Du Val-de-Marne à la Syrie, le périple chaotique de six jihadistes français
Lors du procès des complices de Salim Benghalem, un des bourreaux de l'Etat islamique, les prévenus ont raconté leur séjour en Syrie et leur découverte du monde jihadiste, entre peur et déception.
Ils s'appellent Karim, Mehdi, Karl, Abdelmalek, Paul et Younes. Tous les six, de près ou de loin, se connaissent "du quartier", disent-ils. Ils se sont croisés "au lycée", "au foot en salle" ou "à la mosquée". Ces jeunes adultes ont fait des études correctes, sans plus, ont eu parfois un travail, souvent précaire.
Fascinés par l'islam radical, ils regardent des vidéos de décapitation et potassent des ouvrages de propagande jihadiste. Les voilà décidés à défendre "leurs frères" en "terre de Sham". En 2013, ils se retrouvent ainsi sur la route de la Syrie où ils espèrent vivre le périple de leur vie. Jihadistes ou bénévoles humanitaires ? C'est ce qu'essaye de déterminer la 16e chambre correctionnelle de Paris, devant laquelle ces six hommes comparaissent depuis le mardi 1er décembre. Car leur rêve syrien a rapidement tourné court.
Un départ depuis l'Allemagne
Samedi 8 juin 2013, Karim, 37 ans, et Mehdi, 25 ans, s'apprêtent à prendre un avion depuis Stuttgart, direction la Turquie. Partir depuis l'Allemagne, c'était "pour être plus discret", concède Karim. Avant de décoller, ce vendeur de voitures et père de quatre enfants, qui rêvait de devenir imam, laisse son portable à Younes, un ami du Val-de-Marne. L'homme les a accompagnés jusqu'à la porte de l'avion, et il est suspecté d'avoir coordonné les départs de plusieurs recrues depuis la France.
Dans ses bagages, Karim emporte une lunette de vision nocturne. Elle a été demandée par Abdelmalek, un ami d'enfance de Younes, lui-même arrivé en Syrie quelques mois plus tôt. Ce jihadiste français est lui aussi dans le box des accusés pour avoir joué le rôle de recruteur depuis Alep : il a notamment fourni le numéro de téléphone d'un "frère" qui doit aider les recrues à passer la frontière turque. Il est un proche de Salim Benghalem, bourreau de l'Etat islamique en Syrie, et septième prévenu du procès de la filière du Val-de-Marne, jugé par contumace.
Mehdi et Karim partent de Stuttgart avec de l'argent en poche. Plusieurs milliers d'euros. On leur a dit qu'ils devraient peut-être acheter leurs armes et qu'il faudra aussi payer le passeur. Arrivés à Antioche en Turquie, ils sont pris en charge par un certain Abou Jaffar. Ils traversent la frontière "en taxi", mais sans payer qui que ce soit, assurent les deux hommes. De l'autre côté, ils retrouvent leur ami du Val-de-Marne, Abdelmalek, qui les conduit en voiture à Alep.
Une kalachnikov en main, très vite
C'est dans cette ville en ruine qu'intervient la confrontation directe avec la guerre. Les deux hommes sont conduits dans "un hangar", "une sorte de sous-sol". Là, il y a des combattants et des armes. Mais les "recrues" affirment à l'audience qu'ils ne savaient pas à quels groupes appartenaient ces moudjahidines : "Il y avait des gens de l'Armée syrienne libre [des rebelles contre Bachar Al-Assad], d'autres du Front Al-Nosra [affilés à Al-Qaïda], explique Mehdi. En 2013, les groupes étaient mélangés. Moi je suis allé vers les gens du Jabhat [l'autre nom d'Al-Nostra], parce qu'à l'époque, ils passaient surtout pour des gens pieux."
Ceux de l'Armée syrienne libre, ils étaient grossiers, ils buvaient.
Ils ne savent pas vraiment avec qui ils s'engagent, mais ils sont sûrs d'une chose : ils ont "peur". Mehdi évoque "une boule au ventre" apparue "dès le premier jour", quand Karim affirme avoir "perdu beaucoup de poids à cause du stress". Il faut dire que ce dernier a eu droit à une arrivée mouvementée. Il est envoyé au front presque immédiatement, raconte-t-il. On lui prête une kalachnikov, qu'on lui apprend sommairement à monter et à démonter, mais pas à utiliser.
Tirer, c'est simple. Et puis on nous a dit que les balles, ça coûte cher, et qu'il fallait payer nous mêmes 2 euros par balle tirée.
Envoyé "de force" sur le champ de bataille, Karim y reste quatre jours "caché dans une maison", affirmant "ne pas avoir tiré une seule balle".
Des excuses pour échapper au front
Karl, 24 ans, que ses camarades appellent le "Chinois" en raison de ses origines asiatiques, est parti en Syrie le 15 mai 2013. Il est revenu le 15 juillet. Il a passé deux mois à ne rien faire sur place, si ce n'est un travail pendant une semaine "dans la logistique" pour l'Etat islamique On lui promet un appartement. Il envisage alors de faire venir son épouse. A ce moment-là, il travaille sous les ordres de Salim Benghalem, mais finit par entrer en conflit avec le terroriste français : "Il voulait que j'aille sur la ligne de front, mais c'est une idéologie trop déviante pour moi. Il disait : 'Faut tuer tout le monde, faire la guerre à l'Occident'. (...) Je n'ai pas voulu. J'ai ma culture et mon hygiène de vie."
A les entendre, on est loin de l'eldorado qu'on leur avait promis et ils aspirent tous à rentrer au plus vite. Paul, colosse d'origine camerounaise, est parti le 20 mai 2013. Il rentre en France le 1er juin. C'est que, à peine arrivé, il est décidé à repartir. On lui propose un programme d'entraînement d'un mois et une formation aux explosifs. Il refuse, prétextant "une douleur à l'épaule". Il demande rapidement à son ami Abdelmalek de le faire rentrer en France.
"Partir, c'est pas si facile"
Traumatisé par son passage au front, Karim prétend, lui, qu'il est "malade" et invente "un mensonge" pour qu'on le laisse partir : il promet de renvoyer de l'argent depuis la France. Pour être crédible, il laisse 2 000 euros en Syrie, somme que récupérera Salim Benghalem d'après les écoutes.
Mis à part Abdelmalek, qui a appartenu au Front Al-Nosra et à l'Etat islamique, personne n'a prêté allégeance à un groupe jihadiste, acte pourtant réputé obligatoire pour tout moudjahidine. "Je ne voulais pas, parce que je voulais être libre de mes mouvements, libre de partir", se défend Mehdi, qui a fui la Syrie discrètement, grâce à Abdelmalek.
"Partir, c'est pas si facile", objecte Karl. En juillet 2013, cela fait deux mois qu'il a mis les pieds en Syrie. Il se sent menacé depuis son violent conflit avec Salim Benghalem. Le jeune Français prétexte une maladie pour être admis dans un hôpital d'où il s'enfuit pour rejoindre la France par ses propres moyens.
Malentendu avec les autorités turques
Les recrues laissent leurs recruteurs en plan. A l'été 2013, les seuls membres du réseau encore en Syrie sont Salim Benghalem et Abdelmalek. Le premier est furieux du départ de ses amis. Le second est soumis à un interrogatoire par des responsables de l'Etat islamique. Est-il sanctionné ? "Ben non, puisque je suis vivant", répond le prévenu à l'audience.
Après 18 mois passés sur le sol syrien, il est finalement arrêté par les autorités turques à la frontière, qu'il traverse régulièrement pour les activités de l'Etat islamique. Sauf qu'Ankara oublie de prévenir Paris et qu'aucun policier ne l'attend à l'aéroport de Roissy. Il est finalement intercepté par la police espagnole en avril 2014 alors qu'il partait pour l'Algérie. Salim Benghalem, lui, est resté sur place, gravissant les échelons jusqu'à intégrer la police de l'Etat islamique.
Mauvaises fréquentations
Aujourd'hui, après plus de deux ans de détention provisoire pour certains, les jihadistes du Val-de-Marne assurent qu'ils ont été "idiots" et qu'ils "se sont fait piéger". A la barre, Karim a fini par reconnaître, jeudi 3 décembre, être bien "parti faire le jihad armé", et non de l'humanitaire, mais assure qu'il n'est "plus le même". Tour à tour, employant tous les six une formule identique, ils "se désavouent", disent-ils, des actes et des paroles de Salim Benghalem, leur ancien copain de quartier, qui lance des appels à "tuer [des Occidentaux] avec des couteaux". Tous condamnent également sans détour les attaques du 13 novembre.
Mais les nombreuses écoutes téléphoniques reportées dans la procédure, utilisées par le président du tribunal lors des débats, laissent planer un doute sur leur sincérité. Pendant sa détention à la maison d'arrêt de Bois-d'Arcy (Yvelines), Paul a eu la mauvaise idée d'être surpris à discuter avec Mehdi Nemmouche, le terroriste suspecté d'être l'auteur de la tuerie du musée juif de Bruxelles en 2014.
Un doute plane sur leur repentir
Peu après son retour de Syrie, où il a passé trois semaines, Mehdi est quant à lui au téléphone avec Abdelmalek, alors à Alep. Ce dernier lui apprend que s'il n'était pas parti, Mehdi aurait intégré un groupe de dix combattants chargés d'"assassinat, d'attraper des gens, tout ça". Deux jours plus tard, Mehdi est cette fois en contact avec Salim Benghalem, qui lui parle encore de cette "opportunité de dingue". "Je m'en mords encore les chicots", répond alors Mehdi, qui n'a apparemment plus de "boule au ventre". A la barre, il se défend avec un sourire gêné.
A l'époque, j'avais encore le derrière entre deux chaises.
Lundi 7 décembre, à l'heure de rendre son verdict, la cour devra donc avoir déterminé si ce chaotique périple est le fait de jeunes imprudents en manque de repères ou de dangereux jihadistes capables du pire, en Syrie comme en France. Leurs avocats craignent que le traumatisme national lié aux attentats du 13 novembre ne fasse pencher la balance de la justice vers la deuxième option. Ils risquent jusqu'à dix ans de prison.
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