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Le Monde des Titounis, une mystérieuse chaîne YouTube pour enfants devenue machine à cash

La chaîne française totalise plus de deux milliards de vues. Derrière une belle histoire, celle d'une maman au chômage qui a voulu divertir sa fille, sa créatrice n'hésite pas à utiliser des procédés contestés pour monétiser les vidéos.

Article rédigé par Vincent Daniel
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8 min
Capture d'écran de la chaîne YouTube du Monde des Titounis, qui rassemble plus de 2 millions d'abonnés.  (MONDE DES TITOUNIS / YOUTUBE)

"Maman, les p'tits bateaux qui vont sur l'eau, ont-ils des jambes ?" Vous avez sûrement fredonné cette comptine dans votre enfance. Et une fois parent, vous avez eu envie de la faire connaître à votre enfant. Pour cela, rien de plus simple : direction YouTube, où vous avez de grandes chances de tomber sur une vidéo du Monde des Titounis

Les compteurs de cette chaîne française principalement dédiée aux comptines affolent : le Monde des Titounis rassemble plus de deux millions d'abonnés et totalise plus de 2,2 milliards de vues (encore plus que le YouTubeur star Cyprien, qui comptabilise 1,9 milliard de vues) pour près de 600 vidéos publiées en deux ans seulement. "C'est vraiment énorme, voire délirant pour des contenus aussi basiques", analyse Vincent Manilève, journaliste et auteur de YouTube derrière les écrans : ses artistes, ses héros, ses escrocs (lemieux, 2018).

"Ça calme tout de suite les enfants"

Les Titounis, des animaux colorés, font donc fureur chez les bambins, au grand soulagement de leurs parents. "Ça calme tout de suite les enfants", témoigne un papa reconnaissant dans les commentaires. Il n'est pas le seul : sous les vidéos, de nombreux adultes partagent leur expérience. "Je suis obligé de lui mettre ces chansons pour qu'il arrête de me casser la tête", écrit un internaute.

"Les comptines attirent les enfants parce que le rythme est lent et répétitif, donc c'est simple et ils peuvent comprendre", explique à franceinfo Olivier Duris, psychologue clinicien et membre de l'association 3-6-9-12, qui milite pour "apprivoiser les écrans et grandir". 

Laisser l'enfant seul avec l'écran de comptines, ça marche, ça calme l'enfant. Mais pour son développement, ce n'est pas la meilleure chose.

Olivier Duris, psychologue clinicien

à franceinfo

"Donner son téléphone ou sa tablette à son enfant pour qu'il se calme au restaurant ou en voiture est problématique, car on utilise l'écran comme une barrière dans la relation", met en garde le psychologue, qui pointe le problème des "écrans baby-sitters"

Mais les comptines, intergénérationnelles et consensuelles, rassurent les parents. D'autant que le marketing des Titounis est impeccable : des ritournelles souvent libres de droits, des animaux colorés qui s'animent au ralenti, un univers graphique simplissime, des chants d'adultes et d'enfants et une musique minimaliste.

La chaîne, qui propose des vidéos de plusieurs heures, a trouvé le bon filon. "C'est un succès infusé, enraciné, puisque ces vidéos, indéboulonnables, ont une espérance de vie largement supérieure à n'importe quel contenu scotché à l'air du temps", écrit Numérama au sujet du "surbuzz" réalisé par les comptines.

Une stratégie "brillante"

Reprenons l'exemple des "p'tits bateaux qui vont sur l'eau". Le 7 mars, le Monde des Titounis a publié une vidéo intitulée "Maman les petits bateaux - Comptines et chansons pour les petits - Titounis" (en fait plusieurs chansons mises bout à bout) et qui totalise plus de 1,5 million de vues. Détail qui a son importance : pas moins de treize annonces publicitaires sont insérées tout le long de la vidéo. 

Cette chaîne a complètement compris la mécanique pour se faire énormément d’argent, grâce à des bébés qui ont des usages de YouTube complètement différents de leurs parents.

Vincent Manilève, journaliste

à franceinfo

Le spécialiste de YouTube juge la stratégie des Titounis "brillante""Des contenus faciles à produire, des chansons en boucle qui permettent aux parents d'avoir la paix – les bébés n'ont pas besoin d'une vraie histoire ou d'un graphisme qui relève d'une création particulière –, le tout pendant des heures et avec énormément de publicités pour multiplier les revenus de la chaîne, car les bébés ne savent pas passer ces pubs", détaille Vincent Manilève. 

Mais qui se cache derrière cette success story ? Contactée à plusieurs reprises, la chaîne du Monde des Titounis n'a pas donné suite à nos sollicitations. En 2017, Numérama avait également tenté d'en savoir plus et reçu par mail une réponse laconique : "Malheureusement, je ne suis pas très à l’aise avec les interviews. En fait, je les refuse toutes ! (...) Je ne suis qu’une petite maman au foyer et j’aime mon anonymat et ma tranquillité :)" 

"Made in France with love"

Dans une vidéo postée en 2015, la créatrice des Titounis se présente en dessins. Elle affirme être une maman du sud de la France, graphiste de jeux vidéo, qui a profité de sa période de chômage en 2006 pour produire elle-même des vidéos de comptines pour divertir sa petite fille – sa "première fan". "Je fais toujours tout toute seule. De temps en temps, je demande l'aide de mon mari, parce que je ne sais pas encore faire des voix d'hommes", raconte celle qui a aujourd'hui trois filles (qui chantent elles aussi et apparaissent, masquées, dans certaines vidéos).

Une belle histoire et un aspect artisanal qui séduisent les internautes. "Incroyable, je n'aurais jamais pensé que vous étiez seule derrière ce 'monde', un grand bravo à vous, mes enfants adorent", écrit une maman dans les commentaires. Le blog "Mon univers de SuperMum" est aussi convaincu : "J'ai découvert que ces vidéos tant aimées par mon babyboy étaient 'made in France' et en plus 'faites maison', oui, oui, de vraies vidéos 'made with love', je suis encore plus contente de les regarder en me disant que ces vidéos sont le fruit d'un travail d'une seule et même personne !!!"

"Ne pas donner une image d'entreprise"

Pourtant, l'activité du Monde des Titounis est plus proche de l'entreprise que du simple passe-temps de maman dévouée. La société éditrice du site du "Monde des Titounis" est baptisée Meilina et basée à Saint-Raphaël (Var). Spécialisée dans la "production de films et de programmes pour la télévision", elle n'emploie aucun salarié – mais rien n'exclut le recours à des prestataires. 

"Il faut faire les animations – aussi basiques soient-elles –, les chansons, tout le merchandising autour, le community management..., détaille Vincent Manilève. Au rythme d'une vidéo tous les trois ou quatre jours, c'est très difficile de croire qu'il n'y a qu'une ou deux personnes derrière tout cela, ou alors elles sont en burn-out", estime le journaliste, qui signale une "volonté de storytelling".

Il y a un côté industriel dans cette chaîne, mais elle a intérêt à ne pas donner une image d'entreprise. Cela casserait le côté mignon de la maman qui fait des dessins animés pour les enfants.

Vincent Manilève, journaliste

à franceinfo

Car l'univers des Titounis compte en fait pas moins de quatre chaînes YouTube. Outre le Monde des Titounis, il y a la version anglaise Cartoon - TitounisKinderlieder - Titounis pour les Allemands et enfin Touni Toys, une chaîne qui met en scène jouets et friandises. A tout cela, il faut aussi ajouter la vente en ligne de produits dérivés (CD, puzzles, peluches...). S'il est très difficile d'estimer les revenus perçus par les YouTubeurs, tant les intéressés et la plateforme entretiennent le mystère, on peut néanmoins "déduire que celles et ceux qui sont derrière les Titounis en vivent confortablement", juge Vincent Manilève. 

"C'est la chaîne parfaite pour les marques"

Les revenus issus de la monétisation de ces vidéos (via les publicités) dépendent de critères variables, mais "peuvent atteindre plusieurs milliers d'euros par mois", explique le journaliste. "Les Titounis, c'est la chaîne parfaite pour les marques, avec un contenu le plus lisse et consensuel possible. Elles aiment être associées à un contenu qui ne pose aucun problème", poursuit Vincent Manilève. Pour renforcer son potentiel rémunérateur, les Titounis ont donc tout intérêt à proposer un long "tunnel" de chansons et vidéos, entrecoupées de nombreuses pubs.

Autre source de revenus à gros potentiel : la chaîne Touni Toys, qui filme des déballages de jouets, apprend les couleurs aux enfants avec des Smarties et leur fait découvrir l'alphabet avec de la pâte à modeler Play-Doh. Un lien pour acheter les produits des marques mises en avant est parfois disponible sous la vidéo. Ce genre de pratiques est généralement rémunéré par les marques, qui négocient des partenariats avec les chaînes YouTube "pouvant représenter plusieurs dizaines de milliers d'euros", indique Vincent Manilève. Les Titounis n'affichent pas ce genre d'accord commercial, mais il est permis de douter : "Même la photo de profil qui illustre la chaîne, c'est un lapin qui tient un œuf Kinder surprise, c'est délirant !"

Avec ce genre de vidéos, la marque est directement dans le contenu. Il n'y a pas de recherche artistique, c'est frontal et cynique, c'est de la publicité.

Vincent Manilève, journaliste

à franceinfo

"Ces déballages de jouets appellent à des mécanismes, des invariants qui existaient déjà avant et qui fonctionnent auprès des plus jeunes, les moins de 8 ans essentiellement : l’instantanéité, la surprise, une forme d’interactivité", explique au Monde (article abonnés) Coralie Damay, enseignante-chercheuse à l’ISC Paris et spécialiste du marketing de l’enfant. Elle ajoute : "Ces vidéos YouTube sont généralement filmées sans effets spéciaux, de façon très basique. Cela renforce le sentiment d’identification, car les enfants n'aiment pas avoir la sensation qu'on leur ment, qu'il y a du faux."

"Utiliser les écrans le moins possible" avant trois ans

Une pratique qui fait bondir le psychologue Olivier Duris : "L'enfant est incapable de se rendre compte que c'est une publicité ou un placement de produit. Les parents, généralement, ne sont pas à côté et donc ne font pas attention à ce que l'enfant regarde, ou alors ils se disent qu'il va apprendre les couleurs. Mais une fois au supermarché, l'enfant va vouloir telle ou telle pâte à modeler ou des bonbons parce qu'il les aura vus dans une vidéo."

Les enfants sont une cible publicitaire vraiment facile.

Olivier Duris, psychologue clinicien

à franceinfo

Pour ce qui est des comptines, Olivier Duris recommande de "rester à côté des enfants, pour être directement en relation avec lui et interagir. Avant trois ans, le spécialiste recommande "d'utiliser les écrans le moins possible, 10 à 15 minutes maximum par jour."

Chez les jeunes enfants, "l'écran n'est pas le plus important, il faut donner du sens et interagir avec l'enfant". Olivier Duris donne l'exemple de La Petite bête qui monte, une comptine qui fait appel au toucher, pour aider l'enfant à prendre conscience de son corps. Et ça, les écrans ne le permettent pas encore.

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