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Réforme des retraites : pourquoi les autorités ne communiquent pas de bilan sur le nombre de manifestants blessés

Alors que le ministre de l'Intérieur a fait état de près d'un millier de blessés parmi les forces de l'ordre depuis le recours au 49.3, aucun élément chiffré n'est disponible concernant les civils blessés dans les cortèges.
Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Un manifestant allongé sur le sol lors d'une manifestation contre la réforme des retraites à Nantes (Loire-Atlantique), le 11 mars 2023. (SEBASTIEN SALOM-GOMIS / AFP)

Deux cents blessés selon les organisateurs, sept selon les autorités, dont deux dans le coma. Le décalage entre les bilans des affrontements autour des "méga-bassines", samedi 26 mars à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), illustre bien la difficulté, en France, à recenser en temps réel le nombre de blessés du côté des manifestants lors de rassemblements émaillés de violences. Il en va de même pour les défilés contre la réforme des retraites. Alors que les manifestations pour la dixième journée de mobilisation débutent, mardi 28 mars, aucun bilan du nombre de blessés dans les cortèges depuis le début du mouvement – et surtout depuis l'adoption du projet de loi par le 49.3 le 16 mars – n'a été communiqué par les autorités.

Le Conseil de l'Europe s'est pourtant alarmé d'un "usage excessif de la force" par les policiers et gendarmes depuis quelques jours dans l'Hexagone. Sur les réseaux sociaux et dans les médias, les images de manifestants et de journalistes violentés par les forces de l’ordre se sont multipliées. Depuis le 19 janvier, 17 enquêtes ont été ouvertes à l'IGPN, la police des polices.

"Il faudrait faire le tour des préfectures"

Au ministère de l'Intérieur, on fait valoir que la centralisation du nombre de blessés parmi les civils "est plus complexe (…) car les remontées ne sont pas automatiques comme pour les policiers et gendarmes". Le service de communication de la police nationale confirme qu'il est "compliqué de faire un recensement" des manifestants blessés "à l’instant T", puisque certains ne se signalent pas auprès des services médicaux. "Il faudrait faire le tour des préfectures, qui elles-mêmes se basent sur les chiffres des services de secours", explique-t-on.

Du côté des préfectures, justement, les réponses sont variées. Franceinfo a sollicité celles où les manifestations avaient été particulièrement tendues jeudi dernier. A Rouen, la préfecture de Normandie fait état de 11 manifestants pris en charge par les sapeurs-pompiers ce jour-là, dont une femme "ayant subi des blessures graves à un pouce". Selon des témoignages recueillis par France 3 Normandie, cette trentenaire a eu un pouce arraché par une grenade de désencerclement. Une enquête a été ouverte par le parquet local pour déterminer les circonstances exactes de l'accident.

Des chiffres limités à l'intervention des secours

Les préfectures de Bordeaux (Gironde), où la porte de l'Hôtel de ville a été incendiée, Toulouse (Haute-Garonne), Lille (Nord) et Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), n'ont pas donné suite. Celle de Lorient (Morbihan) n'a comptabilisé que le nombre de forces de l'ordre blessées. En Ile-et-Vilaine, les autorités du département ont relevé "quatre blessés parmi les manifestants, pris en charge par les pompiers pour des blessures légères".

"On peut compter les blessés à partir du moment où une prise en charge par les pompiers est effectuée : c'est notre seule remontée possible." 

La préfecture d'Ille-et-Vilaine

à franceinfo

A Nantes, la préfecture de Loire-Atlantique renvoie également vers le service départemental d'incendie et de secours. "Il n'existe pas de bilan officiel de manifestants blessés, tranche le service communication. Des manifestants peuvent se blesser et par la suite, aller consulter leur professionnel de santé habituel. De fait, le lien entre blessure et manifestation ne peut être établi."

A Paris, les chiffres reposent aussi sur les interventions des sapeurs-pompiers. Du jeudi 16 au vendredi 24 mars, "59 manifestants blessés en urgence relative durant les manifestations ont été pris en charge", a appris franceinfo auprès d'une source policière, qui reconnaît que ce chiffre n'est "sans doute pas exhaustif". "Certains se présentent d'eux-mêmes dans les hôpitaux ou sont pris en charge par les street-medics", ces volontaires qui portent secours aux manifestants blessés, ajoute cette même source.

Un accès des pompiers aux blessés compliqué

Contactés par franceinfo, les hôpitaux de Paris répondent qu'ils ne recensent pas les blessés selon leur provenance. Pour ce qui est des street-medics, leur observatoire national évalue à "250" le nombre de personnes "prises en charge" par les équipes de secours sur le terrain entre le 7 et le 23 mars. Un chiffre qui doit être consolidé et qui ne reflète pas la réalité, selon Vincent Victor, le responsable du projet de l'observatoire. "Toute l'équipe est sous l'eau, on se limite donc aux violences policières les plus manifestes", souligne-t-il. Dans son rapport consacré au bilan du mouvement des "gilets jaunes", l'organisme relevait que seule "une victime sur 10 était prise en charge par les pompiers".

"C'est compliqué de faire intervenir les pompiers en cours de manifestation. Les chiffres des blessés officiels sont extrêmement biaisés et ne représentent qu'une partie des victimes."  

Vincent Victor, responsable du projet de l'Observatoire national des street-medics

à franceinfo

Pour Vincent Victor, qui anime aussi le compte Twitter "Violences policières", les chiffres des autorités sur les blessés du côté des policiers et des gendarmes ne sont pas plus transparents : "Ils sont opaques et invérifiables." Aucune précision sur la nature des blessures ni leur origine n'est en effet communiquée par la place Beauvau, la police ou la gendarmerie, malgré les demandes répétées de franceinfo. 

Un enjeu politique sensible

Encore plus que le nombre de manifestants dans les défilés, qui varie du simple au double selon les sources syndicales et officielles, le chiffre des blessés représente un enjeu politique sensible. Lundi, Gérald Darmanin a annoncé lors d'une conférence de presse consacrée au dispositif de sécurité pour la manifestation du lendemain que 891 policiers et gendarmes avaient été blessés depuis le 16 mars, dont 47 dans les Deux-Sèvres. Du côté des civils, le ministre de l'Intérieur n'a donné aucun élément chiffré. Il s'était félicité sur Cnews, vendredi, qu'il n'y ait "eu aucun mort, aucun blessé grave" parmi les manifestants opposés à la réforme des retraites.

Dans le cadre des "gilets jaunes", il avait fallu attendre cinq mois après le début du mouvement pour que les autorités évaluent à "2 448" le nombre de manifestants blessés, contre "1 797" chez les forces de l'ordre. "Quand il y a une agression contre des policiers et qu'il y a une riposte proportionnée, oui, il peut y avoir des blessés", avait estimé Laurent Nuñez au micro de RTL. Et l'ancien secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Intérieur d'ajouter : "Ce n'est pas parce qu'une main a été arrachée, parce qu'un œil a été éborgné, que la violence est illégale."

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