Assassinat de Samuel Paty : comment en parler à son enfant, avant l'hommage du 2 novembre dans les établissements scolaires ?
Faut-il expliquer comment Samuel Paty est mort ? Comment aborder le droit à la caricature ? Peut-on montrer à un jeune enfant les dessins de "Charlie Hebdo" ? Des professionnels livrent leurs conseils à franceinfo.
Ce sera une rentrée particulière. Lundi 2 novembre, tous les élèves de France, du CP à la terminale, participeront à une minute de silence en hommage à Samuel Paty. Cet enseignant d'un collège de Conflans-Sainte-Honorine avait été assassiné le 16 octobre, dernier jour avant les vacances de la Toussaint, par un terroriste islamiste lui reprochant d'avoir montré en classe une caricature de Mahomet. Si cet hommage ne se déroulera pas dans les conditions initialement annoncées, en raison du contexte sécuritaire et sanitaire, un temps d'échange avec les élèves est, selon les informations de franceinfo, toujours prévu dans la semaine ou le mois suivant, pour évoquer les nombreuses questions soulevées par cet attentat.
Ce moment ne répondra pas forcément à toutes les interrogations des élèves. Si vous êtes parent, vous avez aussi un rôle à jouer, aussi bien en amont de cet hommage national qu'après la discussion en classe, ont expliqué à franceinfo plusieurs psychiatres ou médecins scolaires. Ils vous donnent des conseils pour savoir comment aborder le sujet avec vos enfants.
À tout âge, laisser l'enfant poser ses questions
Plutôt que de lui donner une leçon sur le terrorisme et la liberté d'expression, mieux vaut entamer avec votre enfant une discussion, et le laisser la mener, conseillent tous les professionnels interrogés par franceinfo. Par exemple, "vous pouvez commencer par dire que Samuel Paty a été tué, dans la rue, par quelqu'un qui lui reprochait d'avoir montré à des enfants musulmans des images qui ne sont pas autorisées dans cette religion", propose le psychiatre Serge Tisseron. "Une phrase assez neutre va permettre à l'enfant de pointer les questions qu'il se pose." Tous les enfants n'auront pas les mêmes interrogations : "Il y a un enfant qui va dire 'ah, mais tué comment ?' et un autre 'ah, mais quelles images ?'" Leurs inquiétudes ne sont pas forcément celles imaginées par les parents.
Employer un discours et des mots très forts, qui peuvent sembler appropriés vu l'ampleur du drame, n'est pas forcément la méthode la plus efficace, estiment les psychiatres. "Des parents seront tentés de parler d'un 'malade', d'un 'sauvage', d'un acte 'horrible', voudront peut-être le décrire en détails. Je leur conseille de se retenir", explique Serge Tisseron. L'enfant risquerait de "comprendre que toutes les cases sont déjà cochées", et qu'il n'y a pas de place pour ses questions. Il risque aussi de se renfermer pour rassurer ses parents : "Si on demande à un enfant s'il a vu des choses horribles qui l'ont choquées, il n'en parlera pas et dire que tout va bien, pour ne pas angoisser ses parents".
"Mieux vaut partir de ce qu'il exprime. Un cours, il va déjà en avoir un à l'école", acquiesce sa consœur Muriel Salmona. "Surtout, il faut laisser le débat ouvert : 'Est-ce que tu as des questions ? Qu'est-ce que tu as compris de cet événement ? N'hésite pas si tu veux en reparler.'" Une démarche qui, estime Serge Tisseron, pourra être "complémentaire" de celle de l'Education nationale, si celle-ci consiste davantage à exprimer de façon solennelle la gravité des faits qu'à laisser libre la parole des élèves.
Ne pas donner des détails qu'il ne demande pas
Selon leur âge, les élèves seront prêts ou non à entendre certains détails difficiles, notamment sur la façon dont Samuel Paty a été tué. Là encore, les laisser poser leurs questions est conseillé, pour savoir à quelles informations ils ont été exposés ou non – certains détails violents ne leur ont pas forcément échappé. "Il est rare que les enfants soient totalement protégés" des échos d'un tel événement, explique Muriel Salmona, spécialiste de la question du traumatisme. "Il s'agit de leur demander ce qu'ils ont entendu, et si des choses leur ont fait particulièrement peur."
Mais pas de livrer des détails auxquels ils auraient échappé. "Les parents peuvent, partant d'une bonne intention, décrire des choses terribles. Ce serait mettre des images dans l'esprit des enfants, prévient Serge Tisseron. Le but n'est pas de cacher des choses, mais s'ils n'ont pas envie de savoir, il faut le respecter". Pour évoquer l'assassinat, "on peut dire, avec des mots abordables, que quelque chose de grave s'est passé, de très violent, contre un professeur, qu'il faut tout faire pour que jamais ça ne se reproduise", explique Muriel Salmona. "Même à 3 ou 4 ans, un enfant sait ce qu'est la violence." En revanche, si un enfant a entendu le terme "décapitation", et interroge à ce sujet, "il n'est pas question de donner davantage de détails", ou même de reprendre le terme. "On peut dire qu'il a été tué violemment, point."
En revanche, même si l'enfant ne l'aborde pas de lui-même, vous pouvez insister sur le sens de l'hommage rendu, estime Patricia Colson, secrétaire générale d'un syndicat de médecins scolaires, le SNAMSPEN. "On peut expliquer qu'il y aura une minute de silence, pourquoi c'est important, et pourquoi il faudra être respectueux de ce moment".
Rassurer sans édulcorer
Dans un tel contexte, le rôle des parents est aussi d'apaiser les craintes de leurs enfants. "Il est important de dire qu'on est là pour les protéger", explique Serge Tisseron. En particulier pour les enfants de 3-4 ans, mais aussi plus tard. Le fait qu'un enseignant ait été visé risque d'être "particulièrement anxiogène", estime Patricia Colson, car il est vu comme "un prolongement des parents et une figure de protection." Rassurer peut passer par le fait d'expliquer que cet attentat reste "un acte exceptionnel et anormal" et que son école n'est pas directement menacée.
Les psychiatres interrogés ne conseillent pas, en revanche, d'édulcorer le contexte de cet attentat si l'enfant pose des questions à ce sujet, mais d'y répondre honnêtement. En s'adaptant bien sûr à leur âge. "Avant 4 ans et demi, l'enfant n'est pas capable de comprendre que les autres personnes ont des points de vue différents du sien, explique ainsi Serge Tisseron. Il ne faut pas essayer de lui expliquer le terrorisme islamiste. Il n'est pas capable de le comprendre."
Ne pas oublier que les caricatures s'adressent à des adultes
Pour expliquer à son enfant le contexte de l'attentat, et le sensibiliser à la liberté d'expression, faut-il lui montrer les caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo ? Certains les verront quoi qu'il arrive : les régions Grand Est et Occitanie, notamment, ont pris l'initiative de distribuer à la rentrée des livrets de caricatures aux lycéens. Là encore, les professionnels recommandent de ne pas cacher ces dessins à un enfant ou un ado qui souhaiteraient les voir. "Vous pouvez les chercher avec lui sur internet. Mais profitez-en pour en montrer beaucoup d'autres", estime Serge Tisseron, pour qui, idéalement, il faudrait les "intégrer dans une histoire plus large des caricatures". En revanche, ce spécialiste du rapport des jeunes aux images n'est pas favorable à "obliger un enfant à les avoir sous les yeux", partant du principe qu'elles "peuvent choquer, ce que personne ne remet en question".
Pour Muriel Salmona, il est peu souhaitable de les montrer "à des enfants avant 13 à 14 ans, la fin du collège. Charlie Hebdo, c'est pour les adultes. Ça peut choquer, comme certains films ne peuvent pas être vus en dessous d'un certain âge." "La capacité de l'enfant à discerner le second degré, l'implicite, est tardive, ajoute Patricia Colson. Ces caricatures ne sont pas seulement des dessins, elles demandent d'être mûr pour comprendre les différentes religions, les notions de respect, de citoyenneté..." Elles n'ont de sens que dans le cadre d'un travail pédagogique, "comme celui auquel s'attelait Samuel Paty", explique-t-elle, et demandent une compréhension que n'ont pas les jeunes enfants. Mieux vaut montrer à ces derniers "des caricatures adaptées à leur âge, plus purement humoristiques et déconnectées de la situation actuelle", recommande Muriel Salmona.
Insister sur le droit à la caricature, en expliquant aussi ses limites
Si ces thèmes seront abordés en classe, les parents ont aussi tout intérêt à discuter avec leur enfant des leçons à tirer de ce drame. Même si la discussion part des impressions de l'enfant, elle est aussi l'occasion de rappeler certains points clés, estime Muriel Salmona. "Il faut insister sur le fait que Charlie Hebdo avait le droit de faire ces caricatures, que le professeur avait le droit d'en parler à ses élèves, que toute personne a le droit d'aimer ou pas ces caricatures, de les trouver de très mauvais goût voire choquantes, mais que personne n'a le droit d'être violent et de tuer au nom de son désaccord."
A un âge où ces notions ne sont pas forcément au cœur des pensées des plus jeunes, c'est l'occasion d'apprendre "que vous pouvez avoir une opinion, mais comprendre que quelqu'un peut en avoir une autre", acquiesce Serge Tisseron, et "d'insister sur le fait qu'il est interdit d'agir contre autrui de façon violente". Une discussion également complexe mais importante pour les enfants croyants, qu'ils soient musulmans ou d'une autre religion, juge Muriel Salmona : "On peut dire que la croyance est quelque chose de fondamentalement personnel, qu'on se donne des limites à soi, mais qu'on n'a pas à en donner aux autres et à imposer sa foi."
La psychiatre alerte aussi sur un écueil : à cet âge, les enfants apprennent les libertés à défendre, mais aussi les limites à ne pas dépasser. "Il faut peut-être réfléchir avec eux à qui on peut caricaturer et comment", et que toutes les situations ne sont pas analogues à celle de Charlie Hebdo. "On peut expliquer que se moquer et caricaturer un enfant de leur classe à cause de son physique, par exemple, c'est violent, et qu'on n'a pas le droit de le faire. Qu'il y a un cadrage même dans le droit à la caricature". Dans les journaux satiriques, la loi française autorise à caricaturer une religion, mais pas à attaquer les croyants eux-mêmes. En expliquant ce contexte aux enfants, "il faut être prudent et ne pas créer de discrimination religieuse", avertit Muriel Salmona, en établissant une distinction entre l'islam et "des gens violents qui utilisent la religion pour faire du mal aux autres".
Ne pas se braquer en cas de réaction inattendue
En abordant ces sujets avec votre enfant, peut-être n'aura-t-il pas la réaction que vous attendiez. "J'ai vu que des professeurs craignaient la minute de silence", et le fait qu'elle ne soit pas respectée, note Muriel Salmona. Mais la réaction des enfants comme des adultes, face aux nouvelles difficiles, n'est pas toujours d'extérioriser sa peur ou sa tristesse : "Parfois, l'anxiété se traduit par une agitation. Ou au contraire une dissociation : on a l'impression qu'ils n'en ont rien à faire, mais ça s'explique par le fait qu'ils soient trop angoissés". Qu'un enfant exprime de l'indifférence ou de la défiance face à ce deuil peut aussi être l'expression de son malaise.
D'autres préoccupations peuvent aussi avoir pris le pas dans son esprit : la période est "terriblement anxiogène", rappelle Serge Tisseron, notamment l'épidémie de Covid-19 qui menace l'avenir de nombreux lycéens. "Soyons à son écoute, il peut avoir envie de parler d'autre chose que des caricatures".
Enfin, certains enfants exprimeront peut-être un rejet des valeurs défendues par leurs parents ou enseignants – en condamnant la laïcité ou Charlie Hebdo, en estimant que l'attentat était justifié... Des propos graves, qui doivent amener à réagir avec fermeté, mais aussi à chercher à comprendre d'où ils viennent : "Il faut insister sur le fait qu'il n'y a pas de débat à avoir, estime Muriel Salmona. Mais ne pas prendre l'enfant à rebrousse-poil. Plutôt lui demander d'où vient cette idée, qui lui a dit ça. Quand on est confronté à de la violence ou des propos extrêmes, ce qui est le plus grave est aussi ce qui peut ressortir le plus spontanément, sans forcément qu'on le pense profondément."
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