Attentat dans un lycée d'Arras : l'école est-elle devenue une cible privilégiée du terrorisme islamiste ?
Presque trois ans jour pour jour après l'assassinat de Samuel Paty, à Conflans-Saint-Honorine (Yvelines), l'école a de nouveau été prise pour cible, vendredi 13 octobre au matin. Mohammed M., un jeune homme de 20 ans, fiché et surveillé par les services de renseignement pour sa radicalisation, a tué un professeur de français, Dominique Bernard, devant la cité scolaire Gambetta-Carnot à Arras (Pas-de-Calais), et blessé trois autres membres du personnel de l'établissement, dont un grièvement.
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Cet attentat terroriste plonge à nouveau la communauté éducative et les élèves dans l'horreur. "L'école est devenue une cible pour ce qu'elle représente : un lieu d'émancipation par les savoirs", affirme le syndicat enseignant Snes-FSU, majoritaire dans le secondaire, dans un communiqué. Les établissements scolaires sont-ils des lieux d'attaque désormais privilégiés par les terroristes ? La question divise les chercheurs.
"Depuis au moins quatre ans, les jihadistes considèrent que l'institution scolaire est le pilier de la république française", a observé vendredi Hugo Micheron, chercheur à Sciences Po et spécialiste du jihadisme, sur le plateau de "C à vous" sur France 5. Il a ajouté samedi sur France Inter : "L'Education nationale est perçue comme le cœur, le fondement et le symbole même de la République qu'il faut mettre à terre pour les jihadistes".
"Une offensive islamiste très forte contre l'école"
L'école et ses enseignants ne seraient donc pas ciblés au hasard. En atteste le fait que l'assaillant d'Arras semblait vouloir s'en prendre spécifiquement à un professeur d'histoire, comme l'a déclaré à franceinfo l'un des collègues de Dominique Bernard. Les enseignants sont perçus comme "les gardiens du temple républicain", souligne également Xavier Crettiez, professeur de sciences politiques à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye. Ce sont eux qui dispensent certains des cours les plus sensibles : sur la liberté d'expression, l'égalité femmes-hommes et la laïcité, un sujet potentiellement inflammable.
Le 16 octobre 2020, Samuel Paty est décapité près de son collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), une dizaine de jours après avoir montré à ses élèves des caricatures de Mahomet lors d'un cours sur la liberté d'expression. L'assaillant de 18 ans, un réfugié russe d'origine tchétchène, est tué par la police.
On assiste depuis quelque temps à "une offensive islamiste très forte contre l'école" avec "la polémique contre l'abbaya, où les réseaux salafistes islamistes étaient très mobilisés en ligne", observe Hugo Micheron dans "C à vous". Une note gouvernementale confidentielle de l'été 2022, révélée par plusieurs médias, faisait état d'une forte recrudescence de messages de la mouvance islamiste sur TikTok et Twitter visant à déstabiliser l'institution scolaire, en appelant à contourner la loi sur le port du voile et à combattre les principes de la laïcité. L'islamologue Gilles Kepel va même jusqu'à tisser un "continuum" entre "le port de l'abaya à l'école et les exactions que nous avons observées".
Des établissements faciles à attaquer
Mais si l'institution scolaire est visée, c'est aussi parce qu'elle est peu sécurisée et facile à attaquer. "La question à se poser, c'est : est-ce que l'assaillant a choisi ce lycée pour le symbole qu'il représente ou parce qu'il fallait frapper, et que frapper son école, qu'il connaissait, c'était facile. Beaucoup plus que de s'en prendre à un commissariat", questionne Xavier Crettiez.
"Les fatwa qui sont lancées donnent des consignes du type : 'Tapez partout les Français, où vous pouvez'. C'est un appel à la facilité, à faire des victimes dans le métro, les supermarchés... Et les écoles donc."
Xavier Crettiez, professeur de sciences politiquesà franceinfo
Après l'attentat d'Arras vendredi, et par crainte de répercussions en France du conflit entre Israël et le Hamas, le gouvernement a décidé le passage du plan Vigipirate en alerte "urgence attentat", son niveau le plus élevé, avec 7 000 soldats déployés sur tout le territoire. Entre autres mesures de prévention, la sécurité des établissements scolaires doit être renforcée. Des maires ont également demandé la mobilisation en urgence de policiers municipaux et de gendarmes aux abords des écoles. Mais ces effectifs ne sont que temporaires et restera "extrêmement difficile de sécuriser les écoles", prévient Hugo Micheron, ajoutant qu'il est compliqué de prévoir et de faire face à "une attaque au couteau pendant l'inter-cours".
L'idée que les établissements scolaires seraient les nouveaux boucs émissaires aux yeux des jihadistes est tout de même à relativiser, souligne Xavier Crettiez. Sur "plusieurs dizaines d'attentats islamistes" commis sur le sol français, les écoles ne représentent qu'une "très faible minorité". Avant les attaques contre Dominique Bernard et Samuel Paty, on peut évidemment citer celle de Mohamed Merah contre une école juive de Toulouse en 2012, où quatre personnes avaient été assassinées. "Pour cet attentat-ci, le tueur ne visait pas un symbole de la République, mais avant tout la communauté juive", précise Xavier Crettiez. Mais, jusqu'à présent, "on a eu beaucoup plus d'attaques à l'encontre de policiers et de militaires", relève le chercheur, notant que l'uniforme est perçu par les terroristes "comme le symbole de la répression".
Une explication sociologique du passage à l'acte
Les chercheurs Laurent Bonelli et Fabien Carrié proposent, eux, une autre explication, liée au rapport qu'entretiennent les jeunes radicalisées avec l'institution scolaire. Dans le cadre de leur essai La Fabrique de la radicalité : une sociologie des jeunes jihadistes français (éd. Seuil), ils ont rencontré 133 mineurs suivis pour radicalisation par les services de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Ils ont constaté que beaucoup d'entre eux sont souvent "de bons élèves, qui ont été très largement poussés par leurs parents scolairement", explique Laurent Bonelli dans une interview.
"Ils sont souvent coupés des socialités des quartiers populaires dans lesquels ils vivent et accèdent à la scolarité généraliste dans les lycées de centre-ville des petites villes dans lesquelles ils vivent". Là, "c'est un choc", explique le chercheur, car ils sont "confrontés à des exigences scolaires différentes" et "à des groupes sociaux dont ils sont moins coutumiers, mieux préparés qu'eux à la compétition scolaire".
Au cours de leurs recherches, Laurent Bonelli et Fabien Carrié ont observé que beaucoup font le choix de réinvestir les attentes familiales de réussite dans la religion, en "se rapprochant de gens qui ont la même expérience qu'eux", avec lesquels ils vont "former des petites communautés, de plus en plus soudées", aboutissant "à des montées en radicalité, des passages à l'acte", décrypte Laurent Bonelli.
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