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"C'est un point de bascule" : comment l'attentat de Magnanville a créé un traumatisme chez les policiers

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Le procès de l'attentat de Magnanville (Yvelines), perpétré en juin 2016, a lieu à Paris à partir du lundi 25 septembre 2023. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Sept ans après l'assassinat d'un couple de policiers dans les Yvelines, le procès d'un homme accusé de complicité s'ouvre lundi devant la cour d'assises spéciale de Paris. Les forces de l'ordre restent marquées par cette attaque, perpétrée au domicile du couple.

"Toute ma vie, je me souviendrai de ce petit garçon qui est sorti dans les bras d'un membre du Raid. Et puis on a su que Jessica avait été égorgée… C'était la sidération dans les effectifs. Une sidération que je n'avais jamais vue. Et que j'espère ne jamais revoir." Julie* se remémore avec une émotion intacte la soirée du lundi 13 juin 2016. Cette policière des Yvelines comptait parmi les premiers effectifs qui se sont rendus à Magnanville, chez Jean-Baptiste Salvaing, commandant, adjoint du chef de la sûreté urbaine du commissariat des Mureaux, et sa compagne Jessica Schneider, agent administratif au commissariat de Mantes-la-Jolie. C'est au sein de leur domicile que Larossi Abballa, âgé alors de 25 ans et condamné en 2013 pour sa participation à une filière jihadiste, a tué Jessica Schneider. Il s'en est ensuite pris à son compagnon, avant de prendre en otage leur fils, âgé de 3 ans à l'époque. Le terroriste a été tué lors de l'intervention du Raid, après avoir revendiqué l'attaque au nom du groupe Etat islamique.

Sept ans plus tard, le procès de cet attentat s'ouvre, lundi 25 septembre, devant la cour d'assises spéciale de Paris. Un seul accusé comparaît, pour complicité d'assassinats terroristes. Il s'agit de Mohamed Lamine Aberouz, dont l'ADN a été retrouvé sur le repose-poignet de l'ordinateur de Jean-Baptiste Salvaing et de Jessica Schneider. Il est accusé d'avoir désigné le couple à Larossi Abballa parce qu'ils étaient policiers et d'être entré dans leur pavillon le soir de l'attaque. La perspective de l'audience, prévue jusqu'au 10 octobre, rouvre chez les forces de l'ordre une plaie jamais totalement refermée.

"Magnanville, c'est une déflagration"

Aujourd'hui, Julie n'exerce plus dans les Yvelines. Mais pendant les mois qui ont suivi l'attentat de Magnanville, elle a observé, au sein de son service, les conséquences du traumatisme. "Il y a eu le jour J à gérer. Et puis les suivants", souligne-t-elle. Les fonctionnaires meurtris sont encouragés à consulter la médecine de prévention. Au cours de l'été qui suit l'attentat, les arrêts-maladies se multiplient. "Une trentaine", sur un effectif de 250 personnes, se souvient Julie. Selon elle, une vingtaine de policiers demandent aussi leur mutation. "Ce n'était pas prévu. Des collègues se sentaient menacés et n'arrivaient plus à revenir au travail, y compris de très bons éléments. Pour d'autres, c'étaient les conjoints qui refusaient qu'ils aillent sur le terrain. Ils avaient peur", relate la policière.

"Pour la première fois, des fonctionnaires de police étaient visés chez eux. Toute la communauté policière a été touchée, au-delà des Yvelines."

Julie*, policière

à franceinfo

Chez certains, la fonctionnaire constate aussi un désir de vengeance, "l'envie de s'en prendre à la terre entière". La colère prédomine au moment de l'attentat et perdure sept ans après le traumatisme. "Magnanville, c'est une déflagration. On est touché en tant que flic, parent et collègue", expose une policière de 50 ans qui exerce en Ile-de-France et préfère conserver l'anonymat. "Après cet attentat, on se dit que ça peut aller loin. C'est un point de bascule : à partir de ce moment-là, on veut tous être armés."

"On est plus vigilants"

Quand l'attentat de Magnanville se produit, en juin 2016, les policiers ont déjà le droit de porter leur arme en dehors de leur service. Cette mesure est instaurée dans le cadre de l'état d'urgence décrété en France, au lendemain des attentats du 13 novembre 2015. Mais c'est à la suite de l'assassinat de Jean-Baptiste Salvaing et de Jessica Schneider que le ministre de l'Intérieur de l'époque, Bernard Cazeneuve, accepte, sur revendication des syndicats de policiers, de prolonger la mesure au-delà, pour les fonctionnaires qui le souhaitent. Un tournant pour les forces de l'ordre. En 2019, Sébastien, brigadier depuis une quinzaine d'années, confiait à franceinfo n'avoir pas quitté son arme de service pendant les trois mois qui ont suivi l'attentat de Magnanville.

D'exception, la mesure est devenue pérenne : les forces de l'ordre ont encore le droit de conserver leur arme hors service. Davantage encadrée au fil des ans, la mesure suscite toutefois des débats. Avec le recul, Nicolas, lui, est devenu plus mitigé sur son utilité. "C'est à la fois une avancée et une contrainte. On ne peut pas poser notre arme de service sur la table de chevet, comme dans les séries ou les films. J'ai acheté un coffre-fort spécial pour éviter que mes enfants tombent dessus", détaille le quadragénaire, passé par plusieurs services depuis son entrée dans la police en 2001.

D'autres habitudes de sa vie familiale sont bousculées après l'attentat de Magnanville. "Je fais attention, j'essaie de rester le plus discret possible. Avec mes enfants, ça m'a fait réfléchir. Ils sont à l'école élémentaire pour l'instant, donc dire que papa est policier, ça passe, mais peut-être qu'au collège, je leur demanderai de dire que je suis juste fonctionnaire", témoigne-t-il. Nicolas veille aussi à rester discret au sujet de sa vie personnelle sur les réseaux sociaux, comme de nombreux policiers, en particulier dans les Yvelines. "Le retentissement était énorme dans la maison police. Cela a changé notre façon de vivre : on est plus vigilants", expose Nicolas. D'autres s'assurent qu'ils ne sont pas suivis jusqu'à leur domicile, comme l'avaient été Jean-Baptiste Salvaing et Jessica Schneider.

"Certains collègues vont jusqu'à changer de trajet pour rentrer chez eux."

Nicolas, policier

à franceinfo 

Dans les procédures judiciaires, la discrétion est de mise. Les officiers et agents chargés de la lutte contre le terrorisme ont, depuis 2006, le droit d'utiliser leur matricule RIO en lieu et place de leur état civil sur les procès-verbaux. Mais après le double assassinat, le nombre de ces demandes d'anonymisation a augmenté. Finalement, une exception est inscrite dans la loi du 28 février 2017 sur la sécurité publique : les fonctionnaires sont autorisés "à ne pas être identifiés par leurs nom et prénom lorsque la révélation de leur identité est susceptible de mettre en danger leur vie ou leur intégrité physique". L'autorisation de la hiérarchie est néanmoins indispensable pour obtenir ce droit. Les syndicats de policiers plaident donc pour l'assouplissement de ce cadre. Après 2016, certains policiers ont aussi réclamé l'anonymat des cartes grises, sans jamais l'obtenir.

"Effacer n'est pas possible"

"Dans leur esprit, il y a un avant et un après Magnanville, c'est certain, car c'est inédit. Jamais on n'aurait pu penser qu'un individu pouvait entrer chez nous : le domicile, c'est notre bulle", explique Marc Hocquard, secrétaire national du syndicat Unsa Police. "C'est un tournant dans la manière de se concevoir et de se penser policier", confirme Marion Guenot, sociologue spécialisée de la police, qui a constaté, lors d'entretiens récents avec des fonctionnaires, que ce sentiment d'anxiété est toujours partagé.

"Cet attentat a réveillé le côté 'citadelle assiégée', l'idée qu'en tant que policier, on peut être ciblé et attaqué de toutes parts, et en sécurité nulle part."

Marion Guenot, sociologue spécialiste de la police

à franceinfo

L'assassinat de ce couple a joué "à la fois le rôle de révélateur et d'accélérateur de cette mentalité", ajoute la chercheuse au CNRS. Les "mobilisations contre la haine anti-flic" reprennent d'ailleurs durant l'année 2016, relève Marion Guenot. "Pour ceux qui ne les connaissaient pas, ce qui est arrivé à Jean-Baptiste Salvaing et Jessica Schneider est à la fois très proche et très éloigné. Cela a instauré ce sentiment de menace planante au quotidien", complète la sociologue, qui fait le parallèle avec mai 1968, lorsque les syndicats de policiers ont obtenu, à la suite des affrontements entre manifestants et forces de l'ordre, la possibilité d'ôter leur uniforme pendant le trajet vers leur domicile.

"A partir de Magnanville, les policiers vont prendre cruellement, brutalement, conscience de leur extrême vulnérabilité à titre personnel", résume, face à la caméra de France Télévisions, Thibault de Montbrial, avocat de la famille de Jessica Schneider. Des délégués du syndicat Alliance, tout comme ceux du syndicat Unsa Police, seront présents au début du procès, en soutien. "Effacer n'est pas possible. D'autant plus que le procès fait remonter le fil des événements", relate Marc Hocquard.

Dans les deux commissariats où exerçaient les policiers assassinés, le travail a repris, mais leur souvenir reste dans toutes les têtes, y compris pour les nouveaux arrivants. Des commémorations sont organisées chaque année en juin, notamment à travers l'événement sportif des Foulées bleues. Pour Julie aussi, impossible d'oublier : "Je l'ai toujours à l'esprit. La photo de Jessica et Jean-Baptiste est accrochée derrière moi et me suivra toute ma carrière. Une fois qu'on a vécu ça, on a tout vécu."

* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée.

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