Quand les politiques se mettent à table pour parler affaires
La semaine dernière, un puissant fabricant de cigarettes a invité plusieurs députés dans un restaurant parisien. Résultat : une addition à 10 000 euros, qui illustre une pratique courante.
Le menu est alléchant. "Cuisses de grenouille et rognons de veau, accompagnés des meilleurs crus de Bourgogne, le tout ponctué de gros cigares." Mercredi 29 mai, à deux jours de la Journée mondiale sans tabac, l'un des plus puissants fabricants de cigarettes au monde, Bristish American Tobacco, a invité un groupe de parlementaires (dont le nombre exact reste inconnu) à déjeuner*. Un moyen, pour le cigarettier, de faire passer ses inquiétudes sur "le plan de santé en préparation" par le gouvernement, et de rappeler aux élus la nécessité d'une "réglementation équilibrée et cohérente" sur le tabac... Coût du petit festin : 10 000 euros, selon le Journal du Dimanche. Une pratique qui peut paraître choquante, mais qui est surtout très courante.
"Un moment convivial pour récupérer un opposant…"
En France, la table tient une place centrale dans la vie politique. Elle est un lieu de pouvoir à part entière. Au point d'attirer, en septembre 2011, la curiosité du prestigieux New York Times. "Beaucoup de choses se font dans l'hémicycle, évidemment. Mais en réalité, les grandes décisions se prennent la plupart du temps autour d'une bonne assiette et d'une bonne bouteille", témoigne un député socialiste qui siège à l'Assemblée depuis plus de vingt ans.
Le député UMP Patrick Balkany, qui était convié à la petite sauterie de British American Tobacco mercredi dernier, peut se targuer d'avoir l'une des carrures les plus imposantes du Palais-Bourbon. Lui qui "adore travailler autour d'une table" estime que "c'est toujours dans ce moment convivial que vous allez récupérer un opposant, faire passer une décision difficile…"
"Les partenaires les plus durs sont ceux qui ne se laissent pas intimider ou séduire, ni par des plats ni par des vins", confirme l'ancien Premier ministre socialiste Michel Rocard, dans le documentaire A table avec les politiques.
"Une culture de l'entre-soi"
Un député UMP se souvient par exemple d'un dîner organisé à deux pas de l'Assemblée, au milieu des années 2000. "Ce soir-là, nous étions une quinzaine de parlementaires. Un labo pharmaceutique nous avait conviés dans l'arrière-salle d'un restaurant pour défendre l'un de ses médicaments, qui risquait sérieusement de ne plus être remboursé. Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'on a très bien mangé, et très bien bu !", sourit l'élu. "A l'époque, l'addition devait tourner à 200 ou 250 euros par tête de pipe", ajoute-t-il, avant de préciser que, quelques années plus tard, le médicament en question est toujours remboursé. "Dans notre circonscription, il arrive aussi qu'on soit invité par des entrepreneurs. Qu'on discute de marchés publics et compagnie. Après, évidemment, on prend la décision indépendemment du dîner…", se reprend-il.
Ces dîners et déjeuners, où gens de droite et gens de gauche mangent et trinquent ensemble, sont le quotidien de nos élus. Pour Pascale Tournier et Stéphane Reynaud, auteurs de Dans les cuisines de la République en 2009 (éd. Flammarion), ils sont aussi symptomatiques d'une "culture de l'entre-soi". "Il y a chez nos hommes politiques cette volonté permanente d'appartenir à un club, à une élite privilégiée, développe Pascale Tournier. Et pour entretenir ce sentiment, on partage des tables luxueuses, auxquelles le grand public n'a pas accès." Quitte à laisser les convictions politiques au vestiaire. Chez Françoise, Laurent, Tante Marguerite, Auguste… Autant de tables situées dans les beaux quartiers de Paris, et où être de droite, de gauche ou du centre importe bien peu, tant que l'on s'y montre régulièrement.
Un lieu idéal pour se mettre en scène
"Se retrouver entre adversaires dans les mêmes restaurants, parfois aux mêmes tables, n'a rien de choquant" aux yeux du président de l'Assemblée, Claude Bartolone. "C'est un peu comme lorsque deux joueurs de tennis se retrouvent pour boire un verre après le match", illustrait-il quelques mois avant d'être élu au perchoir. Et l'on ne se cache pas. Les cantines de la République sont aussi des lieux pour être vu. Y être, c'est en être.
Un midi de juin 2011, au Père Claude, "la" cantine parisienne de Jacques Chirac, l’ancien chef de l’Etat déjeunait avec son ancien Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin. A quelques tablées, l’ancien Premier ministre socialiste Lionel Jospin partageait une table avec Pierre Moscovici, alors directeur de campagne de François Hollande. Dans un autre coin du restaurant, le sénateur Pierre Charon, ex-conseiller de Nicolas Sarkozy, était en pleine discussion avec le journaliste Patrice Duhamel...
S'attabler avec quelqu'un, c'est montrer que l'on s'apprécie, que l'on discute ensemble. Alors parfois, il convient de le faire savoir. De prévenir caméramans et photographes. Fin avril, pour tenter de sceller leur réconciliation, Jean-François Copé et François Fillon se sont ostensiblement affichés à la sortie de l'auberge D'chez eux, près de l'Assemblée. A la carte, le plat tourne en moyenne autour de 50 euros. Mais l'essentiel, ce midi-là, était ailleurs. Il était dans la mise en scène. Celle d'une réconciliation de façade. Et peu importe le menu pourvu qu'il y ait l'image.
*Des journalistes de l'émission "Cash investigation" ont tourné des images autour de ce dîner. Diffusion le mardi 11 juin à 20h45 sur France 2.
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