: Vrai ou faux Refus d'obtempérer : les forces de l'ordre n'utilisent-elles leurs armes que dans 0,5% des cas, comme l'affirme Gérald Darmanin ?
Policiers et gendarmes ont tiré dans environ 200 des quelque 26 000 refus d'obtempérer qu'ils ont comptabilisés en un an. Soit dans 0,76% des cas. Mais ce recours parfois mortel aux armes à feu est en augmentation depuis que son cadre légal a été assoupli.
Sept morts en huit mois. Un contrôle routier a de nouveau connu une issue fatale, le 30 août. A Neuville-en-Ferrain (Nord), un homme a été tué par balles par la police alors qu'il tentait de forcer un contrôle, percutant au passage un agent. Cette série de morts violentes a fait bondir Jean-Luc Mélenchon. "Ce n'est pas normal qu'on tue quelqu'un parce qu'il refuse d'obtempérer", fustigeait déjà en juin le chef de file de La France insoumise sur France Inter. Pourtant, pour Gérald Darmanin, il n'y a pas de quoi s'alarmer : "Les policiers et les gendarmes n'utilisent leurs armes que dans 0,5% des cas" de refus d'obtempérer, un chiffre "statistiquement extrêmement réduit", "vus les risques", a estimé le 1er septembre le ministre de l'Intérieur sur CNews. Le locataire de la place Beauvau dit-il vrai ou "fake" ? Et d'où vient la statistique qu'il brandit ?
«Les refus d'obtempérer augmentent, les forces de l'ordre utilisent leurs armes dans 0,5% des cas», affirme le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin dans #HDPros pic.twitter.com/gCKmMmVnfd
— CNEWS (@CNEWS) September 1, 2022
Plus de 26 000 refus d'obtempérer et environ 200 tirs en un an
Les chiffres publiés par les inspections générales de la police nationale (IGPN) et de la gendarmerie (IGGN) ne contredisent pas les propos de Gérald Darmanin. Contacté par franceinfo, le ministère de l'Intérieur précise qu'en 2021, 26 320 refus d'obtempérer ont été recensés. Et, dans ce contexte, l'IGPN et l'IGGN écrivent dans leurs rapports annuels que la police et la gendarmerie ont effectué respectivement 157 tirs et 44 tirs pour immobiliser un véhicule. Les forces de l'ordre ont donc fait usage de leurs armes à feu dans 0,76% des cas.
Si ce pourcentage peut paraître modeste, il faut toutefois se garder de le minimiser, prévient Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des questions de police et de sécurité. "C'est un chiffre énorme, dénonce le criminologue. Si vous aviez un risque de mourir d'un sur cent quand vous montez dans votre avion, cela voudrait dire que vous avez 1% de chance de vous écraser, ce qui serait extraordinairement important. Le ministre essaie de minorer [ce risque] politiquement, mais en faisant cela, il montre qu'il néglige la valeur de la vie des citoyens." Les rapports de l'IGPN et l'IGGN ajoutent qu'en 2021, quatre personnes sont mortes après un tir lors d'une immobilisation de leur véhicule.
"Il s'agit d'un sujet majeur. Il y a des décès sur la voie publique", renchérit Vincent Brengarth, avocat au barreau de Paris, spécialiste des violences policières. "Les statistiques montrent que, depuis 2017, il y a eu une augmentation de l'utilisation des armes" qui coïncide avec "un changement de la législation" encadrant l'emploi des armes à feu par les forces de l'ordre, analyse l'avocat.
Un usage des armes à feu assoupli depuis 2017
Le cadre des "règles d'usage des armes" des agents de la police nationale et de la gendarmerie a été revu par un texte publié en mars 2017 : l'article L435-1 du Code de la sécurité intérieure, qui définit précisément les circonstances durant lesquelles les fonctionnaires sont autorisés à ouvrir le feu. Au quatrième paragraphe de cet article est notamment stipulé que les agents "peuvent faire usage de leurs armes en cas d'absolue nécessité et de manière strictement proportionnée (...) lorsqu'ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l'usage des armes, des véhicules dont les conducteurs n'obtempèrent pas à l'ordre d'arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d'autrui".
Et selon l'IGPN, en 2017, l'année d'entrée en vigueur de cet article L435-1, le nombre de tirs contre des véhicules en mouvement a augmenté de près de 47% par rapport à 2016, avant de diminuer les années suivantes, mais en restant supérieur au nombre de tirs observés chaque année avant la promulgation de ce texte.
Pour Sebastian Roché, cette hausse s'explique avant tout parce que l'article L435-1 est "flou". Selon le chercheur, désormais, "un policier ou un gendarme peut tirer sur une personne qui n'obtempère pas et qui va probablement causer des dommages graves, soit au policier, soit à un tiers. En gros, un policier peut tirer, si en une seconde, il est capable d'évaluer la dangerosité future du comportement d'une personne, ce qui est impossible à faire." Contrairement à l'ancien cadre de la légitime défense, qui régissait plus strictement l'usage de la force armée, l'article L435-1 génère, selon Vincent Brengarth, une "imprécision" par rapport à la manière dont les armes peuvent être utilisées en se reposant sur "une part d'appréciation des fonctionnaires".
Le contrôle routier, "l'action de police la plus dangereuse"
La mise en place de l'article L435-1 avait cependant été réclamée par les fonctionnaires de police eux-mêmes. "La notion de légitime défense était [auparavant] trop réductrice et contraignait un policier à mettre sa vie en danger" en prenant trop de temps avant de décider de tirer en cas de refus d'obtempérer, justifie Frédéric Lagache, délégué général du syndicat Alliance Police nationale. "Aujourd'hui, le contrôle routier est l'action de police la plus dangereuse. C'est là où il y a le plus de risque d'être blessé pour un policier ou un gendarme", confirme Thibault de Montbrial, avocat au barreau de Paris spécialisé dans la défense des policiers. Selon Gérald Darmanin, cité par Le Figaro, plus de la moitié des décès en service de policiers et gendarmes étaient effectivement dus à des refus d'obtempérer en 2020.
"La police tire un peu (mais pas beaucoup) plus qu'avant, parce qu'elle est exposée à une violence qui, depuis quelques années, est complètement débridée et exponentielle", liée à une crise de l'autorité et de la société, juge Thibault de Montbrial. "Il faut mettre en perspective qu'il y a une explosion du nombre de refus d'obtempérer donc, forcément, vous avez une augmentation statistique des situations de danger qui entraînent un tir", ajoute également l'avocat. Selon Le Monde, les agressions contre les policiers ont plus que doublé en 20 ans et les refus d'obtempérer ont bien augmenté de 46,6% de 2010 à 2020, d'après l'Observatoire national interministériel de la sécurité routière (Onisr).
"ll y a une crise dans la manière de faire de la police", rétorque Sebastian Roché. "Il faudrait comprendre pourquoi en France, on a sept morts en huit mois, alors que dans les pays voisins, qui ont aussi une délinquance très ressemblante à la France, la police tue moins", insiste le chercheur. Le Figaro rapportait à titre d'exemple que la police norvégienne n'avait tiré que deux balles en 2014. Il est nécessaire "d'examiner les conditions d'usage des armes, sans condamner a priori chaque tir", suggère le criminologue. Or "le ministère de l'Intérieur n'est pas en capacité de produire un document précis qui analyse la manière dont se produisent les contrôles [routiers] et les facteurs de risque associés à ces contrôles. Il y a uniquement un ministre qui nous fait un calcul d'un taux en disant que ce n'est pas grave alors que c'est très élevé. Le débat est d'une très grande pauvreté", déplore le sociologue.
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