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JO 2021 - Athlétisme : intouchables mais controversés, les records de Florence Griffith-Joyner embarrassent toujours le monde du sport

Jugés "imbattables", les records du 100 m et 200 m établis par Florence Griffth-Joyner tiennent toujours. Une longévité exceptionnelle qui fascine autant qu'elle gêne l'athlétisme mondial.

Article rédigé par franceinfo: sport - Antoine Chuzeville
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Florence Griffith-Joyner remporte le 200 m des Jeux olympiques de Séoul, le 29 septembre 1988. (ROMEO GACAD / AFP)

"Ce n'est pas possible. Personne ne peut courir aussi vite !" Un record du monde vient d'être battu en direct, mais dans la voix de ce commentateur américain, on sent plus de doutes que d'enthousiasme. Il se demande même s'il ne s'agit pas d'un "problème électronique" tant le temps qui s'affiche, 10"49, semble irréel.

La scène se déroule à Indianapolis, en juillet 1988, pendant les championnats d'athlétisme des États-Unis. Les séries du 100 m débutent à peine et Florence Griffith-Joyner remporte sa course... en battant le record du monde de 27 centièmes ! C'est le début d'un été phénoménal pour "Flo-Jo", sprinteuse de 28 ans plutôt habituée aux places d'honneur, qui s'empare en trois mois des records du monde du 100 m et du 200 m. Aux Jeux olympiques de Séoul, elle remporte la médailles d'or sur les deux distances avec, à chaque fois, plusieurs mètres d'avance.  

Une progression foudroyante

La progression fulgurante et inattendue de Griffith-Joyner, mais aussi sa transformation physique, provoquent la stupéfaction de ses concurrentes. Laurence Bily, cinq fois championne de France du 100 m dans les années 1980, racontait ainsi au micro de France 2 en 2013 : "Battre Griffith-Joyner, c'était devenu mission impossible. Sa puissance, son physique lui permettaient d'avoir une technique de course hyper efficace du premier au dernier appui. C'était Wonder Woman, en fait...".

L'Américaine Florence Griffith-Joyner lève les bras après avoir établi le nouveau record olympique et remporté la médaille d'or sur le 100 m, lors des JO de Séoul, le 25 septembre 1988. (RON KUNTZ / IOPP / AFP)

Certains coéquipiers de Griffith-Joyner se montrent très méfiants. "La progression de Florence a choqué car elle a été trop rapide. Et puis, sa voix avait beaucoup changé, elle était plus grave qu'auparavant. Chez les femmes, c'est souvent la conséquence d'usage de stéroïdes", écrit dans son autobiographie Carl Lewis, icône du sprint américain. Florence Griffith-Joyner n'a jamais été déclarée positive à un contrôle anti-dopage mais juste après la saison 1988, elle disparaît subitement des pistes et prend sa retraite sportive.

Des journalistes, notamment Kristina Rebelo de Sports Illustrated, enquêtent sur sa progression foudroyante, mais se heurtent au silence de "Flo-Jo" et de ses proches. Un silence qui devient définitif en septembre 1998 quand l'athlète décède, à seulement 38 ans, à la suite d'une crise d'épilepsie. Cette mort tragique et brutale fait taire les critiques les plus virulentes mais ne dissipe pas le malaise autour des ses records.

Des doutes mais aucune preuve de dopage

Ceux-ci restent, année après année, hors de portée de toutes les championnes qui se succèdent sur la piste. Ces temps paraissent encore plus inaccessibles que ceux d'Usain Bolt : sur 200 m, le Jamaïcain n'a que sept centièmes de marge sur le deuxième meilleur temps de l'histoire, quand la marge de Griffith-Joyner est de 27 centièmes ! Cette domination post-mortem d'une athlète depuis longtemps disparue est un cas unique dans l'histoire du sport. Troublante, morbide, elle contribue à consolider un mythe autour de "records maudits".

 Des records célèbres, mais sur lesquels très peu d'athlètes s'expriment spontanément. Quand on les interroge sur la régularité des performances de l'Américaine, les visages se crispent. Dans les stades d'athlétisme, on préfère oublier les exploits de "Flo-Jo"... ou en parler le moins possible. La gêne se combine à une forme de pudeur.

Pierre-Jean Vazel, entraîneur et spécialiste de l'histoire de l'athlétisme, comprend cette retenue : "C'est très délicat de lancer des accusations contre une sportive qui est décédée et qui ne peut plus se défendre. Certes, j'ai mes doutes sur cette époque, où les contrôles antidopage hors compétition n'étaient pas encore en place. Mais je refuse de prendre Griffith-Joyner pour cible, surtout en l'attaquant sur sa transformation physique. Quand un corps devient très musculeux, pour un homme ce serait normal, mais pour une femme ce serait suspect ? Cette différence de traitement me dérange."

Régulièrement questionnée sur la crédibilité de plusieurs records jugés "imbattables" et datant des années 1980 (ceux de Griffith-Joyner, mais aussi de Marita Koch sur 400 m ou de Jarmila Kratochvilova sur 800 m), la Fédération internationale d'athlétisme a été tentée de "remettre les compteurs à zéro" au début du XXIe siècle, mais le projet a été rapidement abandonné. 

"Flo-Jo" revient à la mode

Selon l'historien du sport Patrick Clastres, il ne faut pas compter sur les instances sportives pour percer le mystère qui entoure ces performances. "Ces grandes organisations n'ont pas de culture de l'introspection. Il n'y a quasiment jamais de regard critique sur le passé. La diplomatie internationale y joue aussi un grand rôle, on imagine donc mal le CIO s'attaquer à des records emblématiques de l'athlétisme américain." 

D'autant qu'aux États-Unis, Florence Griffith-Joyner redevient une icône à la mode, dont s'inspirent ouvertement la chanteuse Beyoncé ou la tenniswoman Serena Williams. Ces personnalités influentes clament leur admiration pour "Flo-Jo", cette "femme puissante", une Afro-Américaine issue d'une famille pauvre de Los Angeles et qui avait osé afficher un look extravagant dans les stades. Un film est même en préparation avec l'actrice Tiffany Haddish (Girls Trip) dans le rôle de la sprinteuse.

Une fresque murale dédiée à Florence Griffith-Joyner devant le collège Edwin Markham, dans le sud de Los Angeles, le 13 mai 2010. (REED SAXON / AP)

Aujourd'hui, les chances de voir une fédération remettre en cause les records de "Flo-Jo" sont donc quasi-nulles. Ajoutons qu'en 2021, plus aucune analyse antidopage ne viendra invalider ses performances, et que l'athlète n'est plus là pour s'inviter chez Oprah Winfrey et y avouer un éventuel recours à des produits interdits (comme un certain Lance Armstrong).

Les temps de Florence Griffith-Joyner restent donc, jusqu'à preuve du contraire, les références ultimes et incontestées du sprint féminin. Un héritage glorieux pour les uns, encombrant et malsain pour les autres. Pour effacer officiellement ces records, il faudra donc qu'une athlète puisse les battre... sur la piste ! Mais qui, et surtout : quand ? Dans les prochains jours, sur la piste du stade olympique de Tokyo ? Ou dans 10, 20, voire 50 ans ? Quand l'athlétisme pourra t-il tourner la page "Flo-Jo" ?

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