Hommage aux victimes de l'attentat de Nice : "Il faut faire passer un message de paix, même si c'est dur"
Fatima Charrihi a été la première victime du terroriste, le soir du 14-Juillet, sur la promenade des Anglais. Ali, son fils aîné, tente de surmonter sa douleur pour lancer un appel à la tolérance.
Ali Charrihi a commencé à coucher ses idées sur le papier. Il prépare le discours qu'il espère lire, samedi 15 octobre, lors de l'hommage national aux victimes de l'attentat de Nice, trois mois après la tragédie. En ce début d'après-midi, il pleut des trombes d'eau. Le déluge a contraint les organisateurs à reporter d'une journée la cérémonie, ce qui laisse à Ali un peu plus de temps pour écrire son texte. "Je veux rendre hommage à ma mère et, à travers elle, à toutes les victimes", explique-t-il. "Ce moment-là, ça va permettre une communion entre toutes les familles de victimes, parce que maintenant, on est tous de la même famille : la famille des endeuillés et des traumatisés."
Le 14 juillet au soir, les Charrihi, comme tant d'autres familles niçoises, s'apprêtaient à quitter la promenade des Anglais après le feu d'artifice, lorsque le camion a surgi. Saïd, le cousin d'Ali, ne sait toujours pas comment il a fait, mais il a eu la présence d'esprit de prendre Oumaya, la petite dernière d'Ali, dans ses bras, et de sauter par-dessus le parapet en direction de la plage. Il a atterri sur le flanc entre les rochers. Le sable a amorti sa chute. La fillette de deux ans a eu la respiration coupée. Croyant l'avoir tuée, Saïd a hurlé de douleur.
"Maman, réveille-toi"
L'enfant a repris son souffle en criant. Saïd s'est redressé, ignorant sa propre souffrance, et l'a auscultée rapidement. Elle n'avait que quelques égratignures à la tête et au coude. Il l'a tendue à sa mère, Houria, restée sur la promenade. La jeune femme se trouvait derrière un banc contre lequel le camion a buté. Elle a eu la vie sauve. "Je n'ai vu que du blanc", a-t-elle dit aux policiers. Elle se souvient aussi d'"un bruit sourd". En poursuivant sa course folle, le camion frigorifique a emporté la mère d'Ali. Ce soir-là, Fatima Charrihi, 55 ans, mère marocaine, berbère et musulmane de sept enfants, installée à Nice depuis une trentaine d'années, a été la première victime de l'attentat.
Ali et son père, eux, étaient retournés à leurs voitures. Adam, 7 ans, le fils aîné d'Ali, regardait le paysage défiler par la vitre ouverte, heureux de sa soirée. Son grand-père l'avait laissé s'asseoir à l'avant. Soudain, un camion blanc les a doublés "à fond". Adam "a tout vu". Les corps fauchés, projetés en l'air, écrasés… Son grand-père a freiné d'un coup sec, pris son petit-fils avec lui et couru en direction des siens. Ali, lui aussi, a accouru.
Avant d'atteindre le corps de sa mère, Ali a dépassé une dizaine de cadavres. Parmi les images qui le hantent, il y a "ce père qui tenait son fils, qui essayait de remettre le cou aplati en place, comme avec une poupée". "C'était un geste de désespoir. On voyait bien que l'enfant était parti", raconte Ali.
Ce sont des scènes de guerre qu'on a vu. Je n'avais jamais vu un mort de ma vie et je suis passé de zéro à quatre-vingt-six.
"Mes deux garçons et ma fille étaient là. Ils m'ont vu en train de crier : 'Maman, réveille-toi !' Ils ont vu les secouristes essayer de réanimer ma mère. A la fin, les pompiers m'ont juste dit : 'Monsieur, regardez son oreille.' J'ai regardé et j'ai vu qu'il y avait du sang qui sortait, et je voyais que c'était une hémorragie cérébrale. J'en pleurerai toute ma vie." Les Charrihi sont restés toute la nuit sur la promenade à veiller sur la dépouille de Fatima. A quelques mètres d'eux, il y avait un autre défunt. "J'aimerais bien savoir qui c'était", glisse Ali.
Des séquelles qui envahissent le quotidien
Cette nui-là, "le pilier de la famille est parti". Depuis, il n'y a plus qu'un "énorme vide" chez ses sept enfants et une famille "abîmée". Ali est incapable de reprendre le travail. Son cousin, Saïd, ingurgite une demi-douzaine de médicaments différents : antidouleurs, antidépresseurs, calmants… Il a perdu onze kilos et n'a pas pu trouver le sommeil trois nuits d'affilée. Ali, lui, essaie de ne pas prendre trop de "cachetons", sauf "de temps en temps", quand il "n'arrive pas à dormir". Et pour évacuer, il fait beaucoup de musculation. Ses enfants, eux, sont suivis par des psychologues. "On a dû leur dire la vérité, avec des mots simples. Ça a été très difficile", reconnaît-il.
On avait commencé à faire une belle vie, avec ses hauts et ses bas comme tout le monde. On n'avait pas à se plaindre. On était heureux. Maintenant, on a une plaie qui ne se refermera jamais vraiment.
Les séquelles envahissent le quotidien. Ali ne supporte plus la foule et, pour surmonter son stress, sa femme, Houria, évite les heures d'affluence au supermarché. Désormais, Ali conduit "comme un pépé" et, même à pied, passe son temps à regarder derrière lui. Il n'est retourné sur la promenade des Anglais qu'"une seule fois". "Ca a été tellement difficile que je ne suis pas resté, j'étais en larmes, submergé par les émotions", élude-t-il. Quand il passe à proximité en voiture, son fils se cache pour ne pas la voir et lui dit : "Sors, papa, il y a le camion blanc."
"Pour mon père, c'est encore pire", confie Ali. "Il n'est plus le même. Chaque jour, quand il rentre du travail, il replonge dans une grande tristesse, parce que tout lui rappelle l'avant de ce 14-juillet, où il vivait heureux avec ma mère, une vie pleine d'amour."
"Dans des moments exceptionnels, on devrait mettre les polémiques à l'écart"
L'agent de sécurité incendie éprouve encore "beaucoup de culpabilité". Lui qui, à son travail, a sauvé la vie de dames octogénaires en leur faisant des massages cardiaques n'a pas réussi à sauver celle de sa propre mère. Et ça, "ça fait mal". "Au début", il a aussi ressenti "de la colère". Plus maintenant.
"En tant que père de famille, en tant que musulman qui a été éduqué dans la véritable foi, comme le souhaitait ma mère qui nous a toujours inculqué la patience, la tolérance, je me dis : 'Ca sert à rien, ça te consume et ça traumatise encore plus ta famille qui l'est déjà, ça n'amènera à rien.'", commente-t-il.
Désormais, il n'a plus que "de la peine" et "de la tristesse", mais il entend "aller de l'avant". Ali aimerait quand même voir les images de vidéosurveillance, même s'il sait que "ça va être dur", pour "savoir la vérité", "comment ça s'est vraiment passé", car pour l'heure, il n'a "que des mots".
Mais, tranche-t-il aussitôt, "ça ne sert à rien de polémiquer sur les responsabilités. Le premier responsable, c'est ce malade. Dans des moments aussi exceptionnels, on devrait mettre tout ça à l'écart." Il déplore les difficultés rencontrées par son cousin pour que le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme prenne en charge ses frais médicaux et regrette le peu de contacts qu'il a avec les autres familles de victimes. Il souhaiterait des réunions pour combattre cette solitude face à la douleur.
C'est dommage qu'il n'y ait que pendant les hommages que l'on puisse se retrouver. On sent qu'on n'est pas seul, ça aide un peu à se reconstruire. Et encore, on n'a pas le temps de se parler vraiment, de partager notre peine.
Sa sœur, visée par des propos racistes après l'attentat
Aujourd'hui, Ali veut faire vivre l'héritage de Fatima, cette "maman autoritaire, mais pleine d'amour pour ses enfants et de compassion pour les autres", qui "respectait le pays où elle vivait". "Notre mère nous a éduqués dans le partage, la générosité. Elle nous a toujours dit qu'il fallait aimer son prochain, quelle que soit sa religion, parce qu'on est tous des humains", raconte Ali. "La France cultive ce vivre-ensemble, cette fraternité entre les religions, les couleurs de peau, les rangs sociaux. Et les extrémistes, c'est cette union qu'ils veulent détruire."
"Nous, les musulmans de France, on n'a rien à voir avec ça. Et si on peut combattre ces extrémistes, on le fera de toutes nos forces, avec tout le reste de la population française", affirme celui dont une des sœurs a été la cible de propos racistes quelques jours après l'attentat, alors qu'elle participait à un hommage improvisé aux victimes sur la promenade des Anglais.
Du Vatican, où il a rencontré le pape François en compagnie d'autres victimes, il garde le souvenir du "magnifique discours sur la paix" du souverain pontife qui leur a dit : "On ne combat pas la haine par la haine, mais par l'amour." Il n'a pas oublié non plus cette religieuse qui a vécu l'attentat de Saint-Etienne du Rouvray qu'il a enlacé et avec qui il a pleuré. "Cette fraternité entre les religions, c'est important en ce moment", insiste-t-il. "La France, c'est ça aussi : la laïcité mais aussi la tolérance, la liberté et l'égalité qui créent la fraternité. Tout a commencé le 14 juillet 1789. Et j'espère qu'avec le 14 juillet 2016 naisse un nouvel élan pour plus de tolérance."
"Je pense que j'ai une mission, maintenant"
Ali répond à toutes les sollicitations des journalistes. Il parle pour ceux qui n'y arrivent pas. "Je pense que j'ai une mission, maintenant", déclare-t-il. Il songe à créer une association, à aller dans les collèges et les lycées pour lutter contre la radicalisation, quand les hommages seront terminés et qu'il aura un peu plus de temps. Il cite en exemple Latifa Ibn Ziaten, cette mère d'un militaire tué par Mohamed Merah.
"Notre mère aurait voulu ça", assure-t-il. "Lutter contre les amalgames, les préjugés. Faire passer un message de paix, de compassion, de fraternité. Notre combat est là, maintenant. C'est cela qu'on attend de cet hommage. Il faut faire passer le message, même si c'est dur. J'aurai toujours mes nuits blanches, où je serai encore seul. Je pleurerai en silence, et c'est comme ça que je me viderai. Après j'irai à mon sport, je m'occuperai de mes enfants, et le temps passera."
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