La dictature argentine, un boulet pour le pape François ?
Son élection à peine proclamée, mercredi au Vatican, Jorge Bergoglio était accusé d'avoir joué un rôle trouble sous la dictature de la junte militaire argentine, dans les années 70 et 80. Explications.
"S'il avait été à fond contre la dictature et s'il l'avait dit, il ne serait plus en vie, il serait au fond de l'océan, comme des milliers qu'on a jeté du haut d'un avion." Invité sur France 2, jeudi 14 mars, l'historien des religions Odon Vallet a reconnu le potentiel double jeu du nouveau pape François, à l'époque primat de l'Eglise argentine, durant la dictature militaire qui a fait plus de 30 000 "disparus" et 15 000 fusillés, entre 1976 à 1983. Mais que lui reproche-t-on exactement ?
Première accusation : une passivité complice
"L'Église d'Argentine est l'une des plus contestées d'Amérique latine pour sa passivité, voire sa complicité, à l'égard de la dernière dictature militaire", souligne le journaliste du Monde spécialiste du pays, Paulo Paranagua.
"A la tête des jésuites jusqu'en 1979, Jorge Bergoglio faisait partie de la hiérarchie catholique qui a soutenu le gouvernement militaire et appelé les croyants à être patriotiques", confirme le Guardian (lien en anglais). "La hiérarchie [ecclésiastique] argentine a montré une indifférence coupable face aux horreurs commises. Elle fermait la porte aux proches des victimes et refusait de s'impliquer dans des démarches humanitaires", raconte de son côté Paulo Paranagua.
"Bergoglio est un homme de pouvoir et il sait comment se positionner parmi les puissants. J'ai encore beaucoup de doutes sur son rôle concernant les jésuites qui ont disparu sous la dictature", corrobore Eduardo de la Serna, coordinateur d’un groupe de prêtres de gauche. Dès l'annonce du nom du nouveau pape, de nombreuses photos ont commencé à circuler. Un cliché était notamment supposé montrer Bergoglio donnant la communion au général Videla, à la sortie de prison de ce dernier, en 1990. En réalité, il ne s'agirait pas de Bergoglio, selon le quotidien argentin La Nacion (lien en espagnol), mais d'un prêtre nommé Octavio Nicolas Derisi, mort en 2002.
La confesión. Iglesia argentina sabía lo que la dictadura hacia.El hoy Francisco dando la comunión al dictador Videla twitter.com/caval100/statu…
— Víctor Arrogante (@caval100) March 13, 2013
Jorge Bergoglio "a fait ce qu'il a pu, pas plus, et pas moins", concède Odon Vallet. Tout comme l'Eglise argentine, qui, en 2000, finit par s'excuser publiquement pour ne s'être pas dressée contre les généraux de la junte. "Nous voulons nous confesser devant Dieu pour tout ce que nous avons mal fait", déclarait alors la conférence épiscopale argentine, rappelle le Guardian.
Deuxième accusation : la dénonciation de deux curés
Cependant, Jorge Mario Bergoglio serait coupable de plus que de simple inaction. "Le cardinal n'a pas toujours été très clair sous la dictature du général Videla : il a soutenu un certain nombre d'aumoniers militaires qui ont participé à des opérations de tortures", dénonce Christian Terras, le directeur de la revue Golias interviewé par France Inter. Par la suite, le cardinal de Buenos Aires a refusé à plusieurs reprises de témoigner lors de procès concernant ces derniers, et lorsqu'il l'a fait, il s'est montré "timide", assène Christian Terras.
Mais la principale accusation concerne le rôle de Jorge Mario Bergoglio dans l'enlèvement et l'emprisonnement de deux curés jésuites, Orlando Yorio et Francisco Jalics, le 23 mai 1976. Selon le journaliste Horacio Verbitsky, auteur du livre Le Silence cité par le Guardian, il aurait retiré la protection dont bénéficiaient les deux prêtres et même donné le feu vert pour leur kidnapping.
"Une semaine auparavant, leur charge de prêtres leur avait été retirée. A l'époque, c'était pour les militaires un 'signal' donné par l'Eglise, que les religieux étaient des subversifs, assimilés à la guérilla", raconte Rue89. L'un des deux prêtres torturés, qui a témoigné lors du procès de la junte en 1985, a même affirmé : "Je suis sûr qu’il a lui-même fourni une liste avec nos noms à la Marine."
Parole à la défense : "des preuves sommaires et contestées"
"Calomnie", réplique le cardinal. Dans son autobiographie Le Jésuite, publiée en 2005, Bergoglio affirme lui qu'il s'est battu pour leur protection puis leur libération. "Il prétend aussi avoir donné ses papiers d'identité à un dissident qui lui ressemblait pour lui permettre de fuir le pays", note le Guardian. Interviewé par BBC Mundo (lien en espagnol), l'activiste argentin des droits de l'Homme, Adolfo Pérez Esquivel a rejeté tout lien entre le cardinal de Buenos Aires et la dictature : "il y a eu des évêques complices de la dictature, mais pas Bergoglio", affirme-t-il. Et de marteler : "Il n'y a aucun lien qui le relie à la dictature."
Difficile de faire la part des choses puisque, comme le met en exergue le quotidien britannique, "les preuves sont sommaires et contestées" du fait de la mort de la plupart des protagonistes des années de plomb en Argentine. Le principal accusateur de Bergoglio, Horacio Verbitsky, est également l'un des principaux défenseurs des Kirchner, Nestor et Cristina, qui se sont succédé à la présidence du pays de 2003 à aujourd'hui. C'est sous la présidence de Nestor Kirchner, premier à demander pardon aux victimes de la dictature au nom de l'Etat, et vivement contesté par Bergoglio, que les grands procès concernant cette page sombre de l'histoire d'Argentine furent relancés.
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