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Carlton : ce que l’on sait sur la thèse d’un complot contre DSK… et ce que l’on ne sait pas

L’audience, mercredi après-midi, a été consacrée à l’existence d’écoutes administratives visant René Kojfer et Dodo la Saumure avant l’ouverture d’une enquête préliminaire en février 2011.

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Dominique Strauss-Kahn, lundi 2 février 2015, au tribunal correctionnel de Lille (Nord), où s'est ouvert le procès de l'affaire du Carlton. (ELISABETH DE POURQUERY / FRANCETV INFO)

L’affaire dite du "Carlton" a-t-elle été montée de toutes pièces pour faire tomber DSK ? Sans la formuler explicitement, les débats ont tourné autour de cette brûlante question dans l’après-midi du mercredi 4 février, devant le tribunal correctionnel de Lille. A la barre, deux policiers, dont un commissaire à la retraite, ont été cuisinés par la défense.

Si leurs déclarations n’ont pas permis d’établir une volonté délibérée d’interrompre l’ascension du socialiste vers la présidentielle, elles ont apporté des précisions.

Ce que l’on sait

La PJ lilloise a bien demandé des écoutes administratives. Visant René Kojfer, directeur des relations publiques de l’hôtel Carlton, et Dodo la Saumure, tenancier de bars à hôtesses en Belgique, ces écoutes ont été déclenchées en juillet 2010. Joël Specque, alors chef de la brigade criminelle à la police judiciaire de Lille, l’a affirmé à la barre, confirmant les déclarations sur PV d’un capitaine de police de la PJ, Loïc Lecapitaine, lui aussi entendu mercredi.

Ces interceptions de sécurité ne peuvent être conduites qu’avec l’aval du Premier ministre (François Fillon à l’époque) et de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) à Matignon. Elles ne peuvent être engagées que pour des affaires en rapport avec la sécurité nationale, dont la délinquance et la criminalité en bande organisée. Leur contenu est classé secret-défense.

Elles sont déclenchées sur la base d’un renseignement. Il est fourni à la police judiciaire lilloise en juin 2010, indique Joël Specque. Cette "source réactualise les liens entre René Kojfer et Dodo la Saumure". Le second fournirait des filles à des relations du premier qui fréquentent le Carlton. Connaissant bien les deux protagonistes, la PJ, ajoute l’ancien flic, soupçonne alors un réseau international (entre la France et la Belgique) qui dépasse le simple "proxénétisme hôtelier".

Alors "quelle est l’utilité de déroger au système classique ?", à savoir l’ouverture d’une enquête préliminaire, l’interroge la défense. "La difficulté de ce tuyau, c’est que ça repose sur une rumeur, un ragot. Et c’est pas sur la réputation de gens qu’on monte un dossier judiciaire", argue-t-il. Faute de pouvoir mettre en place une surveillance visuelle devant le Carlton – "la rue est semi-piétonne et les policiers de la PJ sont connus des deux individus", assure-t-il, il opte pour ces interceptions téléphoniques autorisées par la loi.

Elles durent huit mois. Ces écoutes viennent "conforter" et "étayer", selon Joël Specque, le renseignement de départ. "La nature des relations qui liaient monsieur Kojfer et Alderweireld ont été établies et liées à l’activité criminelle d’un réseau de prostitution entre la Belgique et la France", explique-t-il. 

Elles donnent lieu à une enquête préliminaire. Elle est ouverte en février 2011. S’ensuit, en mars, l’ouverture d’une instruction judiciaire. Sauf que ces écoutes administratives ne sont mentionnées nulle part. Il n’est question que de "renseignements concordants". "Les interceptions ne peuvent pas apparaître dans les enquêtes judiciaires", rétorque Joël Specque. Le procureur lui donne raison : la justice n'a "pas à avoir connaissance" de ces écoutes administratives, rappelle Frédéric Fèvre, puisqu’elles sont classées secret-défense.

Reste que la défense, qui s’est vu cacher des mois d’enquête, estime que ses droits ont été violés et a déposé une requête en nullité du procès, qui sera examinée plus tard.

Ce que l’on ne sait pas

Qui a fourni le renseignement ? Dans la procédure, l'indic est bien sûr anonyme. Mais dans les médias, un nom a filtré. Il s’agirait d’Eric Vanlerberghe, ex-patron de la brigade des mœurs dans les années 1990, puis président de la Mutuelle du ministère de l’Intérieur dans le Nord. Surnommé "Nestor Burma", il est une vieille connaissance de René Kojfer et l’a parrainé en franc-maçonnerie. Mais les deux hommes seraient brouillés. Selon Nord Eclair, Eric Vanlerberghe nie avoir informé la police lilloise. Entendu comme témoin assisté dans le dossier, il a été mis hors de cause.

Pourquoi en 2010 ? L’avocat de René Kojfer, Hubert Delarue, s’est interrogé à l’audience. Selon les déclarations de "Nestor Burma" aux enquêteurs, "tous les services de police lillois savent depuis quarante ans que Kojfer est un entremetteur et connaissent ses liens avec Dodo La Saumure" ? Plaisantant à moitié, Hubert Delarue estime qu’il est "étrange que ce signalement, vous ne l’ayez pas eu depuis trente-cinq ans". Sous-entendu : n’y avait-il pas un motif supérieur, à cette époque, pour enfin déclencher une enquête sur les agissements de René Kojfer, au carnet d’adresses bien rempli ?

Dans un livre paru en mai 2014, tout comme à l’audience, Joël Specque nie tout complot politique visant DSK. Dans ce renseignement, "on a vu l’opportunité de coincer 'Dodo', qu’on pistait depuis trente ans", avait-il expliqué à La Voix du Nord.

Pourquoi Matignon a-t-il donné son feu vert à ces écoutes ? C’est une des questions qui ont été posées à l’audience. "Nous avons les rapports de cette commission (la CNCIS) qui se plaint d’être obligée de trier parce qu’il y a trop de demandes et qu’elle ne les accorde que pour des faits extrêmement graves", a rappelé l’un des avocats de DSK, Henri Leclerc. Les avocats de la défense s’étonnent qu’une affaire de proxénétisme, certes aggravée, ait pu bénéficier du sceau "secret-défense". "Combien de fois avez-vous recours à ce type de procédures ?" demande Hubert Delarue à Joël Specque. Réponse floue : "C’est courant, mais il n’y a pas de chiffres, c’est fluctuant."

Comme l’indique une journaliste de France Inter sur Twitter, la CNCIS assure que "les prescriptions de la loi ont été respectées" dans cette affaire.

Que contiennent ces écoutes administratives ? On ne le sait pas car elles ont été détruites, comme le veut la procédure. Joël Specque, qui a eu connaissance de leur contenu, ne peut pas le rapporter puisqu’il est soumis au secret-défense. Mais il glisse tout de même qu’il n’"y a rien eu de sensationnel dans ces interceptions". L’ancien commissaire assure toutefois qu’à aucun moment le nom de Dominique Strauss-Kahn n'a été cité dans les écoutes.

Henri Leclerc fulmine : "Mais si vous êtes tenu au secret-défense, comment pouvez-vous dire que le nom de Dominique Strauss-Kahn n'y figure pas ? Monsieur, vous venez donc de violer le secret-défense !" 

Les renseignements étaient-ils au courant ? Dans le carnet d’adresses de René Kojfer figure le numéro de l’ancien numéro 2 de la DCRI (le renseignement intérieur, aujourd'hui DGSI), Frédéric Veaux. Tous deux se connaissent depuis longtemps. Comme le rapporte France Inter, le 25 avril 2011, une conversation téléphonique entre les deux hommes est captée. Frédéric Veaux lance dans la conversation le nom de DSK, et demande à Kojfer s’il a déjà "fait des partouzes" avec le patron du Fonds monétaire international. Cherche-t-il à provoquer une discussion sur le sujet ? "Veaux n’a pas téléguidé nos investigations", martèle Joël Specque.

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