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A Calais, les forces de l'ordre "à l'agonie" face à l'afflux de migrants

Policiers, gendarmes, CRS... Dans le Calaisis, tous déplorent des conditions de travail de plus en plus difficiles, alors que le nombre de clandestins ne cesse d'augmenter.

Article rédigé par Bastien Hugues - Envoyé spécial à Calais,
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Un policier repousse des migrants aux abords du port de Calais, le 28 avril 2015. (FRANCOIS MORI / AP / SIPA)

Sur l'ultime bretelle d'autoroute qui mène les poids lourds à l'entrée du tunnel sous la Manche, à Calais, les policiers viennent tout juste de remonter dans leur fourgon, et de quitter la zone qu'ils surveillaient depuis plusieurs heures. La voie est libre. En une poignée de secondes, pas moins d’une quarantaine de migrants surgissent des buissons et des talus avoisinants, et prennent littéralement d'assaut la bande d'arrêt d'urgence et le terre-plein central. 

Alors que le soleil commence à décliner, des camions arrivent à vive allure, chahutés par le vent fort qui souffle sur la côte. Pour les faire ralentir à tout prix, deux ou trois clandestins démontent à la hâte d'imposantes balises de chantier, et les posent en plein milieu de la voie. Le stratagème ne peut que fonctionner. Surpris par l'obstacle, un premier camion freine brutalement. Deux migrants sautent alors sur la remorque, et tentent de s'accrocher tant bien que mal. Le chauffeur les a probablement vus, mais refuse de s'arrêter, et reprend son allure. De l'imposant pont qui surplombe la scène, nous les perdons rapidement de vue.

Au loin, une autre voiture de police ne tarde pas à faire son apparition. Sans se presser, les dizaines de clandestins s'en retournent dans leurs buissons. Certains s'éloignent à peine, et s'assoient sur la barrière de sécurité. Tous tenteront leur chance une autre fois. Peut-être dans quelques minutes, peut-être dans quelques heures... Des scènes comme celle-ci, observée jeudi 28 mai, Calais en vit des dizaines par jour. Au moindre embouteillage, au moindre parking, au moindre moment où les policiers ont le dos tourné. Et au risque d'y perdre la vie : en tentant de traverser l'autoroute A16, dans la nuit de dimanche à lundi, un jeune migrant d'une vingtaine d'années a été mortellement percuté par une voiture.

Plus de 18 000 interceptions depuis le 1er janvier

"Nous sommes débordés, lâche Gilles Debove, responsable du syndicat Unité SGP Police-FO dans le Calaisis. Les collègues ont l'impression de ne servir à rien. On oscille entre résignation et fatalité." Ses confrères d'Unsa-Police vont encore plus loin, et parlent de forces de l'ordre "à l'agonie". "Nous sommes totalement dépassés. Le nombre de migrants augmente de semaine en semaine, pointe l'un de ses représentants, Ludovic Hochart. La pression devient de plus en plus intenable." 

Des migrants profitent d'un embouteillage aux abords du port de Calais pour tenter de monter à bord de camions en partance pour l'Angleterre, le 20 mai 2015. (SARAH ALCALAY / SIPA)

Depuis plusieurs semaines, l'afflux de migrants observé en Méditerranée se ressent sur le littoral calaisien. D'après les associations, 3 000 clandestins séjourneraient actuellement à Calais, dans des conditions sanitaires déplorables. Chaque jour, entre 100 et 150 migrants arriveraient ici. Et, d'après nos informations, le nombre de clandestins interceptés par la police explose : selon des chiffres provenant de la police aux frontières du Pas-de-Calais, que francetv info a pu consulter en exclusivité, les policiers déployés à Calais ont procédé, rien qu'entre le 1er janvier et le 21 mai 2015, à 18 170 interceptions de clandestins, tous cachés dans des camions pour tenter de rejoindre l'Angleterre.

En comparaison, les policiers totalisaient 8 336 interceptions de migrants à la mi-mai 2014, et 4 117 interceptions à la mi-mai 2013. Dit autrement, cela signifie que le nombre d'étrangers en situation irrégulière découverts dans des camions, toujours sur cette période, est multiplié par 2,2 par rapport à l'an dernier, et par 4,4 par rapport à 2013.

De plus en plus d'incidents entre policiers et clandestins

Sur le terrain, après plusieurs visites successives du ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, les effectifs policiers ont été renforcés. Tous corps confondus, un peu plus de 500 fonctionnaires sont ainsi mobilisés dans le Calaisis. Pas assez, selon les intéressés. "Cela signifie qu'à l'instant T, il y a entre 50 et 100 policiers réellement sur le terrain, pour 3 000 migrants. C'est ingérable", grince un responsable syndical. "Le travail est plus difficile, la charge s'est tendue, reconnaît auprès de francetv info le directeur départemental de la sécurité publique, François Angelini. D'autant que, du fait de leur nombre plus important, les migrants ont tendance à s'enhardir."

Maintenant, ils arrivent parfois par groupes de 100, 200, 300...

Ludovic Hochart, délégué syndical Unsa-Police

"Les clandestins n'hésitent plus à s'en prendre aux forces de l'ordre, témoigne Ludovic Hochart, du syndicat Unsa-Police. Avant, ils évoluaient plutôt par groupes de 20 ou 30. Maintenant, ils arrivent parfois par groupes de 100, 200, 300..." Résultat : les incidents sont de plus en plus fréquents. "Régulièrement, nous sommes la cible de jets d'objets, de menaces avec des armes..." Johann Cavallero, CRS et délégué syndical Alliance, dresse le même constat : "Avant, les migrants avaient peur de notre présence. Maintenant, ils n'hésitent plus à venir au contact, parfois avec des armes, des barres de fer…" Et pour cause : "Quand on a fait 3 000 ou 4 000 kilomètres, on n’a plus peur d’un policier dont on sait qu’il ne vous fera rien", résume, amer, Ludovic Hochart.

Des policiers repoussent des migrants aux abords du port de Calais, le 29 octobre 2014. (PHILIPPE HUGUEN / AFP)

Mardi, un Soudanais de 20 ans a été écroué et condamné à trois mois de prison ferme, pour avoir tenté de frapper un CRS au niveau de la gorge, à l'aide d'un couteau. Jeudi, un autre CRS a été agressé, et a vu sa moto attaquée à coups de barre de fer. Dimanche soir, en tentant de mettre fin à une violente rixe qui a opposé des migrants entre eux, faisant plusieurs dizaines de blessés, des CRS ont été la cible de projectiles. Aux yeux des policiers, ce contexte expliquerait largement les réactions parfois violentes des forces de l’ordre, comme en témoigne une vidéo postée début mai sur internet. Et dont les images montrent des policiers en train de chasser violemment des migrants de l’autoroute. 

Reprise par de nombreux médias et partagée sur les réseaux sociaux, cette vidéo a suscité "beaucoup d’émoi et beaucoup de colère" parmi les troupes, regrette Johann Cavallero, car "elle montre une scène sortie de son contexte". Une enquête a été ouverte par l’IGPN, la police des polices, pour déterminer si l’usage de la force était proportionné. "Quand vous êtes 50 pour gérer 400 migrants prêts à tout, y compris à mettre des vies en danger sur l’autoroute, c’est facile de critiquer la réaction des collègues, s’agace le syndicaliste. Sur le terrain, c’est plus compliqué."

"Tout cela ne va pas tarder à dégénérer"

Un agacement renforcé par un fort sentiment d’impuissance. "Faute de moyens juridiques, on n’est plus là pour interpeller des individus, mais simplement pour que la situation ne dégénère pas", résume Gilles Debove, du syndicat Unité SGP-FO. "A part rassurer la population, nous ne servons pas à grand-chose, regrette aussi Johann Cavallero. Parce qu'il ne faut pas faire de vague, on nous demande de ne même plus utiliser les bombes lacrymogènes. On est entre le vigile et le casque bleu. Ce n’est pas notre métier !"

"On fait en sorte que les migrants ne montent pas dans les camions, et on les en fait descendre, mais notre mission s’arrête là. Sauf cas exceptionnels, on ne les emmène même pas au commissariat, abonde Ludovic Hochart. Cela veut dire qu’on joue en permanence au chat et à la souris." "Quand on prend un migrant, il peut recommencer dix minutes plus tard. Parfois, on intercepte le même clandestin trois fois dans la même journée. Je ne vois pas beaucoup de métiers où l'on a à ce point l'impression de travailler sans voir un quelconque effet, à part peut-être à la Cour des comptes ?" sourit Johann Cavallero.

On est face à une véritable Cocotte-Minute.

Johann Cavallero, délégué régional Alliance CRS

"La mission des forces de l’ordre sur Calais n’est pas une mission de maintien de l’ordre, car nous avons affaire à une population malheureuse qui veut simplement rejoindre l’Angleterre, pas à une population délinquante, justifie le patron de la police dans le département, François Angelini. Dans ce cadre, notre objectif est de porter assistance aux routiers et aux usagers de la route notamment, et de protéger ces personnes et leur véhicule. C’est toute la gloire de cette mission, répétitive, mais humaine et noble." 

Un policier repousse des migrants aux abords de l'entrée du tunnel sous la Manche, le 21 mai 2015, à Calais. (PASCAL ROSSIGNOL / REUTERS)

En attendant, chacun redoute une nouvelle aggravation de la situation dans les semaines à venir. "On est face à une véritable Cocotte-Minute. Tout cela ne va pas tarder à dégénérer", répète Johann Cavallero, en évoquant notamment les rixes entre clandestins, de plus en plus nombreuses, et les routiers, qui n’hésitent plus à se faire justice eux-mêmes.

Selon plusieurs sources interrogées, la barre des 5 000 migrants pourrait être atteinte d’ici à l’été. "Et au vu des images que l’on observe actuellement en Méditerranée, dit lui-même Emmanuel Agius, premier adjoint au maire de Calais, on peut légitimement imaginer que la situation continue de se dégrader d’ici à l’été."

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