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Saint-Denis : l'immeuble où s'étaient retranchés les terroristes, "c'était pas le XXIe siècle"

Deux mois après l'assaut mené contre un immeuble de Saint-Denis, ses anciens occupants évoquent un lieu vétuste, ouvert aux allées et venues d'inconnus. Nous avons recueilli le témoignage de ces habitants.

Article rédigé par Fabien Magnenou - A Saint-Denis,
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Manifestation de soutien aux ménages qui habitaient l'immeuble situé à l'angle de la rue du Corbillon et de la rue de la République, en attente d'un relogement, lundi 18 janvier 2016 à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).  (F. MAGNENOU / FRANCETV INFO)

"Péril immeuble imminent." Pas de doute, c'est ici : l'arrêté municipal du 1er décembre est affiché sur le mur. Les fenêtres du 48, rue de la République, ont été condamnées avec des plaques de bois, tandis que des impacts de balles et de projectiles marquent la façade et quelques vitres. Cet immeuble de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), à l'angle de la rue de la République et de la rue du Corbillon, porte encore les stigmates de l'assaut mené par les forces d'élite, le 18 novembre, contre trois terroristes retranchés au troisième étage, dans le bâtiment C. Il a été vidé de ses habitants. Avant cela, 43 ménages vivaient là, dans des conditions plus ou moins difficiles. Deux mois plus tard, seuls 9 familles ont été relogées, au grand dam des occupants qui se sentent aujourd'hui humiliés.

Des sans-papiers "qui partaient tôt le matin"

"Le matin de l’assaut, je devais travailler." Depuis une vingtaine de mois, Nordine Touil, sans-papiers, était installé dans un F2 loué 450 euros, avec deux autres personnes. Par malheur, le logement se trouvait juste au-dessus de l'appartement occupé par Abdelhamid Abaaoud, Hasna Aït Boulahcen et Chakib Akrouh. Quand il a pointé la tête, Nordine a reçu une balle dans la main. "La balle a touché l'os, j'ai été opéré, cela m'a valu 38 points de suture." Handicapé, il n'a pas pu travailler à nouveau, et reste sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF). A ses côtés, Mohamed, également sans-papiers, avait entendu parler du logement via une connaissance de Dijon.

La situation était tout aussi précaire pour Ahmed, un Egyptien, lui aussi sans-papiers. Ce jeune homme était installé dans un studio-cuisine du deuxième étage avec son frère, sa belle-sœur et leur enfant. Alors forcément, il tentait de se faire tout petit. "Je partais tôt le matin pour des petits boulots au black, je rentrais tard. J'essayais de passer le moins de temps possible dans l'appartement." Deux mois plus tard, il n'a pas pu retourner dans son logement pour y récupérer ses outils de menuisier. Il voyait souvent Jawad Bendaoud, le fameux logeur de "l'appartement conspiratif", situé à l'étage du dessus. Un logement qui résume les dérives d'un immeuble livré à lui-même.

Bendaoud s'était approprié l'appartement pour le louer

Ce logement "avait été abandonné par son propriétaire", assure Ahmed. Des hommes l'ont d'abord squatté, pour y fumer du crack. "Un jour, je suis monté pour leur demander de partir. Je leur ai rappelé qu'il y avait des familles partout autour !" Jawad flaire le bon coup : il s'accapare l'appartement, alors qu'il ne lui appartient pas. Il réalise quelques menus travaux dans le logement, avec l'aide d'Ahmed. "J’ai retapé l'électricité, j'ai remonté la porte et je l’ai peinte en blanc cassé, c’était galère." Le plafond de bois était gondolé en raison des infiltrations d'eau venues du toit. Une pointe de fantaisie, tout de même : deux lampes, dont la couleur pouvait être modifiée à l'aide d'une télécommande. En revanche, il n'y avait pas l'eau courante : Ahmed l'avait coupée, car la chasse d'eau entraînait des fuites chez lui, à l'étage en dessous ! 

Dans cet immeuble vétuste, les occupants payaient des charges, mais le ménage n'était pas fait. Au cours d'un séjour de deux semaines, début novembre, Jawad a décidé de laver les escaliers, jonchés de mégots. "On a dû le faire quatre ou cinq fois. Le dimanche avant l'assaut, à minuit, il a même mis du parfum dans la cage d'escalier, et pas du bon marché !" témoigne Ahmed.

La façade du bâtiment C de l'immeuble situé rue du Corbillon à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), le 18 janvier 2016. (F. MAGNENOU / FRANCETV INFO)

"Non, ce n'était pas 'Germinal'"

Arrivée un an avant l'assaut, Akésia est agacée par la réputation dont souffre l'immeuble. "Un jour, je répondais à un de vos confrères journalistes. Et quelqu'un est passé en disant que c'était un repaire de squatteurs." Quand on l'interroge sur la vétusté des lieux, Majid rit jaune. "On vivait dans un poulailler, c'est ça ?" Dans l'appartement de cet informaticien, il y avait du parquet et du double vitrage. "Ici, ce n'était pas Germinal. Il n'y avait que deux squatteurs sur une cinquantaine d'appartements. Au troisième étage, un appartement avait une valeur de 3 000 euros le mètre carré", affirme-t-il. Ce père de famille a carrément bondi quand la presse a parlé de prostitution.

Malgré tout, la rue du Corbillon est connue pour abriter des trafics. Et cet immeuble n'était pas épargné. Hébergée pendant un an chez Chafia, une mère de trois enfants, Amina* se souvient des souris, des murs fissurés, des escaliers noirs... "Il y a quelques mois, le plafond s'est effondré, alors que mon hôte avait organisé un anniversaire pour sa fille." Faute de mieux, une barre métallique a été installée, mais le propriétaire n'a pas fait les travaux. Amina explique que "des vendeurs venaient dans le bâtiment C pour leur trafic de drogue avant de repartir. Ce n'était pas des habitants." Un soir, elle est tombée nez à nez avec un inconnu, dans le noir. Elle est, depuis, relogée dans un 9m² loué 450 euros, près de la gare.

Un incendie criminel en 2005 et un immeuble à la dérive

Dans la cage d'escalier, l'absence de lumière accentuait le sentiment d'insécurité. En 2008, un homme a menacé Djamila avec un couteau, pour la délester de son bracelet, de sa chaîne et du contenu de son sac. Arrivée d'Algérie en 1997, la sexagénaire estime que l'immeuble s'est mué "en squat de sans-papiers. Il n’y avait plus de digicode, la boîte aux lettres était cassée". Pour être sûre de recevoir les feuilles d’impôts, elle avait d'ailleurs communiqué l’adresse de sa fille, qui n'habitait pas dans le bâtiment. Il n'était pas rare de tomber sur des inconnus. "Une fois, j'ai découvert deux hommes avec des coussins, sur mon entrée." La nuit de l’assaut, plusieurs occupants assurent même qu'un homme dormait près du local à poubelles. Une fois de plus.

Les anciens occupants sont encore traumatisés par un incendie criminel, commis à la fin du mois d'août 2005. Vers 3 heures du matin, trois adolescents de 15, 17 et 18 ans avaient mis le feu à un magasin de cosmétique, après avoir emprunté le porche pour gagner l'arrière-boutique. Pris au piège, un occupant de 75 ans était mort en sautant du troisième étage. "Je me souviens d'avoir tenté de lui faire du bouche-à-bouche, en nuisette", se souvient encore Nadine, ancienne occupante. Des experts de la mairie étaient passés après le drame. Mais la situation s'est dégradée au fil du temps.

"Ce n'était pas un immeuble du XXIe siècle. Il y avait beaucoup de marchands de sommeil, les occupants vont se retourner contre leurs propriétaires", estime Djamila, qui évoque l'absence fréquente de baux de location. Après un rendez-vous à la préfecture qui n'a rien donné, mardi matin, la fille de Djamila est amère. "Si le maire avait pris en charge la sécurité de ses administrés, il n'y aurait pas eu de tueur dans l'immeuble."

* Le prénom a été modifié à sa demande.

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