Attentats de Paris : l’état d’urgence est-il forcément abusif ?
La politiste Vanessa Codaccioni, auteure de l'essai "Justice d’exception : l’Etat face aux crimes politiques et terroristes", analyse pour francetv info les conséquences du recours à l'état d'urgence.
Déclaré quelques heures après les attentats qui ont fait 130 morts à Paris, vendredi 13 novembre, l'état d'urgence a été prolongé pour trois mois par un vote du Parlement. Avec lui, l'Etat dispose d'un arsenal de mesures destinées à lutter contre le terrorisme. Plus de 2 000 perquisitions ont été menées, des dizaines de personnes ont été assignées à résidence et trois mosquées ont été fermées depuis l'instauration de l'état d'urgence. Des magistrats, des citoyens visés, des militants et quelques responsables politiques dénoncent des dérives.
Pour Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférence en sciences politiques à l’université Paris-VIII et auteure de Justice d’exception : l’Etat face aux crimes politiques et terroristes (2015, CNRS Editions), le recours à l'état d'urgence, qui devrait bientôt être inscrit dans la Constitution, comporte des risques à long terme pour la démocratie.
Francetv info : A quoi sert l’état d’urgence ?
Vanessa Codaccioni : C’est une mesure qui permet au gouvernement de gérer une crise aiguë, précise et ponctuelle. L'état d'urgence a été créé en 1955, pour gérer les revendications d’indépendance en Algérie, après une vague d’attentats perpétrés par le Front de libération nationale algérien. En 1961 il a été utilisé pour faire face aux tentatives de putschs des généraux, à Alger, et a duré deux ans. Le recours le plus récent remonte à 2005, pendant la crise des banlieues. L’institution de l’état d’urgence donne énormément de pouvoir à l’administration et à la police, contrairement à l’état de siège, qui impliquerait de donner le pouvoir à l’armée. L’état d’urgence permet au gouvernement de gagner du temps et de l’efficacité, en contournant le pouvoir de la justice et en gérant les événements avec la police et les préfets.
Le procureur de la République doit tout de même être informé des procédures…
Dans le cas des perquisitions, par exemple, personne ne lui demande son accord, il doit simplement être prévenu. C’est un contournement de la justice que l’on l’observe de plus en plus dans le cadre de la lutte antiterroriste. C’est valable aussi pour la loi sur le renseignement, votée en juillet 2015. De nombreux dispositifs d’exception qui existaient déjà, dans l’ombre, ont été légalisés et le contrôle de certains actes de surveillance a été confié au Premier ministre plutôt qu’à la justice.
La prolongation de l’état d’urgence pour trois mois, voire plus, fait débat. Mais la loi de 2015 introduit surtout des modifications. Lesquelles ?
Il n’est pas surprenant que l’état d’urgence ait été instauré et immédiatement prolongé. Dans l’histoire, il a toujours été prolongé. Pendant la guerre d’Algérie, il a duré deux ans, du 23 avril 1961 au 31 mai 1963. Ce qui est étonnant et inédit, c‘est la modification immédiate de la loi. Et certaines dispositions introduites sont inquiétantes. Par exemple, les perquisitions qui sont contrôlées par l’administration et pas par la justice. Le préfet autorise la police à pénétrer, de jour comme de nuit, n’importe où.
Plus inquiétantes encore sont les assignations à résidence "lorsqu’il y a des raisons sérieuses de penser que le comportement d’un individu constitue une menace pour l’ordre et la sécurité publics". Cette définition extensive est extrêmement floue. Que signifie "penser" ici ? Et comment prouver que "la police n’a pas pensé que". C’est très difficilement attaquable. Les quelques recours de justiciables contre des assignations à résidence ont d’ailleurs été rejetés.
La troisième disposition qui m’inquiète beaucoup, c’est la dissolution des organisations. Dans le droit commun, il existe pourtant déjà une loi, votée en 1936. Avec l’état d’urgence voté en 2015, l’Etat peut dissoudre une organisation "dont les actes troublent gravement l’ordre public". Mais n’importe quelle association qui organise une manifestation, qui peut dégénérer, trouble l’ordre public. Le gouvernement français a donc inscrit dans le droit cette disposition très dangereuse et qui va pouvoir être réutilisée.
N’importe quelle association politisée peut donc en faire les frais ?
Je vois mal un gouvernement de gauche dissoudre un syndicat ou le planning familial, par exemple. Mais je me demande comment ces dispositions seront réutilisées plus tard. L’exception, en général, touche progressivement des cibles qui n’étaient pas du tout visées au départ. La loi sur la dissolution des associations émane du gouvernement du Front populaire et visait, en 1936, les organisations ou ligues d’extrême droite, mais après Mai-68, elle a été utilisée contre une dizaine d’organisations d’extrême gauche. Sans parler de la dissolution du Parti communiste français, en 1939, ou du PC algérien, en 1955, qui a plongé leurs membres dans la clandestinité.
N’est-ce pas déjà le cas avec les opposants à la COP21, privés de manifestation et assignés à résidence ?
Je pense que ces manifestations auraient été interdites, état d’urgence ou pas. Depuis le début des années 2000, tous les sommets internationaux donnent lieu à des mesures dérogatoires et à une radicalisation de la répression et du maintien de l’ordre : fermeture de frontières, fichage de militants… Dans ces circonstances, les activistes sont assimilés à des terroristes. Avec l'état d'urgence, on va encore plus loin, puisqu'on radicalise un maintien de l'ordre déjà très répressif. On ajoute d'autres possibilités comme l'assignation à résidence des militants.
Comment expliquer que la prorogation de l’état d’urgence ait été votée très vite, à une écrasante majorité (seulement 6 voix contre et une abstention) ?
C’est assez incroyable et pourtant peu étonnant. Rappelons qu’en 1955, plus de 200 députés communistes et socialistes s’étaient opposés à l’état d’urgence. On en est très loin. Mais cela s’explique. Les députés votent dans un contexte émotionnel très fort, après des attaques de kamikazes qui ont fait 130 morts, un drame sans précédent sur le territoire français, qui les oblige à réagir. Les députés ne peuvent pas se permettre de ne rien faire, ni de s’opposer à toute disposition sécuritaire, car cela leur serait reproché par les électeurs.
Surtout et malheureusement, il n’y a plus de débat aujourd’hui sur la lutte antiterroriste. La plupart des hommes et femmes politiques sont généralement d’accord pour renforcer toujours plus l’arsenal répressif. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, il n’y a même plus de clivage entre la gauche et la droite sur ces questions.
D’où vient ce consensus ?
Il faut remonter au milieu des années 1980. Les multiples attentats qui ont frappé la France depuis cette époque, puis dans les années 1990, ont montré que le dispositif antiterroriste existant ne fonctionnait pas. Il fallait donc l’améliorer. C’est pourquoi il y a eu 14 lois antiterroristes depuis 1986. D’un point de vue politique et dans le contexte du développement de l'idéologie sécuritaire, la gauche ne veut plus apparaître laxiste sur les questions de sécurité et en a donc fait une priorité nationale depuis la fin des années 1990. En face, la droite ne veut pas se laisser déposséder de son thème de prédilection. C’est comme cela que l’on arrive au consensus.
Les Français semblent y adhérer largement. Selon un sondage récent, 84% sont prêts à restreindre leurs libertés pour davantage de sécurité…
Il y a évidemment la peur, tout à fait légitime, de nouveaux attentats qui justifie ce soutien. Mais surtout, la plupart des gens considèrent que leurs libertés ne sont pas du tout rognées : en effet, la plupart ne seront jamais touchés par ces dispositions. Quelqu’un qui ne manifeste jamais n’est pas gêné par l’interdiction de manifester. Si les gens y sont favorables, c'est aussi parce qu'ils n'en subiront jamais les effets.
La philosophe américaine Judith Butler écrit dans Libération : "Il semble que la peur et la colère puissent conduire à se jeter violemment dans les bras d’un Etat policier". Est-ce un vrai risque aujourd’hui en France ?
Je ne pense pas qu’on en soit encore là et il faut être prudent avec cette expression. Mais il faut garder à l’esprit que la lutte contre le terrorisme est de plus en plus utilisée pour museler une opposition radicale. C’est le cas dans l’affaire de Tarnac. La législation antiterroriste a été appliquée à ces militants, puis, juste avant le procès, la qualification de terrorisme a été abandonnée. Mais ils ont bien été traités comme des terroristes, gardés à vue, emprisonnés… Donc il s’agit tout de même d’un Etat qui radicalise la lutte antiterroriste, qui assimile activisme et terrorisme et qui militarise sa police.
Peut-on dire que l’état d’urgence est inévitablement abusif ?
Oui, c’est une disposition d’exception, dérogatoire au droit commun. Il est liberticide, puisque son objectif même est de contrôler une population, un territoire, des idées. Il est en outre discriminant, car il divise la population entre ceux qui sont protégés et ceux qui ne le sont pas. Il est donc par définition abusif.
Peut-on vraiment sortir de l’état d’urgence ? Une fois levé, qu’en reste-t-il ?
Il reste ce que j'appelle des "traces d’exception". Toute disposition utilisée à un moment de crise va laisser des traces. Si une mesure a été considérée comme efficace, elle sera remobilisable et remobilisée. Surtout, une fois sorti de l’état d’urgence, il restera dans notre droit la modification de la loi de 1955, qui a été votée sans débat en même temps que sa prolongation. Avec des dispositions vagues et inquiétantes.
Plus grave encore est la volonté de l’exécutif aujourd’hui de constitutionnaliser l’état d’urgence, c’est-à-dire de l’inscrire dans la Constitution avec de nouvelles dispositions. Et il faut attendre les textes bientôt présentés par le gouvernement, mais ce dernier souhaite étendre les conditions de déchéance de la nationalité. On voit donc que cette période va marquer l’histoire politique, policière et judiciaire française.
C'est tout ceci qui me préoccupe : que vont devenir toutes ces dispositions ? Petit à petit, l'état de droit est rogné de l'intérieur par le recours à l'exception et l'état d'urgence laisse des mesures qui perdureront après sa levée. On ignore qui sera au pouvoir dans dix, vingt ou trente ans, et donc comment et contre qui ces mesures seront utilisées.
D’ailleurs, quand et pourquoi lève-t-on l’état d’urgence ?
En principe, on lève l’état d’urgence quand la crise est réglée. Mais en réalité, la menace terroriste n’aura certainement pas disparu dans trois mois, ni dans six mois. Il est probable que l’état d’urgence soit donc levé quand toutes les perquisitions jugées nécessaires auront été effectuées, mais surtout quand les suspects en fuite auront été arrêtés. Au-delà, il sera difficile de justifier le maintien de l’état d’urgence.
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