Assassinat de Samuel Paty : comment les professeurs abordent-ils l'enseignement moral et civique avec leurs élèves ?
C'est lors d'un de ces cours que Samuel Paty a présenté à sa classe des caricatures de "Charlie Hebdo", raison invoquée par son meurtrier pour justifier son geste.
"Depuis vendredi dernier, on dort mal, on a la nausée. C'est une période affreuse." Comme des milliers de profs, Christine Guimonnet, secrétaire générale de l'Association des professeurs d'histoire-géographie, reste sidérée, plusieurs jours après la décapitation de Samuel Paty. Leur collègue, qui exerçait au collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), a été assassiné après avoir montré à ses élèves des caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo.
Ces caricatures, Samuel Paty les présentait depuis plusieurs années dans le cadre d'un cours d'enseignement moral et civique, une matière mal connue du grand public, pourtant dispensée dans tous les établissements scolaires, du CP à la terminale. Cet enseignement existe sous sa forme actuelle depuis une réforme mise en place sous François Hollande à la rentrée 2015, remplaçant ainsi l'"instruction civique" en primaire et l'"éducation civique" dans le secondaire.
Dans un entretien accordé au Monde à l'époque, Vincent Peillon, ministre de l'Education, qui mettait plutôt en avant le terme de "morale laïque", définissait cet enseignement comme "un ensemble de connaissances et de réflexions sur les valeurs, les principes et les règles qui permettent, dans la République, de vivre ensemble selon notre idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité". Une morale qui, soulignait-il, n'avait rien d'antireligieux mais visait au contraire à faire "le pari de la liberté de conscience et de jugement de chacun".
"Aucun prof ne peut tout aborder"
En pratique, au collège (PDF), ce sont les professeurs d'histoire-géographie qui sont chargés de cet enseignement à raison d'une demi-heure par semaine sur les trois heures hebdomadaires qui leur sont alloués. En 5e, en 4e et en 3e, il s'articule autour de trois objectifs : "respecter autrui", "acquérir et partager les valeurs de la République", "construire une culture civique".
Discriminations, laïcité, principes fondateurs de la démocratie, Constitution, règles de droit, droit de vote et liberté de la presse sont autant de thématiques prévues au programme de l'enseignement moral et civique. Pas toujours facile de toutes les aborder dans un volume horaire aussi restreint. "C'est un programme immense, et à vrai dire aucun prof ne peut tout aborder", témoigne Charlotte*, qui enseigne l'histoire-géographie dans un collège en Moselle. "C'est en balance avec l'histoire-géographie, donc on ne va pas se mentir : quand on doit faire des choix entre certains chapitres d'histoire et certains thèmes de l'EMC, c'est vite vu", reconnaît une autre enseignante.
La plupart des enseignants interrogés par franceinfo raccrochent les thématiques de l'EMC aux chapitres abordés en histoire. "Les découpages se font naturellement", explique ainsi Marie*, professeur d'histoire-géographie en Gironde. En 5e, classe où l'on étudie notamment l'histoire de l'Europe chrétienne et du monde arabo-musulman au Moyen-Age, "on va travailler en EMC sur l'identité et les discriminations", détaille-t-elle. Alors qu'en quatrième, "on va travailler sur la notion de droits et de libertés" en lien avec l'étude de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
"On essaye d'engager les élèves personnellement"
"L'important, c'est de ne jamais être hors-sol, de ne pas arriver avec nos grands principes", poursuit Marie. Pour toucher les élèves, "il faut partir du concret", estime Charlotte. En réalité, l'enseignement moral et civique n'est pas tout à fait un cours comme les autres. L'idée est moins d'y acquérir des connaissances que d'apprendre à réfléchir soi-même sur le monde qui nous entoure.
Pour familiariser leurs élèves avec des notions qu'ils ne maîtrisent pas toujours au préalable, les enseignants sont habitués à utiliser toutes sortes de supports, y compris les plus surprenants. Dans un cours de quatrième consacré à la mondialisation, Charlotte a ainsi demandé aux collégiens de regarder où étaient fabriquées les baskets qu'ils portaient aux pieds : "A partir de là, on peut parler de ce qui est éthique, de ce qui est moral…"
C'est plus efficace que de rabâcher pour la énième fois que le racisme ce n'est pas bien.
Charlotteà franceinfo
"Avec cet enseignement, on essaie d'engager les élèves beaucoup plus personnellement. On fait des débats, des séances de discussion, ils créent des vidéos, font des exposés", explique Benoît, qui a enseigné l'histoire-géographie une dizaine d'années dans l'est de la France avant de s'envoler pour le Canada l'année dernière. Pour aborder le thème de la justice, il a mis ses élèves en situation de jouer le rôle d'un enquêteur, d'un magistrat, d'un avocat… En Gironde, Marie a récemment débattu avec sa classe de 3e sur des sujets aussi divers que la charte de la laïcité, les paroles de La Marseillaise, le droit de vote des étrangers ou la question du vote obligatoire, chaque élève ayant pour mission de défendre un point de vue qui n'est pas forcément le sien.
"Les élèves n'ont pas toujours le cadre"
Parmi les outils à disposition des enseignants, le dessin de presse est l'un des plus utilisés. C'est même "quasiment la norme", selon Marie. Quelles images montrer ou ne pas montrer à ses élèves ? "Tout dépend de la situation", explique Charlotte. "J'ai deux classes de quatrième, avec 21 élèves dans l'une, et 32 élèves dans l'autre", poursuit-elle. Avec la classe la moins nombreuse, elle n'hésite pas à travailler sur le célèbre dessin de Cabu, publié en une de Charlie Hebdo en 2006 – "Mahomet débordé par les intégristes" – qui met en scène le prophète se cachant les yeux et affirmant que "c'est dur d'être aimé par des cons".
Au départ, certains élèves détournent le regard. On se met en rond pour en discuter, et très vite ils comprennent le sens de cette caricature.
Charlotteà franceinfo
"Mais avec ma classe de 32 cela peut être plus problématique, note-t-elle, je vais avoir du mal à 'sentir' les élèves, à identifier qui est mal à l'aise…"
Certains professeurs, comme Abdel*, enseignant d'histoire-géographie en Normandie après plusieurs années passées en région parisienne, ne font eux pas appel aux caricatures de Charlie Hebdo pour aborder la laïcité et la liberté d'expression. Lui, qui se dit "un peu old school", préfère présenter à ses élèves des dessins de Plantu, le dessinateur historique du journal Le Monde. "Les élèves n'ont pas toujours le cadre. Avec un texte, une photo, un dessin, on peut vite se faire déborder par la forme, au détriment du fond."
Je peux trouver un dessin génial mais décider de ne pas l'utiliser en classe car je sais qu'il va provoquer une sur-réaction, ou que les gamins vont en profiter pour faire les idiots.
Abdelà franceinfo
"Il y a un défi à la République qui est constant"
Mais les caricatures de Charlie Hebdo ne sont pas les seules susceptibles de générer des tensions. Benoît en a fait l'expérience il y a quelques années, en 2012, avec un dessin de presse sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne qui faisait référence au génocide arménien.
2012.
— bdidier.fr (@bdidierhg) October 18, 2020
J'ai été victime pendant plus de 6 mois d'une cabale et d'une tentative de déstabilisation de la part d'individus près à en decoudre, le tout orchestré par une association communautaire. La raison? J'avais montré cette caricature en classe. 1/n pic.twitter.com/lqwIQVmuIv
Dans la classe, raconte-t-il à franceinfo, "rien ne s'est passé". Ce n'est que deux à trois semaines plus tard que son calvaire commence, à cause d'un engrenage qui rappelle les circonstances ayant précédé l'attaque terroriste contre Samuel Paty.
Un parent d'élève est tombé par hasard sur ce dessin que nous avions étudié en classe, l'a fait remonter à une association communautaire turque, qui a elle-même monté l'affaire en épingle.
Benoîtà franceinfo
Pétitions, lettres de dénonciations, coups de fil anonymes… "Cela a duré plusieurs mois", se souvient-il. Malgré tous ses efforts, Benoît n'arrivera jamais à faire comprendre à ses détracteurs que cette caricature n'avait rien d'une prise de position personnelle, mais que ce dessin expliquait en quoi la reconnaissance par la France du génocide arménien compliquait les affaires de la Turquie dans sa volonté de rejoindre l'UE.
La guerre d'Algérie ou la décolonisation comptent parmi les thèmes qui peuvent donner lieu à des dérapages, observe Martine, professeure en Auvergne dans un établissement privé pourtant loin d'être considéré comme difficile. "Les profs d'histoire, on est unanimes pour dire qu'on n'abordent plus tous les sujets. Il y a un défi à la République qui est constant."
"Ce n'est pas aux parents de décider"
Un constat qui pose la question de l'environnement familial des élèves, et l'attitude de leurs parents vis-à-vis des contenus étudiés en classe, pointés du doigt par nombre d'enseignants. Abdel se rappelle par exemple d'avoir eu à faire à des parents corses mécontents que le professeur ait mis entre les mains de ses élèves un article sur des actes racistes sur l'île de Beauté.
De plus en plus de parents considèrent que c'est normal de venir dans l'établissement pour demander des comptes.
Abdelà franceinfo
Pas uniquement pour des questions religieuses ou communautaires, "mais parfois juste parce qu'on a mis une heure de colle". Après l'attentat contre Samuel Paty, provoqué par les critiques d'un père de famille sur les réseaux sociaux, Christine Guimonnet, de l'Association des professeurs d'histoire-géographie, en appelle à "une réponse forte" : "Ce n'est pas aux parents de décider ce que leur enfant va apprendre."
L'assassinat à Conflans-Sainte-Honorine ayant eu lieu vendredi, à la veille des vacances de la Toussaint, les professeurs d'enseignement moral et civique n'ont pas encore eu l'occasion d'évoquer ce drame en classe. Continueront-ils à montrer des caricatures de Charlie Hebdo ? "J'aimerais vous répondre oui, avec courage. Mais je pense aussi à ce qui est arrivé à Samuel Paty. Ce n'est pas si simple, hésite Charlotte. On a la trouille. Finalement, cette décision, c'est un prof seul dans sa classe qui va devoir la prendre."
* Les prénoms ont été modifiés.
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