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Festival Off d’Avignon 2022 : Annie Ernaux, Nicolas Mathieu, Alice Zeniter... Ces auteurs dont le roman a été adapté en pièce de théâtre

A Avignon, les grands dramaturges classiques comme Molière ou William Shakespeare ne sont pas les seuls à être mis à l'honneur. Certains auteurs de roman ont aussi leur place sur scène. "L'occupation" d'Annie Ernaux, "L'art de perdre" d'Alice Zeniter... Voici quelques pièces à aller voir si vous êtes un grand lecteur (ou pas) ! 

Article rédigé par franceinfo Culture - Jérémie Laurent-Kaysen et Ariane Combes-Savary
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Romane Bohringer dans "L'occupation" de Pierre Pradinas. (MARION STALENS)

Nicolas Mathieu, Annie Ernaux, Alice Zeniter, Karine Tuil… Cette année, au festival d’Avignon, plusieurs auteurs ont le privilège d’être adaptés en pièce de théâtre. Certaines compagnies ont fait le choix du seul en scène, d’autres ont préféré l’incarner avec une équipe de plusieurs comédiens… Mais comment adapter un roman de 500 pages en un spectacle d'1h30 ? Voici quelques pièces qui se sont lancé ce défi.

L’occupation de la compagnie Le Chapeau rouge, d’après Annie Ernaux

Dans ce roman d'une centaine de pages, l’autrice fait le portrait d’une femme d’une quarantaine d’années torturée à la suite d’une rupture amoureuse. Pendant cinq ans, elle a vécu avec un jeune homme, qu'elle a quitté, et qui s’est rapidement remis en couple avec une enseignante de 47 ans. "Ma souffrance dans le fond, c’était de ne pas l’avoir tué", souffle Romane Bohringer dans la peau de son personnage, au sujet de cette nouvelle amante qui a pris sa place. Dans sa tunique noire, les cheveux attachés en chignon, la comédienne incarne cette femme dévorée par le désir de tout connaître de sa rivale, son prénom, sa profession, la manière dont elle s'habille…

Pendant un peu plus d’une heure, Romane Bohringer occupe seule la scène et passe par toutes les humeurs : le désespoir quand elle entend I Will Survive à la radio du magasin où elle fait ses courses, la séduction quand elle retrouve son ex-compagnon dans un café, l'excitation quand elle repense à leurs folles nuits d’amour… Avec énormément d’aisance, l'artiste retranscrit les mots piquants, parfois très crus, d’Annie Ernaux, mais surtout toute l’intelligence et la force de ses réflexions et l’analyse de ses sentiments.

Romane Bohringer dans "L'occupation" de Pierre Pradinas. (MARION STALENS)

A l'initative de ce projet, le metteur en scène Pierre Pradinas. Il avait déjà travaillé avec Romane Bohringer dans La Cantatrice Chauve d’Eugène Ionesco, qui lui a valu le Molière de la meilleure actrice en 2017.  "Je n’aurais pas monté ce projet si je n’avais l’actrice rêvée pour le réaliser", explique-t-il, sous le charme.

Pour la première représentation, la salle était pleine. Collés les uns aux autres, les spectateurs - certains fans d’Annie Ernaux, d'autres de la famille Bohringer - ont attendu impatiemment le début du spectacle. Sur scène, l’actrice est accompagnée d’un musicien aux multiples talents, Christophe "Disco" Minck : il joue de la harpe, du piano, de la guitare. Il utilise les platines en bord de scène pour mixer ou faire des percussions. La fin de la pièce, rythmée et hilarante, est suivi d’un long moment d’applaudissements. "Je ne m’attendais pas à aimer autant !", nous confie Yvonne, spectatrice qui commence son marathon avignonnais. "J’avais peur que ce soit un peu longuet… Mais c’était délicieux et tellement drôle !".

L'occupation de Pierre Pradinas, au théâtre des Halles. Jusqu'au 30 juillet, à 14h. Relâche le 13, 20 et 27 juillet. 

L’art de perdre de Filigrane 111, d’après Alice Zeniter

Lauréat du prix Goncourt des lycéens en 2017, L’art de perdre raconte le destin d’une famille, entre la France et l’Algérie, à travers les générations successives. Le roman s’articule en trois parties : la première se déroule en Algérie, dans les années 50, alors que la guerre d’indépendance fait rage. La seconde, en France, dans les années 70 et l’arrivée de nombreux réfugiés, placés dans des camps puis dans des banlieues citadines. La dernière se passe aux côtés de Naïma, née en France et pourtant renvoyée constamment à ses origines algériennes, dont elle ne connaît même pas l'histoire.

Ce roman de plus de 400 pages a été adapté en un spectacle d'1h20 par une équipe de passionnés : Cyril Brisse, Franck Renaud et Céline Dupuis. "Lus par elle, (mes textes) étaient limpides, parfois beaux et, surtout, j’avais l’impression de découvrir entre eux une parenté, ma voix révélée par celle de Céline", a écrit dans une lettre Alice Zeniter, au sujet de Céline Dupuis, qui tient avec puissance l’unique rôle de ce spectacle. Cette équipe voulait adapter ce roman depuis longtemps sans y parvenir. "Dans un premier temps, je ne trouvais pas de grammaire scénique satisfaisante", explique Cyril Brisse, le metteur en scène. "L’adaptation pour le théâtre s’est dévoilée, à la découverte du film documentaire de Franck Renaud Makach Mouchkill, Nos identités".

Le spectacle est pluriel : il croise l’image, le spectacle vivant et les rencontres. Dans le premier rôle, Céline Dupuis joue la conteuse radiophonique. Elle lit le texte assise à son bureau ou le joue. Derrière, des images défilent et interagissent avec la comédienne : tantôt des témoignages provenant du documentaire de Franck Renaud, tantôt des acteurs qui jouent le rôle d’Hamid, de Naïma ou encore d’Ali sous la forme d'interviews fictives. A cet ensemble s'ajoutent des citations, des coupures de journaux, des vidéos d’archive de l’Algérie… La pièce est dense, riche. La scénographie, elle, est épurée avec seulement quelques plaques de bois qui servent d’écran pour laisser toute la place au texte.

L’art de perdre est accessible à ceux qui n’ont jamais lu le roman et plaira aussi à ceux qui l’ont lu, grâce à tous ces contenus annexes. "Je suis venue ici, un peu par hasard, parce que mon hôtel n’était pas loin. Et j’ai appris beaucoup de choses sur la guerre d’Algérie et sur l’intégration des Algériens à leur arrivée en France", nous confie Anne, qui est venue avec son mari. "Ils nous restent un peu de temps avant le prochain spectacle alors je vais en profiter pour aller acheter le livre ! Ca m’a donné envie".

L'art de perdre de Filigrane 111, au théâtre de l'Entrepôt (1ter Boulevard Champfleury, à Avignon). Jusqu'au 30 juillet, à 16h20. Relâche le 11, 18 et 25 juillet.

Leurs enfants après eux de la compagnie Demain dès l'aube, d'après Nicolas Mathieu

Le jeune metteur en scène Hugo Roux, qui signe l'adaptation de Leurs enfants après eux, a fait le choix d'un va-et-vient entre les conversations ancrées dans le quotidien et les adresses au public. Les personnages sont à la fois dans l'instant présent et, chacun à leur tour, témoins extérieurs de leur propre histoire. Le passage du présent au passé simple s'opère avec fluidité et donne chair au texte puissant du lauréat 2018 du prix Goncourt.

Dans la chaleur suffocante des étés lorrains, la jeunesse étouffe, zone, deale et tue le temps comme elle peut. Anthony, Hacine, Stéph et Clém, tous rêvent de "foutre le camp" sans vraiment connaître le chemin ni la destination. Entre colère, ennui et désir, les sept comédiens de la compagnie Demain dès l'aube incarnent avec force ces adolescents et leurs parents sans horizon, passant d'un personnage à l'autre avec habileté. 

Une jeunesse bouillonnante, prête à exploser. "Leurs enfants après eux", cie "Demain dès l'aube". (Yannick Perrin)

"Ce qui m'a plu dans le roman de Nicolas Mathieu", témoigne le jeune metteur en scène Hugo Roux, "c'est qu'il montre comment les systèmes économiques, sociaux et politiques influent sur les désirs des individus." A 26 ans, ce diplômé de l'ENSATT en est déjà à sa dixième création et affiche comme tous les membres de la compagnie Demain dès l'aube, une maturité remarquable. La scénographie signée Juliette Desproges témoigne avec simplicité de ces déterminismes.

On entre dans la pièce comme on tourne les pages du livre, happé par la langue et l'épaisseur des personnages, habités par des sentiments complexes d'avoir un monde à conquérir sans connaître les outils pour y parvenir. On en ressort avec des images fortes : le corps à corps sensuel et brutal d'Anthony et Steph, le soleil sur la peau d'Hélène à la piscine municipale, la lente descente aux enfers du père d'Anthony, rongé par l'alcool. L'auteur Nicolas Mathieu, qui soutient le projet, a assuré qu'on le retrouverait dans la salle avignonnaise pour applaudir cette jeune compagnie.

Leurs enfants après eux de la compagnie Demain dès l'aube, au théâtre 11. Jusqu'au 29 juillet, à 22h15. Relâche le 12, 19 et 26 juillet. 

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