De Marseille à Casablanca en passant par la Thaïlande, l'itinéraire du narcotrafiquant Félix Bingui

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
Félix Bingui, chef présumé du clan Yoda, a été arrêté le 8 mars 2024 à Casablanca (Maroc). (MAXPPP / PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
A la tête du clan Yoda, l'une des deux bandes criminelles les plus puissantes du milieu du trafic de stupéfiants à Marseille, ce Français de 33 ans a été arrêté au Maroc le 8 mars. Son extradition est en cours, mais pourrait prendre des semaines, voire des mois.

Il régnait en maître sur le clan Yoda. A 33 ans, Félix Bingui avait réussi à s'imposer à la tête de l'un des puissants réseaux de trafic de drogue qui gangrènent Marseille. Mais son interpellation, le 8 mars, à Casablanca, au Maroc, l'a stoppé dans son élan. Depuis l'été 2023, il faisait l'objet d'une notice rouge Interpol, dans le cadre d'un mandat d'arrêt émis principalement pour trafic de stupéfiants, association de malfaiteurs et blanchiment. Objectif, désormais : le ramener en France, en dépit des longues démarches judiciaires. Alors que son extradition est en cours, franceinfo retrace son parcours.

Cette arrestation marque un tournant dans la lutte contre le trafic de drogue à Marseille, pour lequel Yoda livre une guerre sans merci à DZ Mafia, l'autre bande criminelle qui règne sur la cité phocéenne. Sur la quarantaine de morts survenues dans des règlements de comptes en 2023, "à peu près 70%" sont liées à l'affrontement entre ces "deux clans mafieux", avait déclaré le procureur de la République de Marseille, Nicolas Bessone, sur franceinfo, le 22 décembre.

Un conflit sanglant sur lequel l'émission de France 2 "Complément d'enquête" revient, jeudi 21 mars, notamment à travers le phénomène des "baby killers" marseillais, ces jeunes tueurs à gages impliqués dans les homicides en lien avec le narcotrafic. D'après Nicolas Bessone, 60% des mis en examen pour assassinats ou tentatives d'assassinats liés au trafic de drogue ont entre 14 et 21 ans. Des jeunes pour qui Félix Bingui fait figure d'aîné, voire de modèle. Car il a gravi les échelons rapidement. Jusqu'à devenir, comme l'a souligné, au moment de son interpellation, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin sur le réseau social X, "l'un des plus grands narcotrafiquants marseillais".

Un casier judiciaire bien rempli

Né le 14 décembre 1990 à Alès, dans le Gard, surnommé "Le Chat" en référence au personnage de BD et de dessin animé dont il porte le même prénom, Félix Bingui commence sa "carrière" par des vols. Très agile, prompt à rebondir, il développe son intelligence dans la délinquance.

"Il a été interpellé une première fois pour un gros cambriolage à Montpellier et, doucement, il a glissé vers le trafic de stupéfiants et les règlements de comptes."

Bruno Bartocetti, de l'Unité SGP Police

à France 3 Provence-Alpes

Meurtre, violences aggravées, association de malfaiteurs, détention d'armes, menaces de mort, outrage, vol, contrefaçon et divers délits routiers… Petit à petit, le casier judiciaire de Félix Bingui se remplit, selon une source policière. "Le Chat" fait ses premières armes avec "l'équipe des Carmes", une bande issue d'une cité du centre-ville de Marseille, qui s'est imposée dans le trafic de drogue durant la précédente décennie. Ce qui lui a valu, selon le quotidien 20 Minutes, d'être condamné à trois ans de prison pour association de malfaiteurs et trafic d'armes, aux côtés de sept autres prévenus, en 2017, alors qu'il n'avait que 26 ans.

Deux ans plus tard, on retrouve la trace d'une autre condamnation de Félix Bingui dans La Provence : cinq ans de prison ferme, en première instance, pour "association de malfaiteurs en vue de la préparation d'une évasion organisée" doublée de "détention d'armes et de munitions". D'après le quotidien régional, à l'époque, la justice lui reprochait d'avoir imaginé l'évasion d'un parrain corse incarcéré à la maison d'arrêt d'Aix-Luynes, dans les Bouches-du-Rhône. L'avocat qui l'a défendu dans ces deux affaires affirme à franceinfo ne pas avoir été désigné pour l'instant.

La montée en puissance du clan Yoda

Alors que les séjours en prison se succèdent pour Félix Bingui, le trafic de drogue prospère à La Paternelle, une cité pavillonnaire aux petits immeubles colorés située à proximité des autoroutes des quartiers nord de Marseille. Il bat son plein entre 2017 et 2018. En 2020, quand la France est en plein confinement pour freiner l'épidémie de Covid-19, les stocks de stupéfiants connaissent une pénurie. Mais pas à La Paternelle, où des policiers constatent que le trafic de drogue perdure. L'occasion pour ce réseau de monter en puissance.

Sur l'un des points de deal de la cité, baptisé La Fontaine, une fresque est taguée : elle représente Yoda, célèbre petit personnage de Star Wars à la peau verte et aux grandes oreilles, qui enseigne et maîtrise la Force. Pour le réseau de narcotrafic, le nom est tout trouvé.

Une fresque avec le personnage Yoda de la saga "Star Wars" dans la cité de La Paternelle, à Marseille (Bouches-du-Rhône), le 3 janvier 2023. (DAVID ROSSI / LA PROVENCE / MAXPPP)

Le clan Yoda intéresse de près les enquêteurs de l'Office anti-stupéfiants (Ofast) de Marseille, qui remontent les strates du réseau. Et lorsqu'ils établissent les liens hiérarchiques entre trafiquants, à partir de leurs observations sur les points de deal, ils trouvent Félix Bingui tout en haut de la pyramide. Ils observent chez lui un train de vie élevé, typique d'un trafiquant d'envergure. Il est celui qui est craint, traité avec déférence lorsqu'il se déplace sur le terrain. Face aux petites mains qui gèrent le trafic, il s'impose et en impose pour régner sur son territoire.

Car à La Paternelle, les points de deal génèrent un gros chiffre d'affaires quotidien. "Ici, il y [en] avait quatre qui faisaient 50 000 euros par jour chacun", explique Frédérique Camilleri, la préfète de police des Bouches-du-Rhône, le 15 janvier, lors d'une visite dans le quartier, une fois le trafic éradiqué. Avant 2023, sur le point appelé La Fontaine, ce chiffre pouvait atteindre, certains jours, jusqu'à 80 000 euros, selon nos informations. Dans le milieu marseillais, cette montée en puissance ne plaît pas à tout le monde. Elle attise la jalousie de bandes rivales, avec lesquelles le clan Yoda coexistait auparavant. Terminés les compromis et gentlemen's agreements : des tensions éclatent.

Une bagarre en Thaïlande

Comme chaque chef de réseau de trafic de drogue, Félix Bingui ne vit pas en permanence à Marseille : son business se gère tout autant depuis l'étranger. Ainsi, il était très mobile entre l'Espagne, le Maroc et Dubaï, précise une source policière à France Télévisions. Il se rend aussi en Thaïlande, un pays prisé par les trafiquants marseillais pour faire la fête. En février 2023, il y croise son grand rival, le chef de la DZ Mafia, le ".DZ" étant l'équivalent en Algérie du ".fr" dans les adresses internet.

Le conflit larvé entre les deux hommes explose au grand jour : ils en viennent aux mains. Cette altercation violente met le feu aux poudres. A partir de ce moment-là, les règlements de comptes entre les deux bandes criminelles se multiplient dans les rues de la cité phocéenne. Et ailleurs : c'est dans le cadre de cette rivalité que le beau-frère de Félix Bingui, ainsi qu'un autre membre du clan Yoda, sont assassinés en mai 2023 en Espagne. Début janvier, neuf personnes ont été mises en examen dans ce dossier.

Localisé au Maroc "à l'issue d'une enquête de grande ampleur"

Félix Bingui, lui, se retranche au Maroc. Les enquêteurs de l'Office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO), en complément de l'Ofast, parviennent à le localiser et alertent les autorités marocaines de sa présence sur leur sol, avec l'appui de la Brigade nationale de recherche des fugitifs (BNRF). "Une fois sa localisation étayée, on s'est rapprochés de nos homologues à Rabat", confirme à franceinfo Guillaume Lacassin, le chef de cette brigade. "La coopération avec les autorités marocaines a particulièrement bien fonctionné et a permis l'interpellation de Félix Bingui, à l'issue d'une enquête de grande ampleur de plusieurs mois, menée par de nombreux policiers, y compris depuis les ambassades", se félicite-t-il.

Pour y parvenir, les enquêteurs de la BNRF épuchent tous les éléments de vie de Félix Bingui. Des services d'enquête spécialisés dans l'étude de la téléphonie, l'investigation financière ou encore les techniques scientifiques sont mobilisés.

"Comme tous les trafiquants de drogue de cette envergure, il était très précautionneux pour se cacher et susceptible d'utiliser des moyens de transports discrets et de faux documents."

Guillaume Lacassin, chef de la Brigade nationale de recherche des fugitifs

à franceinfo

Guillaume Lacassin considère que cette arrestation porte atteinte à la puissance du clan Yoda : "La justice et la police montrent qu'elles sont capables de se donner les moyens, c'est un signal important à transmettre pour mettre fin au sentiment d'impunité."

Pour autant, à Marseille, la vente de stupéfiants n'a pas cessé du jour au lendemain après l'arrestation de Félix Bingui. Bien rodée, l'organisation du trafic tourne sans lui depuis qu'il a quitté le territoire français. Son interpellation marque tout de même un coup d'arrêt : sans sa tête, la structure dans son ensemble est fragilisée. Sur le terrain, un enquêteur constate : "Tant qu'il y aura du monde pour prendre le relais, le business de la drogue continuera."

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