violé par son grand-père quand il était petit. Sa propre mère affirme avoir été agressée sexuellement par un oncle et un cousin. Que savait-elle des agissements de son époux ? En "1995-96", elle lui demande s’il est attiré par les petites filles après avoir surpris un regard "bizarre" sur une copine de leur fils. A la même période, il écrit dans ses journaux intimes informatiques, tenus depuis 1990 : "Un cataclysme vient de s'abattre sur moi, elle sait que je suis pédophile."
Internet n’existe pas encore et Joël Le Scouarnec nourrit ses fantasmes autrement. Il dessine des fillettes, achète des poupées et des textes pédophiles dénichés dans des librairies de la rue Monsieur-le-Prince à Paris. Le tout est enfermé à clé dans une armoire. Selon lui, sa femme le prie de s’en débarrasser. "J’ai détruit sans réfléchir de précieux documents. Ma folie destructrice était telle que plusieurs de mes petites filles sont mortes ce soir-là", écrit-il, avant d’ajouter : "Je vais tout reconstruire maintenant et reprendre le fil de mes activités pédophiles."
Un mode opératoire rodé
Les "activités pédophiles" de Joël Le Scouarnec dépassent de loin le cercle familial. A en croire ses écrits, ses journées sont rythmées par plusieurs agressions sexuelles commises à l'hôpital. Il y opère les appendicites.
Les gendarmes constatent que son "mode opératoire est toujours le même. Il s'agit de caresses sur le sexe puis de pénétrations digitales pour les petites filles et de caresses et/ou fellations pour les petits garçons". "Le mis en examen paraît ne pas vouloir franchir les limites qu'il s'est lui-même fixées, à savoir la pénétration dans le sexe d'un enfant avec son propre sexe", notent-ils.
Les agressions des plus jeunes, entre 3 et 10 ans, se déroulent généralement dans la chambre, quand l'enfant est seul. Joël Le Scouarnec prétexte une auscultation, demande s'ils cicatrisent bien, s'ils ont "des brûlures en faisant pipi" et passe à l'acte sous couvert de geste médical. "L'avantage des petites filles de cet âge, c'est qu'on peut les toucher sans qu'elles se posent trop de questions", se félicite-t-il.
Pour les plus âgés, entre 12 et 15 ans, voire plus (certaines victimes sont âgées de plus de 20 ans), il dit agir au bloc ou en salle de réveil, quand ses patients sont endormis ou comateux. "Cela pourrait expliquer qu'il ait pu commettre des actes pédophiles en milieu hospitalier pendant de nombreuses années", écrivent les enquêteurs.
Il semble qu’il profite de chaque occasion qui s’offre à lui, même s’il ne s’agit que de quelques secondes.
Plusieurs fois, il raconte qu'il manque d'être pris sur le fait. "Et c'est là que nous fûmes surpris dans notre intimité complice et que je dus te quitter précipitamment. J'aurais voulu te revoir seule. Lorsque je suis entré dans ta chambre, hélas ta mère était déjà là", écrit-il en juin 1991. "Le risque décuple le plaisir."
Michèle Jacquelin, une infirmière qui a travaillé quatre ans avec lui, se souvient qu'il faisait la plupart du temps ses examens seul, contrairement aux autres médecins. "Pour nous, c'était plus simple, on gagnait du temps. Personne n'a jamais trouvé surprenant qu'il agisse comme cela", reconnaît-elle auprès de franceinfo.
Joël Le Scouarnec serait allé jusqu'à agresser des enfants dans son bureau. Le reste du temps, il y stocke ses poupées et y consulte des fichiers pédopornographiques. "Pourquoi faut-il que notre société considère la pédophilie comme un crime abominable ? Tous ces plaisirs sont hélas interdits, pourquoi ?" regrette-t-il en 1993.
Ses connexions illicites finissent par être repérées, dans le cadre d'une vaste opération menée par le FBI. A trois reprises, Joël Le Scouarnec a utilisé sa carte bancaire pour se connecter et télécharger des images sur un site russe basé aux Etats-Unis. Les gendarmes débarquent fin 2004 dans la nouvelle maison achetée en Bretagne, à Plescop (Morbihan). Sa femme et l'un de ses fils assistent à la perquisition. L'ordinateur familial est saisi. Au retour de sa garde à vue, Joël Le Scouarnec a l'air serein. "Comme s'il revenait d'une séance de cinéma", résume sa femme.
Celle-ci assure aux enquêteurs être "tombée des nues". Une version contredite par plusieurs témoignages, qui affirment qu'elle savait depuis bien plus longtemps. Sa sœur assure lui avoir parlé de ses "soupçons pour [sa] fille" Nathalie* dès 1997.
Elle m’a répondu que beaucoup d’hommes aiment les petites filles.
Toujours est-il que le couple vole officiellement en éclats et se sépare, sans divorcer. "L'année 2004 s’achève dans le plus grand désarroi, écrit Joël Le Scouarnec. Je vais maintenant être fiché comme pédophile, ce que je ne nie pas cependant. Que va-t-il se passer en 2005 ? Je l'appréhende un peu."
Des failles judiciaires et hospitalières
Joël Le Scouarnec comparaît aux côtés d'un chirurgien dentiste et d'un retraité ce 13 octobre 2005. Un article de Ouest-France, seule archive médiatique de ce procès, raconte comment le chirurgien – qui n'est encore qu'un anonyme – et deux autres prévenus ont atterri devant le tribunal correctionnel de Vannes après le coup de filet du FBI. "Miné, anéanti par cette affaire, l'homme reconnaît les faits" commis "à un moment transitoire, temporaire de sa vie où il rencontrait de nombreux soucis", écrit le quotidien local. "On ne pense pas aux conséquences lorsque l'on surfe sur ce type de sites", déclare Joël Le Scouarnec à la barre, un brin fayot. La décision tombe le 17 novembre : quatre mois de prison avec sursis et 90 euros d'amende, sans obligation de soins ni restrictions dans son exercice médical.
A Vannes. Quatre mois avec sursis… Cela me condamne à ne pas pouvoir m’abonner pendant au moins cinq mois à des sites pédophiles.
"Aucune image litigieuse n'a été retrouvée à son domicile, précise le jugement. "Les gendarmes ne sont pas allés chercher plus loin et se sont cantonnés au B.A.-BA", déplore Francesca Satta, avocate de plusieurs parties civiles dans ce qui va devenir "l'affaire Le Scouarnec" des années plus tard. Elle pointe une "négligence" et sans doute "un défaut de moyens et de temps".
De fait, Joël Le Scouarnec conserve tout dans son bureau depuis l'épisode de 1996 avec sa femme. Cette dernière ne veut rien savoir de sa condamnation. Les enquêteurs tancent l'ancienne aide-soignante à ce sujet : "Ne pensez-vous pas que vous avez cherché à dissimuler cela sous la forme d'un secret de famille, dont l'image aurait pu être grandement ébranlée, sans compter la perte pécuniaire ?"
"Non, pas du tout, absolument pas", soutient celle qui est décrite par plusieurs personnes de son entourage comme une femme qui a tout fait pour sauver les apparences afin de garder son train de vie d'épouse de chirurgien. Une de ses nièces va même jusqu'à évoquer un "pacte" entre les époux : le silence contre l'argent.
De son côté, Joël Le Scouarnec se garde bien de prévenir le nouvel hôpital dans lequel il exerce, à Quimperlé. Rien ne l'y oblige. Seul un changement de département, et donc de conseil de l'ordre des médecins, nécessite de produire un casier judiciaire. A cette époque, le parquet n'a pas non plus l'obligation de transmettre la condamnation, comme le prévoit une circulaire depuis 2013.
Son affaire finit toutefois par arriver aux oreilles d'un psychiatre, par ailleurs président de la Commission médicale de l'établissement (CME). Thierry Bonvalot en informe le directeur de l'hôpital. Son courrier est motivé par d'autres éléments. Joël Le Scouarnec a défendu avec véhémence un collègue radiologue accusé d'agressions sexuelles et de viols par des patientes.
Il m’a dit que je me mêlais de ce qui ne me regardait pas et que je devais avoir des problèmes sexuels pour faire chier autant le monde.
Mohammed Fréhat a été condamné en 2015 à 18 ans de prison pour ces faits.
Une autre fois, Joël Le Scouarnec raconte une opération à Thierry Bonvalot. L'oreille aguerrie du psychiatre entend "un festival de métaphores sexuelles". Il est alors convaincu que "ses fantasmes pédophiles interfèrent dans sa pratique". Il lui demande de démissionner. "Vous ne pouvez pas m'y obliger", répond Joël Le Scouarnec, en regardant ses chaussures.
Un autre médecin, mis au parfum, alerte le conseil de l'ordre du Morbihan. Dans ses carnets, à la date du 13 juin 2006, le chirurgien s'insurge : "A Quimperlé. Une lettre anonyme m'a dénoncé auprès de certains membres de l'hôpital. Maintenant ils savent que j'ai été condamné à quatre mois de prison avec sursis pour consultation de sites pédophiles."
Joël Le Scouarnec est convoqué le 22 novembre pour un entretien qui se déroule "dans un climat cordial". Le chirurgien demande à un tiers d'être présent lors de ses consultations pour "le protéger". La décision revient à l'époque aux autorités sanitaires locales, la Ddass (future ARS). Le directeur de l'hôpital leur adresse un courrier où il assure n'avoir que de "vagues informations sur les faits reprochés" et dresse un portrait élogieux de son chirurgien, "un praticien hospitalier sérieux et compétent", "affable", dont "l'arrivée a permis de sortir l'établissement d'une crise grave générée par le départ massif de praticiens hospitaliers en 2001". Le Scouarnec continue à exercer à Quimperlé.
"La médecine a fait confiance à la justice", juge aujourd'hui Daniel Le Bras, ancien maire de Quimperlé et ex-collègue anesthésiste de Joël Le Scouarnec. Alors que Thierry Bonvalot indique l'avoir prévenu de la condamnation du chirurgien, l'ex-édile assure n'avoir entendu parler de rien à l'époque.
Il était un peu négligé. Un peu vieux célibataire mais c'est tout. Les informations à son sujet sont restées dans un cercle restreint.
Fin 2007, l'hôpital de Quimperlé ferme son service de chirurgie et Joël Le Scouarnec part s'installer en Charente-Maritime. Il obtient un poste à l'hôpital de Jonzac, qui manque lui aussi cruellement de praticiens. La directrice, qu'il informe de sa condamnation, a l'impression qu'il a "quitté le Morbihan pour se refaire une virginité". Mais "comme il n'y a pas eu d'agression physique" dans l'affaire jugée en 2005, elle ne prend "pas de mesures particulières".
Rien non plus du côté du conseil de l'ordre du département. "Il n'y avait aucun élément nouveau, aucun signalement de victimes ou de la communauté hospitalière", justifie le vice-président du Conseil national de l'ordre des médecins, Jean-Marcel Mourgues. Il pointe un "contraste vertigineux entre la vacuité du dossier Le Scouarnec et les faits qui ont émergé en 2017".
L'un de ses collègues en chirurgie viscérale révèle pourtant aux enquêteurs avoir arrêté de l'inviter à dîner chez lui, sa femme l'ayant alerté sur des gestes déplacés envers leur petite fille. Les gendarmes découvrent aussi qu'un anesthésiste en poste à Jonzac au même moment que Joël Le Scouarnec a lui aussi été condamné pour détention d'images pédopornographiques en 2008. Ils retrouvent la trace de trois appels entre les deux hommes. Le chirurgien a-t-il bénéficié de complicités ? A ce stade, l'enquête n'a pas permis de le démontrer.
Le nombre de ses victimes hospitalières présumées décroît avec le temps. Ce chiffre, qui tournerait autour de 30 par an en moyenne entre 1990 et 1995, est réduit de moitié après sa condamnation et tombe à trois ou quatre pour s'arrêter, semble-t-il, en 2015. Le chirurgien, âgé de 65 ans, est en prolongation d'activité et a moins de patients.
Il se rabat sur la consultation addictive et boulimique d'images pédopornographiques dans sa maison insalubre de Jonzac. Joël Le Scouarnec collectionne ses photos et ses perversions comme il collectionnait autrefois les titres de livres ou d'opéras.
Tout en fumant ma cigarette du matin, j'ai réfléchi au fait que je suis un grand pervers. Je suis à la fois exhibitionniste (…) voyeur, sadique, masochiste, scatologique, fétichiste (…), pédophile. Et j'en suis très heureux.
Le 25 décembre 2016, il conclut l'année ainsi : "Je suis pédophile et je le serai toujours."
Il s'exhibe dans son jardin, se filme nu, parfois coiffé de perruques, parle à ses poupées, sur lesquelles il dit avoir reporté sa sexualité déviante. En dehors de son travail, son seul contact avec l'extérieur est cette famille de l'autre côté de la palissade du jardin. Une petite fille vit là, tout près. Un jour, une tempête arrache une partie de la palissade. "Cela a été l'élément déclencheur. Elle pouvait me voir, je pouvais la voir." Le 2 mai 2017, Joël Le Scouarnec s'engouffre dans la brèche et agresse sa petite voisine de 6 ans à travers la clôture.
Pour Lucie*, il n'est ni un chirurgien, ni un oncle influent. Juste un vieux voisin hirsute. Elle en parle à ses parents, qui portent plainte immédiatement. Le silence est rompu. "Le jour du 2 mai va me permettre de nettoyer une vie de pédophile de 30 ans", veut croire Joël Le Scouarnec en garde à vue. Selon son avocat Thibaut Kurzawa, il a vécu son arrestation comme un "soulagement". Pour autant, son client minimise les faits qui lui sont reprochés, reconnaît ceux qui sont prescrits, acquiesce aux attouchements mais nie les viols. Les pénétrations digitales ? "Des excès de langage." Les pénétrations rectales ? "Des gestes médicaux."
"Il est très pointu dans la manipulation et la contre-argumentation, c'est un des ingrédients clés de cette affaire", estime aujourd'hui le psychiatre Thierry Bonvalot, qui aurait préféré "mille fois se tromper" sur le cas Joël Le Scouarnec. Sa "manie de tout classer" et de tout consigner a fini par le perdre. Et par nourrir le plus grand dossier de pédophilie de l'histoire judiciaire française.
* Le prénom a été modifié