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Procès du 13-Novembre : le journal de bord d'un ex-otage du Bataclan, semaine 8

Article rédigé par franceinfo - David Fritz-Goeppinger
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Le Palais de justice de Paris, photographié par David Fritz-Goeppinger lors du procès des attentats du 13-Novembre. (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)

David Fritz-Goeppinger fait partie de la douzaine de personnes prises en otage par les terroristes au Bataclan. Photographe, il tient son journal de bord pendant toute la durée du procès des attentats du 13-Novembre.

Le 13 novembre 2015, David Fritz-Goeppinger est au Bataclan lorsque la salle de concert est attaquée par trois hommes, armés de fusils d'assaut et de ceintures explosives. "Plus jamais de ma vie je n'oublierai ces visages", confie David. Pris en otage pendant deux heures et demie, il pense à chaque minute que son heure est venue. Jusqu'à l'assaut des policiers de la BRI. Cette nuit-là, les attaques coordonnées sur le Stade de France, des terrasses du 10e et 11e arrondissement de Paris et le Bataclan, font 130 morts, dont 90 dans la salle de concert, et plus de 400 blessés. Près de six ans plus tard, c'est le procès de ces attentats qui se tient à Paris. David Fritz-Goeppinger, aujourd'hui photographe, a accepté de partager via ce journal de bord son ressenti, en image et à l'écrit, durant les longs mois que va durer le procès historique de ces attentats du 13-Novembre qui ont marqué la France. Voici son récit de la huitième semaine.

>> Le journal de la septième semaine

>> Le journal de la neuvième semaine


La solastalgie

Le Palais de justice de Paris, photographié par David Fritz-Goeppinger lors du procès des attentats du 13-Novembre. (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)

Vendredi 29 octobre. Après une courte nuit et une matinée déjà très chargée, c'est sous la pluie que je me rends sur l’Île de la Cité. En marchant, je regarde mon café prendre l’eau. Malgré une fatigue latente, je me sens soulagé. Le titre du billet d’hier continue de se rappeler à mon souvenir : exsistere, "sortir de". Sortir de quoi ? Sortir de l’inertie du procès et du flot d'émotions qui nous submergent et nous emportent sur des rivages inconnus.

Aujourd’hui à la barre, nous entendons deux présidents d’associations d’aide aux victimes (la Fenvac et l’AFVT) ainsi que des experts de diverses professions qui ont été au contact des victimes. Comme souvent, c’est aux côtés de Gwendal que je m’installe, il me regarde en souriant et me lance : "J’ai pris ton mur !".

Je prends des notes sur mon carnet en écoutant la présidente de la Fenvac, madame Desjeux, et me replonge dans les souvenirs du cabinet de ma psychologue. Je me souviens des jours comme aujourd’hui, où, sous la pluie, je traînais des pieds pour m’y rendre. Au fil des rendez-vous avec elle, nous sommes devenus des sortes de spéléologues de mes souvenirs traumatisés. Le traumatisme, ici, fait référence aux blessures psychiques liées à l'événement et non l’événement lui-même. Lorsque j’étais enfant, au moindre petit rhume, je cherchais absolument à apprendre et comprendre quels étaient les symptômes et pourquoi ils survenaient. J’ai commencé à faire la même chose durant mon suivi avec ma psychologue. À grand renfort de recherches internet et de lectures concernant le mal qui me rongeait. Regarder le trauma dans les yeux pour mieux le combattre.

Je profite de cette journée qui contraste avec les précédentes pour prendre des pauses régulièrement et me perd littéralement dans la salle des pas perdus pour y préparer ce billet. Je commence par la photographie et repense à celle que vous pouvez voir plus haut. Je l’ai prise fin septembre, il faisait encore doux. Ce sont les barreaux de la main courante de l’escalier qui donnent accès au Palais, rue du Harlay. J’y vois les piliers de mon existence, de mon for intérieur.

Je reprends ma place dans la salle principale et attends impatiemment la déposition des psychiatres afin d’apprendre, encore. Lorsque la déposition du premier psychiatre débute, je prends des notes compulsivement dans mon carnet et j’ajoute de nouveaux mots à mon lexique autour du traumatisme : traumatisme vicariant, réactivation, névrose d’effroi et névrose traumatique...

Je termine l’écriture de ce billet dans la salle des criées qui semble bien vide aujourd’hui, le bourdonnement des claviers est plus discret et les journalistes écoutent attentivement les déposants. Je suis assis au fond de la salle. Être le mauvais élève, toujours. La seconde psychiatre prend place et je poursuis ma prise de notes, mais mentale cette fois-ci. Lorsqu’elle démarre, je n’ai toujours pas de titre pour ce billet et je l’entends utiliser l’expression de "solastalgie" en expliquant qu’il est utilisé par les écologistes pour désigner la détresse psychique ou existentielle face aux changements climatiques. Elle dira, à ce sujet : "La nostalgie d'un monde qu'on aime mais qui n'est plus le même. Pour toutes les victimes de l'attentat, le monde ne sera plus jamais le même." Face à la justesse de l’analyse du docteur Wong, j’ai l’impression qu’elle a elle-même trouvé le titre de ce billet.

Comme hier, je pourrai écrire toute la soirée tant j’ai l’impression que mes pensées voyagent vite. Mais il est temps de quitter le Palais pour que le quotidien refasse surface et qu’enfin je puisse me reposer. La salle des criées est toujours parsemée et la lumière du jour a changé de température, j’ai l’impression qu’il pleut toujours. Novembre arrive.


Exsistere

Arthur Dénouveaux, président de Life for Paris, et Philippe Duperron, président de 13Onze15. Paris, octobre 2021 (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)

Jeudi 28 octobre. Après un jour de repos qui m’a semblé être une véritable bulle d'oxygène, je reprends la route du Palais. Ce matin j’ai rendez-vous avec Arthur Dénouveaux, président de Life for Paris et Philippe Duperron, président de 13onze15. Je les rejoins aux alentours de midi. Derrière cet échange de regards complices se cachent deux hommes dont le vécu diffère mais qui portent la même responsabilité : représenter les victimes.

Lorsque je passe les portes du Palais, j’ai l’impression de ne plus être le même. Le souvenir de ma déposition a cessé de me hanter. Le temps qui passe me pousse à analyser l’impact que ce "dépôt" a eu sur mon quotidien et ma vie. Les six dernières années, j'ai plusieurs fois eu l’impression que le boulet que je portais au pied fluctuait. Ces changements de masse et de texture interviennent toujours après des changements importants dans ma vie, reprise d’une activité, rencontre et parfois pour des événements anodins. L’effet de cette déposition est différent, j’ai l’impression qu’elle a transformé le cœur et la forme du boulet.
 
Cette transformation, toujours en cours, est en fait très concrète : c’est la tenue de ce journal. L’idée initiale derrière celui-ci est de reprendre le cours de mon existence grâce aux mots, afin de redevenir sujet, comme disait Aurélia. En entrant dans le prétoire je croise la route de Nancy, nous bavardons quelques instants quand la sonnerie d’école retentit, il est temps de s’asseoir, la cour entre. Je m’installe près de Gwendal Mondeguer et sors mon sixième carnet.
 
Le président appelle Arthur à la barre, je le regarde s’avancer face à la cour et demander l’autorisation de retirer son masque pour prendre la parole. Il a décidé de projeter une vidéo du concert prise avec son téléphone, il est 21h07. Sur celle-ci, la fête bat son plein et on distingue des dizaines de mains se lever et des gens danser en rythme sur le morceau Only Want You, des Eagles. Sur ce court clip, pas de terrorisme, juste de la vie et une fête qui semble inarretable. Comme l’illustre sa vidéo, Arthur était dans la fosse du Bataclan lorsque les tirs ont commencé. Il évoque les pétards mais comprend vite qu’il s’agit de tirs. Six ans après, son esprit a censuré l’attentat : "J'ai des souvenirs très parcellaires de la fosse, davantage des formes et des sensations." Le surgissement du terrorisme dans sa vie prendra la forme d’un déni. Les jours qui suivent il se sentira davantage témoin que victime. C’est le 27 novembre aux Invalides durant l'hommage national aux victimes des attentats du 13-Novembre qui signera la fin du déni et le début d’une longue reconstruction.

Arthur est attaché aux mots autour du statut de victime. Afin d’être le plus exact possible il va jusqu’à donner l’étymologie du mot "exister", exsistere en latin : "sortir de", exister après le terrorisme, exister, tout court. Il a publié un livre qui m’a accompagné juste avant l’arrivée du Covid dans nos vie. Coécrit avec Antoine Garapon chez Gallimard, Victime, et après ? tente de dresser le portrait de la place qu’a la victime dans la société. Ce matin, avant de venir, je lui ai demandé de choisir un chiffre entre 4 et 43 afin de chercher dans son ouvrage une citation de son livre, il a naturellement choisi la page 13, voici l’extrait :

"À rebours, l’un des objectifs des associations de victimes est de participer activement à l’amélioration de la place de la victime dans le procès pénal ; et, contrairement aux idées reçues, elles ne vont pas systématiquement dans le sens de la répression."
 
Il poursuit avec sa deuxième casquette, celle de président de l’association Life for Paris et décrit la plupart des actions et missions qu’elle porte. Dans sa déposition, Arthur a soulevé la question de la non diffusion des audios et de certaines images du Bataclan durant l’attentat. À la fin, le président, grâce à son pouvoir discrétionnaire, annonce qu’une partie de l’audio qui comporte les revendications et où on entend mon échange avec un des deux terroristes va être diffusée.

Avant de lancer l’audio, le président et un avocat des parties civiles préviennent les personnes qui suivent les débats que le document est difficile à écouter. En quelques secondes, le prétoire change d’ambiance. Six années à vivre avec ces sons. À les entendre sans les inviter dans les conversations, à m’accompagner dans des lieux où ils ne devraient pas exister. À l’écoute de l’audio, je me rends compte que tous mes souvenirs étaient justes et dans l’ordre, et que les voix qui me hantent ont bel et bien existé. Assis au cinquième rang droit de la salle d’audience, je me replonge dans mon traumatisme. L’écoute, inattendue, de ce document, me fera l’effet d’un seau d’eau glacée en pleine figure, mais au fond de moi, je sens des blocs de mémoire se déplacer et changer de forme.

Arthur quitte la barre après avoir répondu aux questions de tous les acteurs du procès, j’en profite pour sortir quelques instants échanger avec un ami chercheur.

À mon retour dans le prétoire, Philippe s’exprime face à la cour. Je l’ai aussi vu, il y a quelques jours, déposer non pas en tant que président d’association mais en tant que père d’une victime décédée. J’ai du mal à suivre sa déclaration, mon esprit est totalement emporté par l’audio du Bataclan. Mon cerveau tourne à mille à l’heure. En entendant les mots de Philippe, je me rends compte que malgré le fait que les entités associatives soient différentes, les mêmes mots reviennent : rassembler, procès, mémoire, deuil. Philippe dénonce la réutilisation politique des victimes du terrorisme, mais aussi de la déradicalisation et des enjeux du procès. Les mots de Philippe et Arthur font écho à notre vécu à tous, de manière individuelle et collective.

À ce moment, Philippe met fin aux dépositions des parties civiles qui auront au total duré cinq semaines. Cinq semaines où l’histoire que nous avons tous vécue s’est exprimée comme si nous avions tout le temps du monde. Je repense aux premières victimes qui se sont avancées, tout me semble lointain, comme si nous avions tous voyagé à bord d’un train qui a parcouru les trajectoires de nos vies. Nous sommes aujourd’hui tous différents de ce que nous étions le 8 septembre, aujourd’hui, nous savons. Peu après, je quitte la salle d’audience principale au profit de la salle des criées et du son monotone des touches d’ordinateur. C’est toujours en retrait que je m’installe, et commence à écrire tout en écoutant le docteur du Raid qui est intervenu ce soir-là. Après une interruption de séance, je reprend ma place et finit par quitter la salle des criées au profit de mon siège en granite salle des pas perdus.

Au moment où j’écris ces lignes, j’ai regagné mon domicile, j’ai l’impression que le temps dehors s’est arrêté et que mon esprit vagabonde encore au Palais. L’audio du Bataclan passe en boucle dans ma tête, est-ce la bande-son ou mes souvenirs ? Derrière ces pensées une seule question s’en dégage : pourquoi ?

Je pourrais encore écrire toute la nuit, mais je préfère arrêter le cours de mes pensées. J’imagine qu’un procès c’est aussi cela, tout peut basculer d’un jour à l’autre, tout peut arriver et repartir.

Plus que quelques jours pour retrouver mon point de chute annuel, le mois de novembre.

David Fritz-Goeppinger. (FAO WARDSON)

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