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RECIT. "On s'était tous juré de lui donner un nom" : comment la "petite martyre de l'A10" a été identifiée après trente ans d'enquête

Elise Lambert le mercredi 27 juin 2018

La tombe de la "martyre de l'A10", le 6 février 2007 à Suèvres (Loir-et-Cher). (MAXPPP)

Dans le carré des enfants du cimetière de Suèvres (Loir-et-Cher), la tombe de "la petite inconnue de l'A10" n'est désormais plus anonyme. Des œillets d'Inde, des roses blanches et des anémones ont été déposés sur la sépulture recouverte de petits cailloux blancs. Devant la plaque argentée ornée d'une colombe portant l'inscription "Ici repose un ange", un galet gris a récemment été déposé. Il y est inscrit au feutre noir "Inass Touloub, 1984-1987".

Il y a trente ans, le 11 août 1987, cette petite fille est retrouvée sans vie, couverte de morsures, au bord de l'autoroute A10, à hauteur de Suèvres. Ni les enquêteurs, ni les magistrats ne connaissent son identité. Pendant près de trente ans, des dizaines de gendarmes se succèdent, à Orléans et Blois, pour tenter de résoudre cette énigme criminelle et "donner un nom" à l'enfant, âgée de 4 ans au moment de sa mort. Ils multiplient les porte-à-porte, ratissent le moindre recoin de la région à la recherche d'indices, en vain. Seul son portrait continue d'être placardé, année après année, dans les postes et gares.

Mais en 2016, l'ADN de la fillette parle enfin. Une correspondance est établie avec les empreintes génétiques d'un homme arrêté et condamné pour violences la même année. Il s'agit d'Anouar Touloub, le frère cadet de "la petite martyre de l'A10". L'annonce de l'identification de la fillette, jeudi 14 juin, par le procureur de la République de Blois a été perçue par nombre d'enquêteurs, habitants de Suèvres et magistrats comme un aboutissement inespéré, après des décennies d'enquête, d'allers-retours, de déceptions, mais surtout d'obstination. Nous sommes allés à leur rencontre.

“Une plaie de la tête aux pieds"

Un gendarme montre l'endroit où la "petite disparue de l'A10" a été retrouvée, le 11 août 1987. (MAXPPP)

Pour les agents Laujon et Parent, ce mardi 11 août 1987 s'annonce sans histoires, malgré la densité du trafic en cette période de vacances : les deux employés de Cofiroute sont chargés de désherber les abords de l'autoroute A10, pendant que des milliers de voitures, les coffres remplis de valises, roulent à toute vitesse, direction le sud de la France. Dans le ciel, pas un nuage et le thermomètre affiche plus de 25 °C. Rien d'anormal, jusqu'à ce que, à 15h20, les agents repèrent "un paquet avec une couverture enroulée", derrière la glissière de sécurité, à hauteur de la commune de Suèvres. Ils pensent d'abord que le tissu pourrait cacher un animal domestique, l'été étant la saison des abandons.

Je me suis approché. J'ai vu la tête de l'enfant, les pieds dépasser. J'ai fait le tour et c'est là que j'ai aperçu l'horreur, des hématomes partout, des coupures, des bleus, les yeux au beurre noir...

Un agent de Cofiroute

Sous la couverture gît une petite fille. Elle a la peau mate, les cheveux bruns, bouclés. Elle porte une chemise et une robe de chambre à carreaux bleus. Elle n'a aucun papier d'identité sur elle. "Elle avait un visage reposé, elle n'avait pas d'expression de peur", se souvient Gilbert Meunier, ancien gendarme du peloton d'autoroute, premier arrivé sur les lieux.

Témoignage - Martyre de l'A10
Témoignage - Martyre de l'A10 Témoignage - Martyre de l'A10

Le corps porte des traces de traumatismes répétés. Son buste est recouvert de brûlures, probablement de fer à repasser, et de blessures cicatrisées sans aucun soin. Son mamelon droit est arraché, des traces de morsures sont visibles sur son thorax et ses fesses. Ses bras portent les traces de fractures osseuses. Son état est tel que le procureur de Blois de l'époque, Michel Sabourault, décrit la petite comme une "plaie de la tête aux pieds".

Il y avait des mouches qui volaient au-dessus du corps. J'ai d'abord eu un sentiment de révulsion, puis j'ai été révolté, choqué. On s'en prenait à l'innocence même.

Gilbert Meunier, ancien gendarme du peloton d'autoroute

"Nous n'avions que notre estafette et une sacoche, nous ne pouvions pas faire grand-chose, reprend Gilbert Meunier. On a surtout veillé à protéger la scène, à préserver les empreintes." Trois ans après l'affaire Grégory, tous les enquêteurs de France ont retenu la leçon et savent que des prélèvements souillés promettent une enquête compliquée. 

L'autopsie est pratiquée à l'institut médico-légal de Blois par le médecin légiste Patrick O'Byrne. Il établit que "la petite martyre de l'A10", comme vont la désigner les médias, n'a subi aucun sévice sexuel, que son âge est compris entre 3 et 5 ans, qu'elle mesure 85 cm pour 20 kg. Bien nourrie, elle est morte d'un "épuisement général" lié à de multiples sévices, notamment "une morsure humaine au sein droit ayant provoqué une hémorragie".

Dans la salle d'examen ce jour-là, les gendarmes et le juge d'instruction saisi sur le dossier passent un accord implicite. "On s'est tous retrouvés au-dessus du petit corps, on s'est penchés et je n'étais pas tout seul à être ému", se souvient le juge d'instruction Georges Domergue.

J'ai tout de suite compris que l'affaire était hors norme par la gravité des violences, rarissimes dans l'histoire criminelle. On s'est tous juré de lui donner un nom.

Georges Domergue, premier juge d'instruction saisi dans l'affaire

Une "énigme" pour la justice

Philippe Renaud (le 20 juin 2018) est journaliste pour "La République du Centre". Il a longtemps couvert l'affaire pour le journal. (LISON VERRIEZ / FRANCEINFO)

Bernard Boisset vient de déposer "une grande gerbe de fleurs blanches" sur la tombe. Ce 9 septembre 1987, une trentaine d'habitants des environs de Suèvres sont à ses côtés, réunis dans le cimetière de la commune pour dire au revoir au "petit ange de l'A10", toujours anonyme. Le garde champêtre était en vacances dans le sud de la France quand il a été appelé. "Il devait rentrer pour s'occuper du corps de la petite", se souvient sa veuve Geneviève. A l'époque, il est un peu l'homme à tout faire du village : il s'occupe des jardins, du cimetière, fait traverser les enfants à la sortie de l'école et garde un œil discret sur tout ce qui se passe aux alentours.

Son épouse se souvient de l'inhumation de la fillette "comme si c'était hier"."J'y suis allée, bien sûr, raconte-t-elle. C'était un peu ma place car je suis maman. J'ai trois garçons, elle n'avait personne cette petite." Au cœur du carré des enfants, l'homélie de l'Abbé Jean Vannier résonne. "Que le Seigneur éclaire les tortionnaires de cette enfant pour qu'ils reconnaissent leur crime", implore-t-il devant la petite tombe sans nom.

Le vice-procureur Pierre Bouyssic sur la tombe d'Inass Touloub à Suèvres (Loir-et-Cher). (MAXPPP)

Dès le lendemain de l'enterrement, les forces de l'ordre se mettent à surveiller le cimetière nuit et jour et guettent les allées et venues autour de la tombe. "Nous avions espoir que quelqu'un, rongé par le remords, revienne", se souvient Georges Domergue, le premier juge d'instruction saisi dans cette affaire.

Un mois après la découverte du corps, aucune piste n'est privilégiée. Près de 5 000 gendarmes sont réquisitionnés dans huit départements pour mener l'enquête. "Nous avions 360 degrés d'hypothèses possibles", se souvient Michel Sabourault, alors procureur de la République de Blois. Toutes sont explorées. L'autopsie a par exemple révélé que la fillette avait mangé peu de temps avant sa mort – de la langue de bœuf et des légumes. Les gendarmes fouillent donc tous les relais routiers et restaurants, à la recherche d'indices.

Les enquêteurs se demandent aussi si sa famille ne réside pas à l'étranger, car le corps a été déposé près de la principale autoroute qui relie la région parisienne au Sud et présente "un physique méditerranéen". "Dès le départ, on a fait un signalement à Interpol", se souvient le juge d'instruction Domergue, en charge du dossier dès 1987. La section de recherches d'Orléans met aussi au point un programme informatique pour croiser les familles répertoriées auprès de la CAF et les enfants censés être scolarisés à la rentrée 1988 dans le Loir-et-Cher et le Loiret. Si un enfant manquait à l'appel, la police aurait pu ainsi vérifier où il se trouvait. Toujours pas de résultat.

Les enquêteurs s'en remettent aux techniques novatrices du Centre d'analyse de recherches micro-électriques (Carme), un laboratoire privé basé à Bordeaux. L'un des chercheurs, Loïc Le Ribault, propose d’analyser les particules retrouvées sur les vêtements de l'enfant et sur la couverture. Il s'agit de quartz provenant d'une carrière d'Oucques, dans le même département, et de plastique issu d'une décharge de Marchenoir, au nord de Suèvres. Immédiatement, les gendarmes entament un porte-à-porte dans la région et se mettent à la recherche de la moindre maison ou cabane, s'imaginant que l'enfant viendrait d'une famille "désocialisée" ou que son père aurait pu travailler sur un chantier. Là encore, rien de plausible ne ressort de ces recherches.

On me livrait, en tant que juge d'instruction, une énigme. Le problème n'était pas de la résoudre, mais comment la résoudre.

Georges Domergue, premier juge d'instruction saisi dans l'affaire

Des gendarmes lors de l'enquête sur "la petite martyre de l'A10" dans le Loir-et-Cher. (MAXPPP)

Après un an d'enquête, le juge Domergue organise une campagne d'affichage de grande envergure. Il se met en lien avec l'Association des maires de France, les postes, les gares, les aéroports et les mairies pour que la photo de l'enfant (ci-dessous) soit placardée dans toute la France, mais aussi diffusée dans la presse algérienne, tunisienne et marocaine. Le cliché originel est retouché, jugé trop choquant pour une diffusion d'une telle envergure.

Il était impossible de montrer cela. Cela aurait heurté beaucoup trop de sensibilités. (...) On a effacé toutes les traces de blessures, notamment sur la joue, le front, la lèvre, et la morsure sur la poitrine.

Pierre Bouyssic, substitut du procureur de Blois, dans une interview à La Cinq, en 1987

Contenu sensible
Un avis de recherche pour retrouver la "petite disparue de l'A10", diffusé en 2012. (MAXPPP)

Comme une dernière "bouteille à la mer", Georges Domergue s'appuie sur la nature des morsures retrouvées sur l'enfant et envoie plusieurs signalements à des hôpitaux psychiatriques. "La morsure était profonde à la poitrine, il y avait une déperdition de chair. Je pensais à de la lycanthropie, des comportements proches du loup...", justifie-t-il des années plus tard. Mais rien n'y fait : en 1992, une première ordonnance de non-lieu est prononcée. 

Plus de deux cents fois, on a pensé être sur la bonne piste. Et puis au dernier moment, tout s'est écroulé.

Le commandant Le Guyader, à la tête de la Section de recherches d'Orléans, en août 1990, à La Nouvelle République

L'émission "Témoin numéro 1" relance l'enquête

Le présentateur Jacques Pradel sur le plateau de l'émission "Témoin numéro 1" sur TF1, le 18 septembre 1996. (PIMENTEL/TF1/SIPA)

Après six ans d'enquête sans résultats, l'affaire tombe peu à peu dans l'oubli. La justice se tourne alors vers un auxiliaire inédit : la télévision. En 1993, le procureur de Blois, Etienne Daures, décide de lancer un nouvel appel à témoins via le petit écran. TF1 est justement en train de préparer "Témoin numéro 1", un programme judiciaire dont le but est de recueillir des témoignages sur des enquêtes criminelles non élucidées. "Je m'en serais voulu de négliger cette dernière chance", confie à l'époque le magistrat au Monde. Un an après le non-lieu, un nouveau témoignage permettrait de rouvrir l'enquête. La chaîne reçoit l'aval du ministère de la Justice et l'appui de la gendarmerie.

On ne menait pas l’enquête nous-mêmes. On se basait sur les informations fournies par la justice pour comprendre le contexte de cette affaire.

Jacques Pradel, présentateur de "Témoin numéro 1"

Pour retracer l'enquête, le journaliste Hervé Hellec et le réalisateur François Hanss retournent alors sur l'autoroute A10. Ils y interrogent gendarmes, magistrats et témoins. lls reconstituent certaines scènes et les mêlent à des interviews d'enquêteurs, d'habitants et de témoins. "C'était la première fois qu'une émission de ce genre se faisait", raconte Hervé Hellec. Si le tournage "n'était pas évident", le journaliste se souvient de quelques anecdotes, amusé : "Pour refaire l'enterrement, l'ancien garde champêtre avait ressorti son uniforme mais avec le temps, sa vareuse était devenue trop étroite. On a dû lui mettre quelques coups de ciseaux."

Je me souviens d'un gendarme qui avait gardé la photo de la petite dans son portefeuille, à côté de celles de ses enfants. Toute la chaîne judiciaire faisait preuve d'une extraordinaire détermination.

Jacques Pradel, présentateur de "Témoin numéro 1"

Le 26 avril 1993 à 20h45, en direct, le sujet sur "La petite fille de l'autoroute" ouvre le premier numéro de "Témoin numéro 1". Sur le plateau orange et bleu, la production a reconstitué un standard téléphonique pour recueillir en direct les appels de témoins. Sobre, le présentateur Jacques Pradel donne le ton et insiste sur le côté participatif de l'émission.

C'est un moment important, peut-être aussi pour notre société. Vous verrez certaines images difficiles, dérangeantes. Vous devez savoir que ça ne sera pas gratuit. En les diffusant, nous pensons que nous permettrons à la justice d'avancer.

Jacques Pradel, lors de la première émission de "Témoin numéro 1"

Le reportage mélange reconstitutions, interviews et extraits de journaux télévisés. Le commentaire insiste sur l'"émotion vive", "les plaies douloureuses" des habitants de Suèvres. A plusieurs reprises, le réalisateur filme du point de vue de la fillette. Dans une séquence, la caméra est ainsi placée au sol, à la place occupée par le corps et la débroussailleuse d'un agent de Cofiroute se dirige vers elle."Je m'étais imaginé le film des dernières minutes avant qu'on découvre l'enfant, explique François Hanss. On avait opté pour un point de vue 'impressionniste', joué sur le point de vue de la petite fille. On avait filmé une petite fille à l'arrière d'une voiture, non identifiable. Cela avait marqué beaucoup de gens à l'époque." 

A la fin du numéro, les journalistes dressent un premier bilan des appels reçus et invitent les témoins à se faire connaître. "Vous pourrez contacter le tribunal de grande instance de Blois, vous trouverez facilement les coordonnées dans le Minitel ou le bottin", lance le journaliste Richard Michel à l'attention du public, sous l'approbation du procureur Etienne Daures assis face à lui. 

Dans les journaux, "Témoin numéro 1" est très critiquée. L'émission est qualifiée de "reality show" judiciaire abusant de "photos du corps supplicié" sur fond sonore de "rires d'enfants" exagérés, décrit L'Express. Le Monde dénonce des "caméras instables", des "images floues", des "comédiens mimant la réalité". Interrogé, le réalisateur François Hanss se défend : "C'était pour aider à la compréhension. Nous l'avions précisé à l'écran." "Les gens disaient qu'on faisait de la délation, admet Hervé Hellec. "France soir avait caricaturé en une Pascal Breugnot [productrice de l'émission] et Jacques Pradel avec un képi sur la tête... Je comprenais ces critiques mais je m'en fichais, le but était de réussir à enfin mettre un nom sur cette tombe", assume-t-il au téléphone. 

Le plateau de l'émission "Témoin numéro 1" de TF1, le 1er décembre 1996. (PIMENTEL/TF1/SIPA)

Malgré les réticences d'une partie de la presse, l'émission réunit 9,5 millions de télespectateurs et "la magistrature et la gendarmerie cautionnent", écrit  L'Express. Seule la police judiciaire refuse de collaborer, justifiant sa distance comme "son seul garde fou", précise à l'époque le magazine. Etienne Daures, le procureur de la République de Blois, se défend dans ses colonnes : "Il y a un phénomène de nationalisation du fait divers. Au début du siècle, un meurtre d'enfant n'était connu que dans sa région, par le journal local. De nos jours, il ouvre le '20 heures'. Il est donc normal de susciter des témoignages sur le plan national."

L'émission récolte 74 témoignages. Quelques pistes sont explorées, comme celle d'une petite Tunisienne disparue dans d'étranges circonstances, mais rien de concret n'aboutit. L'objectif de la justice est toutefois atteint : l'enquête est relancée, la petite inconnue de l'autoroute A10 sort un temps de l'oubli. Mais faute d’éléments nouveaux, une nouvelle ordonnance de non-lieu est prononcée en 1997.

"L'ADN relance l'espoir"

La procureure de la République de Blois, Dominique Puechmaille, lors d'une conférence de presse le 24 septembre 2012. (ALAIN JOCARD / AFP)

Malgré les années, le portrait de la fillette reste affiché dans les locaux de la gendarmerie. Tous les militaires mutés à la section de recherches d'Orléans sont briefés dès leur arrivée sur l'affaire. Quand il en prend la tête en 2004, le colonel Marc de Tarlé constate que l'enquête est "dans une impasse" et que "beaucoup de choses avaient déjà été faites". Dans ce contexte, difficile de garder la certitude qu'un jour, le dossier sera bouclé.

C'est obligé de se dire, à un moment, 'Voilà, on a tout essayé'. Sur trente ans, il y a des moments où les enquêteurs perdent espoir.

Le colonel Marc de Tarlé, ancien patron de la SR d'Orléans

Malgré le découragement, les gendarmes doivent continuer de travailler, sous peine de laisser le dossier sombrer dans l'oubli judiciaire, en raison de la prescription.

Il faut avoir un œil vif sur les dates de prescription (...) Il faut faire vivre le dossier. Vous lancez plusieurs lignes, un filet, et c'est comme ça que vous pouvez ramener une information.

Le colonel Marc de Tarlé, ancien patron de la SR d'Orléans

Pour donner un nouveau souffle au dossier, les enquêteurs s'en remettent encore une fois à la science. "L'évolution des techniques, notamment en matière d'ADN, relance l'espoir d'aboutir un jour, même si cet espoir reste mince", explique la procureure de Blois, Joëlle Rieutort, à L'Express en 2008. En 2007, les scellés sont une nouvelle fois examinés. Un laboratoire privé analyse la couverture, les vêtements et les cheveux de la fillette. Les résultats permettent d'isoler deux empreintes ADN : celle de son père et celle, partielle, de sa mère. Surtout, ils permettent d'interrompre la prescription, qui devait prendre effet la même année. "On a évité une catastrophe procédurale", souligne le juge Georges Domergue, avec le recul. L'ADN de deux autres proches est retrouvé lors de nouvelles analyses, en 2013.

Les propriétaires de ces empreintes ne sont pas identifiés, mais celles-ci sont tout de même inscrites dans le Fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg), créé en 1998. Depuis 2003, "l'enregistrement de l'empreinte génétique des cadavres non-identifiés et des personnes disparues (et de leurs ascendants/descendants)" est autorisé par la loi. Régulièrement, les gendarmes interrogent le fichier, dans l'espoir de trouver un jour une correspondance avec une personne arrêtée.

Ça leur a redonné la foi. Ils en étaient persuadés : maintenant qu'il y a l'ADN, ils vont trouver les coupables.

Philippe Renaud, fait-diversier à La République du Centre

Puisque l'ADN tarde à parler, la procureure de Blois, Dominique Puechmaille, lance un nouvel appel à témoins en 2012. Le cinquième depuis le début de l'affaire. "Vingt-cinq ans après, on compte toujours sur un remords d'un membre de la famille, sur un témoin qui, à l'époque des faits, n'aurait pas fait le lien avec la disparition, un petit élément anodin", avouait-elle.

Le 11 août 2017, à l'occasion des trente ans de la découverte du corps, le procureur Frédéric Chevallier s'exprime de manière presque prémonitoire dans La République du Centre.

Paradoxalement, le temps travaille pour nous. Tôt ou tard, on parviendra à déterminer la famille d'origine de cette enfant.

 Frédéric Chevallier, procureur de Blois, en 2017 dans La République du Centre. 

"Oh ma petite fille, on t'a enfin donné un nom !"

La tombe de la "martyre de l'A10", à Suèvres (Loir-et-Cher), le 14 juin 2018. (GUILLAUME SOUVANT / AFP)

Passionné de voitures, Gilbert Meunier était "dans [son] sous-sol en train de regarder un catalogue de 2 CV", ce jour de juin, quand il a appris la nouvelle. "Ma femme est descendue et m'a dit 'Gilbert, ils ont retrouvé les parents'", raconte, des trémolos dans la voix, l'ancien gendarme, le premier à constater la découverte du corps en 1987. Jeudi 14 juin, le père et la mère de la petite inconnue de l'A10 ont été mis en examen, dans le cadre d'une enquête ouverte pour "meurtre", "recel de cadavre" et "violences habituelles sur mineur de moins de 15 ans".

Un dénouement, après des années d'investigation. "J'étais tellement heureux", dit Gilbert Meunier en s'excusant d'être "un peu ému". Pendant près de trente-et-un ans, malgré ses mutations en Corse ou en Guyane, le militaire a continué à suivre comme il le pouvait les soubresauts de l'enquête. "Ma mère découpait tous les articles dans les journaux et me les envoyait, rajoute-t-il dans un sourire timide. Cette histoire a été le moment le plus fort de ma carrière." 

En 2016, lors d'une énième recherche dans le Fnaeg, l'ADN de la "disparue de l'A10" a été recoupé avec une autre empreinte génétique. Cet ADN, c'est celui d'Anouar Touloub, le frère de la petite fille, condamné à six mois de prison avec sursis en 2016 pour "violences". En remontant cette piste, les enquêteurs découvrent que les parents d'Anouar Touloub ont sept enfants mais n'en déclarent que six après 1987. Ils n'ont signalé aucune disparition. En 1987, Anouar Touloub était âgé de 3 ans, il était le frère cadet de la fillette. "L'inconnue de l'A10" a désormais un nom, elle s'appelle Inass Touloub.

"Quand j'ai appris son nom, j'ai pleuré, confie Geneviève Boisset, la veuve du garde champêtre de Suèvres, les mains tremblantes au-dessus de ses coupures de journaux. Je me suis dit : 'Oh ma petite fille, on t'a enfin donné un nom'".

L'identification n'était pas un soulagement, mais le retour d’un cauchemar. Tout ce que l'on pouvait imaginer sur la souffrance de l'enfant m'est revenu à l'esprit.

Georges Domergue, premier juge d'instruction saisi dans l'affaire

Lors de sa garde à vue, la mère a commencé par dire que sa fille n'était pas morte. Puis, devant le juge d'instruction, elle a affirmé "qu'elle était elle-même victime de violences de la part de son époux, qu'elle pouvait être par moments violente à l'égard d'Inass mais qu'elle n'était pas impliquée dans la mort de cette dernière", selon le récit de l'actuel procureur de Blois, Frédéric Chevallier.

De son côté, "le papa a expliqué qu'il avait vécu un enfer avec son épouse, que celle-ci était violente à son égard comme à l'égard des trois filles, qu'il avait peur de sa femme, qu'il vivait sous sa domination et que lorsque, le 10 août, il est rentré chez lui, il a constaté le corps sans vie de sa petite fille". C'est en partant en vacances au Maroc avec les deux grandes sœurs et le premier né de leurs garçons que les parents, aujourd'hui âgés de 66 et 64 ans, se sont débarrassés du corps d'Inass, au bord de l'A10.

Après l'annonce de l'identification du corps, dans le petit cimetière de Suèvres, la tombe de "la petite inconnue" a été recouverte de fleurs parfumées et de bougies. Un galet portant le nom d'Inass Touloub et les dates "1983-1987" est désormais posé en évidence sur sa tombe. La mairie a reçu une dizaine de dons de France et de l'étranger, pour offrir une sépulture "digne" à la fillette et remercier les habitants de la commune d'avoir "pris soin d'elle" pendant toute ces années.

"Ce dossier a traversé des générations d'enquêteurs", commente le colonel Marc de Tarlé, dans son bureau d'Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), où il est désormais sous-directeur de la police judiciaire au sein de la gendarmerie. Mais malgré ce dénouement, l'enquête est loin d'être terminée et de nombreuses questions restent sans réponse. Qui a infligé les sévices à l'enfant ? Pour quelles raisons ? Pourquoi ses frères et sœurs n'ont-ils rien dit pendant toutes ces années ? Comme le résume Georges Domergue, pour la justice,"maintenant, tout reste à faire".

Texte : Elise Lambert et Lison Verriez

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