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Reportage A Molenbeek, la page du 13-Novembre a été tournée sans être oubliée : "On veut que le regard change"

Article rédigé par Elise Lambert - Envoyée spéciale à Molenbeek (Belgique)
France Télévisions
Publié Mis à jour
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Fadila Mezraui, Ibrahim Ouassari, Tasmin Benali, Bachir M'Rabet et Zineb Abdellah Mohamed. (ELLE LOZON / ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Six ans après les attentats perpétrés à Paris et à Saint-Denis, franceinfo est retourné dans la commune belge où Salah Abdeslam a été arrêté après quatre mois de cavale.

"On me voit sur votre photo ?" interroge un passant, le regard suspicieux. Presque six ans ont passé depuis que Molenbeek s'est brutalement retrouvé au cœur de l'actualité, mais dans les rues de la commune bruxelloise, la présence d'un appareil photo inspire encore de la méfiance. Au lendemain des attentats du 13-Novembre, les médias du monde entier se sont rués sur la place communale pour suivre la traque de Salah Abdeslam, l'un des terroristes présumés, dont le procès a débuté le 8 septembre.

"Les journalistes interrogeaient n'importe qui. On voyait des habitants avec leurs courses se dépêcher pour les éviter", se remémore Bachir M'Rabet, éducateur au Foyer, un centre social pour jeunes qui existe depuis cinquante ans à Molenbeek. "C'était entre le comique et le sérieux", poursuit son collègue Johan Leman. "Une journaliste de Fox News s'est filmée en niqab dans la rue pour prouver soi-disant que les mosquées gouvernaient Molenbeek. Un journaliste m'a aussi présenté une fausse carte de visite pour me rencontrer", soupire-t-il.

"J'avais le droit à des regards méfiants"

Pendant des semaines, la commune de 100 000 habitants cumule les métaphores et surnoms stigmatisants. Dans son appartement situé au cœur du "bas Molenbeek", Fadila Mezraui évoque encore avec fébrilité cette période "violente pour les habitants". "Madame Fadila", comme certains l'appellent, habite depuis plus de quarante ans dans le quartier historique, des rues pavées ornées de maisons en briques rouges, où les usines de métal ou de textile s'étaient installées au XIXe siècle. Elle fait partie de l'association Dar Al Amal, dont le but est d'encourager l'émancipation des femmes.

Fadila Mezraui chez elle à Molenbeek, le 23 août 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

"On ne savait pas ce qui allait nous arriver, on se disait : 'On va tous nous mettre dans le même sac'", déplore-t-elle en apportant un plateau de thé à la menthe et des madeleines. Les jours suivants les attentats, elle sent l'attitude des gens changer : "Quand je prenais le bus, j'avais le droit à des regards méfiants." Une fois, au théâtre, elle se penche pour ramasser son sac sous son fauteuil et son voisin lui lance, visiblement amusé, "j'espère que ce n'est pas une bombe !" 

"Un jour, je suis allée en sortie à la mer. Il y avait des mamans voilées. Lors des contrôles dans les transports, elles ne voulaient pas qu'on dise qu'on venait de Molenbeek. Il y avait de l'appréhension à dire d'où l'on venait."

Fadila Mezraui, médiatrice scolaire

à franceinfo

Lors des ateliers qu'elle anime au sein de Dar Al Amal, des participantes racontent que des voisins ne leur parlent plus, qu'elles en ont assez de se justifier pour ce qu'elles n'ont pas fait. "C'est déjà dur d'être musulman, et pas qu'à Molenbeek, mais la médiatisation a empiré la situation. On veut que le regard change", dit-elle avec tristesse. 

"Les jeunes manquent de perspectives ici"

Car depuis des années, Molenbeek – dont le nom signifie "ruisseau du moulin" en néerlandais, en référence aux cours d'eau et aux moulins à eau présents autrefois – concentre les difficultés. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, des milliers de personnes venues d'Italie, puis d'Afrique du Nord, essentiellement du Maroc, s'y installent pour le travail. Mais la désindustrialisation des années 1980 plonge nombre d'entre elles dans la pauvreté. Aujourd'hui, Molenbeek est la deuxième commune bruxelloise la plus pauvre et un tiers des actifs sont sans emploi.

Des étudiants en formation à Molengeek, à Molenbeek, le 24 août 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Ibrahim Ouassari, 42 ans, fait partie de ceux qui ont réussi à "hacker le système". Né à Molenbeek dans une famille de huit enfants, il a quitté l'école à 13 ans et n'a aucun diplôme. "Mais j'ai réussi à créer l'école de mes rêves", glisse-t-il en faisant visiter les locaux de Molengeek, l'entreprise qu'il a cofondée peu de temps avant le 13-Novembre. Chaque année, Molengeek accueille des centaines de "students" de la région de Bruxelles pour apprendre gratuitement le code ou le marketing digital. "On fait en sorte qu'il n'y ait aucun frein si l'on veut venir. Le métro est juste à côté, le matériel est fourni si besoin, il y a des sessions adaptées aux horaires des parents."

"Je fais attention à ce que Molengeek soit un 'espace safe'. Qu'importe les origines, qu'on soit binaire, non-binaire... Si on est jugé, c'est pour ce qu'on fait et pas ce qu'on est."

Ibrahim Ouassari, cofondateur de Molengeek

à franceinfo

Salle de repos avec fauteuils en rotin suspendus, coussins en forme d'émojis dans les salles de réunion, cafétéria à disposition... Molengeek ressemble à n'importe quelle entreprise de la tech, à la différence notable que les femmes et personnes racisées y sont nombreuses dans un milieu souvent décrit comme masculin et blanc. Sur les murs, la fresque du masque des Anonymous a été rebaptisée "Anonymoustafa" et celle de Star Wars "Star Foullah".

Ibrahim Ouassari dans les locaux de Molengeek, à Bruxelles, le 24 août 2021. (NARJIS CHAIRI)

"Pour nous, les attentats ont eu un effet positif, car les investisseurs ont compris qu'il y avait un besoin de développer un projet comme celui-ci à Molenbeek, où les jeunes manquent de perspectives, poursuit Ibrahim Ouassari. Molengeek a fait du bien à la commune, mais je ne suis pas là pour son image. Je fais ça pour que tous ceux qui se sentent exclus puissent avoir accès au digital." C'est le cas de Narjis Chairi, 23 ans, stagiaire en marketing digital. "Dans mon ancienne école, les professeurs ne s'occupaient pas des filles, comme si ce n'était pas pour nous. Ici ça n'a rien à voir, il y a autant de filles que de garçons. Je m'y sens bien", explique-t-elle, un appareil photo à la main.

Narjis Chairi, stagiaire dans une entreprise à Molengeek, le 24 août 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

L'existence de Molengeek est même parvenue aux oreilles du PDG de Google, Sundar Pichai. En 2020, il s'est ainsi rendu dans les locaux de l'entreprise avec un chèque de 250 000 euros, qui permet à Molengeek de se financer. La même année, Sundar Pichai a même désigné dans les colonnes du magazine Wired (article en anglais) Ibrahim Ouassari comme "l'innovateur qui construit un avenir meilleur". "Quand le chef du monde te dit 'approved', tu te dis que t'as réussi à t'en sortir !" sourit l'intéressé.

"Dans les autres clubs, on est mal vu"

Les personnalités originaires ou passées par Molenbeek ne sont pas rares. L'une d'entre elles participe à la renommée du RWDM Girls, le club de foot féminin de Molenbeek, où elle a longtemps joué. "Voir Sakina Ouzraoui jouer en Ligue des champions avec le RSC Anderlecht, c'est une fierté", souffle Ramzi Bouhlel, cofondateur du RWDM Girls. De 12 joueuses en 2013, le club compte désormais plus de 300 footballeuses et 17 langues y sont parlées. "C'est le plus grand club de foot féminin de Belgique", précise l'entraîneur, assis dans les gradins d'un stade où résonnent La Kiffance de Naps et Anissa de Wejdene.

Des joueuses du club de foot féminin de Molenbeek, RWDM Girls, le 24 août 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Dès le départ, Ramzi Bouhlel s'est donné pour mission de permettre à toutes les filles de pouvoir s'émanciper par le foot.

"Toutes les filles sont acceptées, qu'importe leur niveau. On développe un pilier sportif mais aussi social, pour qu'aucune fille n'arrête le foot à cause de l'argent, du travail ou de sa famille."

Ramzi Bouhlel, entraîneur du RWDM Girls

à franceinfo

Si une fille ne peut plus jouer, le club lui propose ainsi de pouvoir être entraîneure ou arbitre. Si elle a des difficultés à payer son inscription, "un coach social existe pour trouver des financements, écouter les problèmes, aider à l'école... On a déjà eu des joueuses réfugiées qui n'avaient rien", souligne Ramzi Bouhlel. Une bourse du travail a été organisée pour aider les sportives à trouver un emploi.

"C'est la famille ici !" lance, amusée, Tasnim Benali. Son entraînement est terminé mais la joueuse de 13 ans n'est pas pressée de rentrer et dribble encore sur le gazon. "L'ambiance est mieux que dans les autres clubs où des fois il y a du racisme, où l'on est mal vu", note-t-elle. Après le 13-Novembre, elle se souvient d'avoir entendu "voilà les terroristes" lors d'un match. Dans d'autres rencontres, des arbitres ne voulaient pas que sa sœur joue car elle porte le voile. "Certaines joueuses nous regardaient mal ou ne voulaient pas nous serrer la main", rajoute d'une petite voix Zineb Abdellah Mohamed, une gardienne de 13 ans.

Des joueuses du RWDM Girls de Molenbeek, au stade Sippelberg, le 24 août 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

"Il y a eu une agressivité incroyable. Des filles ont refusé de venir ici et ont sabordé des tournois. J'ai même entendu quelqu'un demander à nos joueuses : 'C'est qui la sœur de Salah [Abdeslam] ?'" regrette Ramzi Bouhlel. Dans les mémoires, 2016 reste une année rude, mais également heureuse. "C'est cette année qu'on a gagné la Coupe de Belgique des moins de 16 ans !" se félicite l'entraîneur.

"Les jeunes sont plus portés vers l'avenir"

Bon gré mal gré, les attentats deviennent l'occasion d'exprimer sa colère, sa tristesse, son incompréhension. Dans les ateliers de théâtre qu'il anime avec les jeunes du quartier, le comédien molenbeekois Ben Hamidou ressent ce besoin. "Ils voulaient avoir une activité, oublier et jouer à être quelqu'un d'autre", raconte-t-il, dans le théâtre de la Maison des cultures et de la cohésion sociale de Molenbeek. Dans ce centre, les habitants peuvent voir des concerts, des films de cinéma, des expositions, participer à des ateliers médias, d'arts plastiques ou encore de danse.

Ben Hmidou à la Maison des cultures et de la cohésion sociale à Molenbeek en Belgique, le 23 août 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

"Je monte toujours mes spectacles en fonction des besoins des participants. J'ai donc adapté Invasion de Jonas Hassen Khemiri", un auteur suédois dont le père est tunisien. L'œuvre aborde les thèmes de l'islamophobie, de l'identité. "On a eu beaucoup de débats ensemble, sur la place qu'on avait dans la société, son rapport à la langue... La pièce est parfois un prétexte pour aborder une thématique", explique Ben Hamidou. Aujourd'hui, le comédien estime que les jeunes sont passés à autre chose et "sont plus portés vers l'avenir".

"Les jeunes de 16 ans étaient petits au moment des attentats, ça ne les affecte pas dans leur chair. Ils sont fiers de dire qu'ils viennent de 'Molem'."

Ben Hamidou, comédien

à franceinfo

"Les gens se sont sentis trahis à cause d'une 'minorité majoritaire', c'est-à-dire quelques-uns dont on parlait beaucoup. Mais ils ont pu se relever et de belles initiatives en sont nées", rajoute-t-il.

Catherine Moureaux, bourgmestre de Molenbeek, dans son bureau, le 25 août 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

A la maison communale, la bourgmestre Catherine Moureaux, élue en 2018, est du même avis. "Bien sûr qu'il y a des problèmes à Molenbeek, mais ce n'est pas que ça, énonce-t-elle. Il y a aussi une jeunesse extrêmement dynamique et créative, des artistes, entrepreneurs, sportifs de haut niveau..." Pour tenter de tourner la page des attentats et redonner de la fierté aux habitants, elle lance "Les étoiles de Molenbeek". En 2020, les membres du Foyer y sont récompensés pour leur travail social. "Les attentats ne sont plus un sujet. Les choses ont repris leur cours, c'était une question de survie, considère l'éducateur Bachir M'Rabet. Mais il y a eu des dégâts et en parler sereinement est toujours compliqué."

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