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"Je crois que nous sommes au début d'une campagne de l'Etat islamique" en Europe

Pour Jean-Pierre Filiu, historien et spécialiste des réseaux islamistes, les suspects de l'attaque contre "Charlie Hebdo" sont clairement affiliés à l'organisation jihadiste. Et l'attaque du journal satirique n'est qu'une première étape. 

Article rédigé par Hervé Brusini - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Capture d'écran de la vidéo amateur montrant les deux tueurs de "Charlie Hebdo", à Paris, le 7 janvier 2015. (JORDI MIR / COURTESY OF JORDI MIR)

Spécialiste de l’islam contemporain, Jean-Pierre Filiu a étudié la filière dite "des Buttes-Chaumont", celle-là même à laquelle a appartenu Chérif Kouachi, suspect numéro un, avec son frère Said, de la tuerie de Charlie Hebdo. Aux yeux de cet expert, l’attaque qui s’est déroulée au siège de l’hebdomadaire est à mettre en relation avec les jihadistes de l’organisation Etat islamique.

Francetv info : Avez-vous croisé les frères Kouachi au cours de vos recherches ?

Jean-Pierre Filiu : Dans mes recherches, je n’ai pas croisé l'aîné, Said Kouachi. En revanche, j’ai eu de nombreux éléments concernant Chérif. Le plus jeune de la fratrie a donc été interpellé par les services en 2005, au moment précis où il allait s’embarquer pour faire le jihad. A l’époque, il avait confié à son avocat que cette arrestation était une bonne chose. Selon toute vraisemblance, il avait peur d’aller là-bas. Dans le 19e arrondissement de Paris, ce petit groupe de copains comptait une figure-clé.

Et cette figure n’était pas celle du jeune  Farid Benyettou, l’imam autoproclamé, mais plutôt celle de Boubakeur El-Hakim. Autre membre de la bande, vivant dans le 19e, lui est allé sur le terrain de guerre, en Irak. Il y a même perdu son frère, Redouane. Il a un peu le prestige du vétéran. Donc c’est lui qui a catalysé la volonté de l’engagement actif. Tandis que le prédicateur Benyettou, qui a maintenant complètement disparu de la circulation, déclarait n’avoir rien contre la France. Ce qui l’obsédait, c’était l’occupation américaine de l’Irak.

En fait, il s’est passé quelque chose entre Boubakeur El-Hakim et les plus jeunes de la bande des Buttes-Chaumont. Ils ont été fascinés par l’aspect militaire du personnage. C’est après le procès qui s’est tenu par la suite que s’est fait, d’après moi, le passage à Daech [l'organisation Etat islamique].

Vous affirmez donc que, via cette figure du combattant qu’est Boubakeur El-Hakim, les deux frères Kouachi, en tout cas le plus jeune, se sont tournés vers l’organisation Etat islamique ?

Oui, car Boubakeur El-Hakim est un personnage clé de Daech sur deux théâtres. En Tunisie d’abord, car il est directement responsable de la mort de ceux qu’on a appelés "les martyrs de la gauche tunisienne", Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, en 2013. Ce qui, d’ailleurs, a failli faire dérailler le processus de transition en Tunisie. Puis il est resté silencieux pendant de nombreuses années. Et le voilà qui se révèle au grand jour, le mois dernier, le 17 décembre, dans une vidéo de Daech depuis la Syrie, où il revendique l’assassinat des deux Tunisiens, et il ajoute : "Je vais revenir avant les élections présidentielles pour vous tuer".

En fait, il voulait peser sur cette consultation qui vient d’avoir lieu. C’est ce qu’on appelle la stratégie de la tension. A mes yeux,  il y a une convergence possible de temps, de dates, entre cet épisode tunisien de Daech et la tuerie de Charlie Hebdo, qui me semble liée à Daech. Pour moi, ce sont les mêmes qui nous frappent dans les deux cas.

Donc, selon vous, les assassinats de Charlie Hebdo sont indissociables des jihadistes de l’Etat islamique ?

Bien sûr, rien n’est encore prouvé. Mais on a retrouvé, dans la voiture des attaquants, le drapeau de l’organisation. Il y a aussi ce qu’ils ont crié ou dit ("Allahou Akbar" et plusieurs autres propos relatifs à l’islam au moment de la mort des personnes qui se trouvaient à Charlie Hebdo). Mais l’essentiel, c’est l’évidence d’un entraînement militaire, quand on voit leur comportement sur les vidéos de l’attaque. Je ne suis pas spécialiste, mais cette maîtrise ne s’acquiert pas dans les cités de banlieue. 

Pensez-vous que les jihadistes essaieront de tirer profit de cette attaque dans leur propagande ?

Je crois que la vidéo est déjà prête. Pour l’heure, ils attendent de savoir comment les événements vont évoluer. Mais je pense aussi que nous sommes au début d’une campagne. Je suis très pessimiste. Nous avons affaire à des gens très méthodiques, tout est très planifié. Je pense que l’homme qui a commis le massacre du musée juif de Bruxelles, Mehdi Nemmouche, a dû passer à l'action trop tôt. Il a peut-être outrepassé des consignes.

Mais en ce mois de janvier, le moment est presque idéal pour lancer une campagne sur le théâtre européen. Car l’organisation Etat islamique a épuisé tout le bénéfice médiatique qu’elle pouvait tirer de la situation en Irak avec les bombardements des alliés, en se présentant comme seule contre le monde entier. Maintenant, elle cherche à réenclencher la mécanique avec un nouveau type de représailles en Europe, ou sur les lieux du conflit. C’est tout à fait diabolique comme piège. C’est terrible.

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