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Film anti-islam, caricatures : un brûlant débat sur la liberté d'expression

La diffusion de "L'innocence des musulmans" et la parution de dessins représentant Mahomet a révélé que les avis divergeaient sur la question.

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Une femme lit le numéro polémique de "Charlie Hebdo", sorti mercredi 19 septembre 2012, à Mulhouse (Haut-Rhin). (JEAN-FRAN9OIS FREY / PHOTOPQR / L'ALSACE  / MAXPPP)

CHARLIE HEBDO - Au commencement, il y avait un film. Ou plutôt 15 minutes d'extraits d'un film. Depuis que la diffusion sur internet du brûlot islamophobe L'innocence des musulmans a enflammé le monde arabe, les confusions entre liberté d'expression et blasphème se sont invitées dans le débat public. Attisé par la publication, mercredi 19 septembre, de caricatures montrant le prophète Mahomet, dans l'hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, le débat pousse les Etats et les responsables religieux à s'interroger sur leur vision du droit des citoyens à exprimer leurs opinions. FTVi revient sur quatre réactions emblématiques. 

En France : le cas "Charlie Hebdo"

Une liberté d'expression confirmée, mais "à modérer"

"Nous sommes dans un pays où la liberté de la presse est sacrée, où le principe de laïcité doit être respecté, et tout cela doit conduire tous ceux qui bénéficient de la possibilité de s'exprimer librement d'avoir constamment à l'esprit l'éthique de la responsabilité", a assuré, jeudi, le ministre des Affaires européennes, Bernard Cazeneuve, invité d'i-Télé. Invoquée avec prudence, "la responsabilité", qui ne figure pas dans l'article 11 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, sous-entend qu'il faudrait modérer la liberté d'expression en période de tensions. 

"Il se trouve que quand on se moque de l'islam, ça dépasse le cadre de la liberté d'expression pour entrer dans celui de la réaction de la société, estime Malek Chebel, anthropologue des religions et philosophe, interrogé par FTVi. Si [se moquer de l'islam] ne provoquait pas ces manifestations, pourquoi pas. Mais dans la mesure où un tel geste peut provoquer la mort de personnes innocentes (...), je ne prendrais pas la responsabilité de le faire."

Pas de blasphème dans le droit français

Dans le droit français, laïque, la notion de blasphème n’existe pas. En revanche, les citoyens se sentant insultés par les caricatures peuvent déposer plainte pour "provocation à la haine", "diffamation" ou "injure publique". Deux plaintes ont été déposées en ce sens mercredi. Et l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) a également déclaré qu'elle avait l'intention d'engager à son tour une procédure, a priori pour "incitation à la haine raciale". Ce n'est pas la première fois que Charlie Hebdo est poursuivi en justice par des organisations musulmanes. Dans la précédente affaire, liée également à la publication de caricatures, l'hebdomadaire satirique avait gagné en première instance comme en appel, en 2007 et 2008. 

Et les manifestations ? 

En revanche, la préfecture de police a interdit la manifestation de protestation prévue samedi devant la grande mosquée de Paris, au motif qu'il existe un risque de trouble à l'ordre public, conformément à l'article 431-3 du Code pénal. La semaine précédente, une manifestation non autorisée s'était tenue devant l'ambassade des Etats-Unis à Paris.

En Tunisie : vers une loi anti-blasphème ?

En Tunisie, ces évènements récents pourraient influer sur la rédaction de la Constitution, toujours en chantier depuis la chute de Ben Ali. L'ébauche de ce texte contient déjà des dispositions visant à limiter la liberté d'expression, s'est inquiété l'ONG Human Rights Watch. Et les députés d’Ennahda, le parti islamiste majoritaire à l'Assemblée, ont déjà présenté début août une proposition de loi visant à criminaliser l’atteinte au sacré, a rapporté le blog Tunisie Libre de Rue 89. "C’était un débat ouvert, où les positions pouvaient évoluer, a déploré le blogueur dans un billet, publié jeudi, à l'intention de Charlie Hebdo. L’espace politique pour un autre discours est désormais quasiment fermé."

"Le résultat flagrant des provocations [la publication des caricatures de Mahomet], c’est que dorénavant l’idée de liberté d’expression est immanquablement associée à la possibilité du blasphème et aux troubles dévastateurs qu’il engendre, poursuit l'auteur. Qu’elle est perçue comme un risque qu’il faut canaliser. Comme un conditionnalité extérieure imposée par un Occident donneur de leçons."

Des instances arabes interpellent les occidentaux

La commission indépendante permanente des droits de l'homme, relevant de l'organisation de la coopération islamique (OCI), a souligné "l'urgence pour tous les Etats d'honorer pleinement leurs obligations en matière de législation internationale sur les droits de l'homme pour interdire toute forme d'appel à la haine nationale, raciale ou religieuse", fustigeant "ceux qui se cachent derrière la liberté d'expression", pour délivrer "un discours de haine", a déclaré le chef de l'organisation, le Turc Ekmeleddin Ihsanoglun.

Mais dès lundi, donc avant la parution de Charlie Hebdo, le chef de l'organisation chiite libanaise Hezbollah, Hassan Nasrallah, avait appelé les peuples et les gouvernements à "exercer une pression sur la communauté internationale afin qu’elle instaure des lois nationales et internationales criminalisant les insultes proférées envers les trois religions mondiales". En Tunisie, "Rached Ghannouchi, leader d'Ennahda, a pour sa part sollicité l’aide de l’ONU sur l’adoption d’une loi", a par ailleurs indiqué France 24.

Aux Etats-Unis : pas touche au premier amendement

Le premier amendement de la Constitution des Etats-Unis garantit la liberté d'expression depuis 1791. Cependant, la diffusion des extraits du film L'innocence des musulmans par un citoyen américain d'origine égyptienne force la Maison Blanche à pratiquer un numéro d'équilibriste. Elle condamne fermement le discours islamophobe de la vidéo, tout en défendant la liberté d'expression, puisqu'il n'est pas illégal aux Etats-Unis de signer un film tournant en ridicule le prophète Mahomet ou toute autre figure religieuse.

Ainsi, la justice américaine a rejeté, jeudi, la demande d'une actrice ayant joué dans le film, qui réclamait son retrait du site internet de vidéos YouTube aux Etats-Unis. La plateforme a cependant interdit l'accès aux extraits du film en Egypte, en Libye, en Inde, en Indonésie, en Malaisie ou encore en Arabie saoudite.

"Oui, nous comprenons le premier amendement, a écrit Khalid Amayreh, un célèbre éditorialiste et blogueur islamiste d'Hébron, en Cisjordanie, cité par le site du Nouvel Obs. "Mais vous devez aussi comprendre que le prophète est [pour nous] un million de fois plus sacré que la Constitution américaine." Difficile, dans ces conditions, de satisfaire les deux parties.

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