: Enquête "Des gens en train de se faire dépouiller" par une arnaque au bail fantôme : une trentaine de visites pour un appartement... qui n'est pas à louer
Rue de Lamartine, dans le 9e arrondissement de Paris, ce samedi 4 février là, rien ne s'annonçait plus tranquillement banal : Michel W., 31 ans, chef de projet dans l'évènementiel, et son ami, cherchent un appartement. Ils espèrent enfin trouver celui dans lequel ils pourront poser meubles et bagages et qui les rapprochera chacun de leur lieu de travail, après 24 visites infructueuses. En creux, surtout, un propriétaire qui consentira enfin à les choisir, eux, parmi la foule d’autres prétendants malheureux. Ils ont quelques arguments à faire valoir : trois fois le loyer en salaires, doubles garants, fiches de paie en pagaille, CDI sur le plateau en sus.
La visite s’annonce aussi banale que la journée : c’est Anaël B. qui est à la manœuvre. Elle presse sa petite trentaine aux côtés des visiteurs, renseigne rapidement, ouvre les portes, ferme les fenêtres. L’appartement est "à sa sœur", alors elle n’a pas réponse à tout, mais sur l’essentiel, cette brune pressée rassure et ne dénote pas dans son costume d’agent immobilier improvisé.
Trois mois de loyer en garantie à régler par virement
Elle enchaîne les visites, une trentaine, en tout. Ce n’est pas l’affaire du siècle, bien sûr, mais l’appartement est lumineux, bien situé, et le loyer n’est ni scandaleusement élevé ni suspicieusement trop bas. Les murs ont été refaits à neuf, le parquet brille, la salle de bain et la cuisine sont en parfait état : la vie rêvée des anges, si l'on considère le marché parisien de la location, ou un peu de meilleur côtoie beaucoup de pire, souvent pour le même prix. Aussi, Michel et sa moitié ne se bercent pas d’illusions démesurées : leur dossier n'est quand même pas honteux, mais il n'est pas incroyable non plus. S’il y avait mieux que le leur ? Cette énième visite d'appartement terminée, ils regagnent leurs pénates. Qui sait ?
Le lendemain, le téléphone sonne. Leur dossier a été retenu pour l'appartement et ils peuvent emménager quasiment dans la foulée. Réactive, Anaël B. envoie aussitôt le bail à signer, ainsi qu'un RIB, qui leur permettra de verser un dépôt de garantie de 2 940 euros et régler d'avance un premier loyer de 1 550 euros. Michel, qui est de nationalité australienne et convient humblement que certaines considérations franco-immobilières peuvent lui échapper, tique cependant : le bail n'est pas encore signé, quelle étrange manière de procéder... L'appartement correspond cependant à tous les critères que lui et son compagnon s'étaient choisis, alors peut-être faut-il ne pas voir le mal partout. Et surtout, ne pas braquer le bailleur. Il décide de jouer le temps, renvoie le bail signé mais avec des informations lacunaires, répond aux mails, pose les questions d'usage.
Curieux bail, curieuse banque, étrange "Mme B."
Michel commence aussi quelques recherches. Il ne faut que quelques clics pour qu'une suspecte amertume le saisisse : Anaël B., dont le nom est inscrit sur le bail et sur le RIB, n'existe pas sur internet. Aucune trace. Mieux encore : le compte qui figure dans le RIB fourni par cette dernière, à en-tête de l'agence du Crédit Lyonnais de Neuilly-sur-Seine Bagatelle, est en réalité celui d'une banque grenobloise. Michel regarde un peu mieux son bail : à y regarder deux fois, hors le nom de la pseudo-bailleresse et son numéro de téléphone, c'est un bail vide, quasi-blanc, semblable aux modèles prêts à être remplis, qui sont légion sur internet.
Anaël B. est pourtant charmante, patiente et pédagogue. Elle répond, empathique et volontaire, à chacune de ses questions. Plus rien ne presse vraiment. "Il faudra bien lire toutes les pages, explique-t-elle patiemment, presque chaleureuse, au téléphone, dans un enregistrement que franceinfo s'est procuré. Vous ne procéderez au virement qu'une fois le bail signé. Moi je le paraphe et vous le renvoie, puis vous effectuerez le virement." Avec la promesse d'une remise des clefs le 16 février.
L'appartement existe pourtant bel et bien, tente de se convaincre Michel, qui veut encore croire qu'il y a là, certes, un mystère, mais rien de lugubrement inquiétant. Peut-être faudrait-il retourner sur place, interroger des voisins, la concierge ? Lundi 6 février, pour ne pas froisser la bailleresse, qui attend son virement et qui se trouve peut-être dans l'immeuble, il dépêche sur les lieux son ami James pour interroger la concierge. Qui tombe des nues.
"Je ne comprenais pas bien pourquoi autant de gens défilaient ce samedi-là, d'habitude on me prévient pour les visites. D'autant que je connais tout le monde ici. Alors, je suis allée voir cette dame, qui s'est montrée très agressive et n'a pas voulu répondre à mes questions. J'ai trouvé ça bizarre..."
Liliane, la conciergeà franceinfo
"Quand je suis retournée la voir, poursuit Liliane, elle s'est un peu calmée, et m'a dit qu'elle louait l'appartement de sa soeur, qui a du s'absenter et qui se trouvait dans une situation difficile, au 6e étage à gauche. Or je connais bien la locataire en question, et jamais elle n'aurait procédé de la sorte. Sur une vidéo tournée par l'un des visiteurs lors d'une visite, j'ai reconnu l'appartement en question, et j'ai appelé le propriétaire."
Une douche glacée a emporté avec elle les menus espoirs de Michel : le nom d'Anaël B. est inconnu du propriétaire de l'appartement, qui est en fait actuellement donné en location à un utilisateur du site Airbnb. L'appartement qu'il a visité appartient donc à quelqu'un d'autre, Anaël B. n'existe pas. Lui et son compagnon sont victimes d'un escroc.
Faute de préjudice, la police refuse de recevoir sa plainte
Effaré, Michel se précipite au commissariat du 9e arrondissement pour porter plainte. Là-bas, il y raconte son histoire, capture d'écran, enregistrement et mails, à l'appui. Pourtant, l'accueil qu'on lui réserve est embarrassé : faute de préjudice, on ne prendra pas sa plainte, mais on lui conseille plutôt de déposer une main-courante. Il explique qu'une trentaine d'autres infortunés qui ont fait la visite de l'appartement le même jour que lui sont peut-être en train de se faire alléger de quelque 5 000 euros. Que l'escroc, et ses éventuels complices, ont désormais son état-civil, ses coordonnées bancaires, ainsi que celles de ses deux garants, et qu'ils pourront bien l'utiliser comme il le voudra, par exemple pour souscrire en son nom des crédits à la consommation en ligne : las, l'agent ne prendra pas sa plainte.
"On nous a conseillé de prendre rendez-vous dans le commissariat du 10e, qui a soi-disant davantage de créneaux pour les dépôts de plainte : il n'y en avait aucun avant vendredi. Des gens étaient en train de se faire dépouiller, et personne ne voulait rien faire."
Michelà franceinfo
Un ami magistrat lui conseille d'aller frapper à la porte de la Brigade de répression de la délinquance astucieuse, spécialisée dans les affaires d'abus de confiance, d'escroqueries, d'abus de faiblesse en tous genres.
Le mardi 7 février, flanqué de son ami James, Michel se rend au 36, rue du Bastion, dans le 17e arrondissement, où s'affaire la police de la carambouille et autres escroqueries. Peu habitués à recevoir du public directement dans ses locaux, l'accueil que réservent aux deux compères les policiers de la BRDA, quoiqu'aimable, ne dénote pas de celui du commissariat. "Cela ne les intéressait pas du tout, se souvient James. Il était pourtant encore temps de faire quelque chose, puisque Michel était encore en conversation avec la pseudo Mme B."
Il a insisté. Alors, le policier a esquissé un pas dans le bureau d'à côté. Pour en revenir, navré, moins d'une minute plus tard : "Ils nous ont fait comprendre qu'ils ne pouvaient vraiment rien pour nous, mais qu'il y avait une solution tout de même : le policier a pris un bout de papier, y a griffonné quelque chose, et nous l'a tendu." Sur le papier, l'adresse mail du site de pré-plainte en ligne. Retour à la case départ. "On était sciés, soupire James. On s'est vraiment dit qu'on se fichait de nous."
Depuis, les victimes défilent, dépitées, dans la loge de Liliane, la concierge de l'immeuble. Pour partager leurs témoignages, elles s'écrivent sur un groupe Whatsapp. Certains ont procédé au virement des fonds exigés par l'escroc, en totalité ou en partie, et ne savent pas s'ils reverront un jour leur argent. L'un d'entre eux s'est rendu au commissariat de Levallois-Perret, qui a accueilli son dépôt de plainte.
Contactée mercredi 15 février par franceinfo, la préfecture de police de Paris indique être en attente d’éléments pour répondre à notre demande, avant la fin de la semaine.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.