Réformes, technologie, circuit alternatif... Comment l'athlétisme tente d'innover pour combler son déficit de visibilité
Le projet, pourtant loin d’être effectif, a agité tout le monde de l'athlétisme. Fin février, World Athletics avait annoncé réfléchir à une réforme du saut en longueur, supprimant la planche d’appel pour la remplacer par une zone de saut. Un tiers des sauts aux Mondiaux de Budapest en 2023 avaient été mordus, ce que l’instance avait considéré comme décourageant pour les téléspectateurs.
La réception du projet a polarisé le monde de l'athlétisme, avec une incompréhension de certains acteurs. La mesure est encore dans son cocon, mais l'idée de réforme signifie une chose : World Athletics veut renouveler son sport pour aller chercher de nouveaux spectateurs.
Un problème d'incarnation depuis Bolt
Pendant une décennie, Usain Bolt avait associé le personnage médiatique et la régularité des performances qui forgent les légendes du tartan. Mais depuis la retraite du Jamaïcain en 2017, l’athlétisme traverse une crise d'incarnation. Si Noah Lyles, Armand Duplantis ou Sha'Carri Richardson ont bien un rayonnement international, leur aura ne s'étend pas au-delà les frontières de la piste.
"Il y a eu Carl Lewis, il y a eu Usain Bolt. Entre temps, il y a des grosses stars, mais aucune n'a dépassé le cadre de l'athlétisme. Il y a un petit creux, mais la prochaine va arriver."
Pierre-Jean Vazel, entraîneur à la Fédération française d'athlétismeà franceinfo: sport
"Quand ils ont ouvert la billetterie pour les championnats d'Europe, tout est parti en un jour aux Pays-Bas pour les jours de compétitions de Femke Bol. Des phénomènes comme Sha'Carri Richardson peuvent totalement exploser", analyse Pierre-Jean Vazel, entraîneur et membre de la cellule optimisation de la performance à la Fédération française d'athlétisme (FFA).
"On a une concurrence d'autres sports, certes, mais aussi car on n'a pas rénové les pratiques : on a des athlètes qui s'évitent avant les grands championnats, des organisateurs de meeting qui invitent comme ils veulent. Donc on n'a pas de visage récurent, on a du mal à créer des stars, car elles ne sont pas suffisamment exposées tout au long de l'année", analyse Stéphane Diagana, premier homme champion du monde français en 1997, sur 400 mètres haies, et consultant France Télévisions.
La Ligue de diamant, feuilleton illisible
Autre problème : le circuit principal, la Ligue de diamant et ses 15 meetings entre avril et septembre, est difficilement lisible tant les compétitions s'enchaînent et la retransmission TV est parfois purement absente, comme en France.
"On avance vers plus de clarté, mais chaque meeting a ses impératifs de date. A Londres, ils ont une semaine dans l'année pour faire le meeting, sinon c'est le club de football de West Ham qui joue dans le stade olympique", pointe Rémy Charpentier, chargé de la gestion des athlètes au meeting de Monaco, étape du calendrier. "L'athlétisme est de moins en moins diffusé, hors championnats, c'est une catastrophe", abonde Stéphane Diagana.
La discrétion du produit phare, hors championnats et Jeux olympiques, ouvre la porte à des initiatives privées : Michael Johnson, quadruple champion olympique entre 1992 et 2000, a annoncé sa volonté de créer un circuit alternatif, dont les contours sont encore assez flous. "Il y a des bonnes choses, ça fait venir de l'argent. Mais ce qui fait venir de l'argent fait aussi venir les escrocs", prévient Pierre-Jean Vazel.
L'idée d'une ligue privée a déjà existé dans les années 1970, avec plusieurs stars de l'époque comme le sauteur en longueur Bob Beamon, mais le projet n'avait pas abouti. "Peut-être qu'il manquait cette dimension de rêve olympique, qui est peut-être un peu désuette, mais qui parle encore aux gens. Et c'est ça qui manque à des compétitions purement mercantiles", poursuit l'analyste de la FFA.
Mieux montrer plutôt que plus montrer
A l'heure des réseaux sociaux et de la concurrence de sports très visuels, le produit est-il trop dur à vendre, ou est-il mal mis en valeur ? "Je pense qu'on n'a pas besoin de revoir les fondements de l'athlétisme pour proposer un spectacle attractif. Un meeting bien monté, avec une bonne alternance de courses, de concours, ça ne me déplaît pas. Le produit en soi est le même, il n'y a pas besoin de le changer", défend Rémy Charpentier.
"Aujourd'hui, tout passe par les écrans. Il faut que ce soit spectaculaire, mais dans ce petit écran qu'on tient à la main. Ce qui marche sur les réseaux sociaux, ce sont les relais, avec des remontées incroyables. Et ça, c'est hors du temps, ce n'est pas mesurable, c'est juste visuel."
Pierre-Jean Vazel, entraîneur à la Fédération française d'athlétismeà franceinfo: sport
World Athletics a donc lancé, depuis plusieurs années, des manœuvres pour dépoussiérer son produit. Le dernier exemple en date n'est pas plus vieux que lundi 3 juin. L'instance a annoncé la création d'une nouvelle compétition de fin de saison, "Ultimate Championship", disputée pendant trois jours dont la première édition aura lieu à Budapest en 2026.
L'objectif est d'attirer les grandes vedettes de l'athlétisme, a précise l'instance. La date de cette compétition a été choisie pour "s'assurer que pour la première fois, l'athlétisme atteindra une audience maximale chaque année", a-t-il ajouté.
En 2020, bien avant le projet de réforme de la planche d'appel, il y avait eu celui du saut décisif au concours de la longueur, qui pouvait aboutir à un paradoxe : un sauteur qui réalise un record du monde, mais pas à son dernier saut, pouvait perdre le concours, comme le détaillait Eurosport.
"Cette réforme du dernier essai, qui avait été abandonnée, ou la wavelight [système de lumières le long de la piste qui matérialise les temps de passage du record du monde], pour moi, c'est de la cosmétique. Et c'est peut-être un aveu d'impuissance face aux réels enjeux de changements profonds pour l'athlétisme", poursuit Stéphane Diagana, pour qui plus diffuser et créer des stars est indispensable.
La wavelight, cette ribambelle de diodes qui tournent en même temps que les athlètes autour de la piste a envahi les stades depuis le début des années 2020. Une mini-révolution pour les courses de fond, qui a trouvé un écho globalement favorable. "L'expérience du spectateur est améliorée, parce qu'on voit où en est l'athlète dans les tentatives de record, c'est très visuel", souligne Pierre-Jean Vazel.
"Il faut aussi savoir courir avec la wavelight, ce n'est pas évident. Il y a des athlètes qui disent que s'ils décrochent un peu, ça leur met un gros coup au moral car ils se focalisent dessus et en oublient leurs sensations et adversaires, et c'est là qu'ils peuvent se faire battre. Ça introduit un nouvel élément dans la course qui ne fait pas qu'aider l'athlète", constate Pierre-Jean Vazel.
Les chaussures, un bond technologique
Un autre bouleversement, moins visible, mais encore plus déterminant, est l’arrivée au milieu des années 2010 des chaussures avec drop, ce talon compensé afin d’obtenir plus de propulsion. Cette innovation a bouleversé en profondeur l’approche des courses de fond, où les records ne cessent d'être battus.
"Les chaussures sont devenues paradoxalement de plus en plus grosses, mais de plus en plus légères. A l'époque, World Athletics aurait pu définir ce qu'était une chaussure, mais ils ne l'ont pas fait. Ils se sont retrouvés devant le fait accompli, ont laissé pourrir la situation, alors qu'on le savait dès 2016", rembobine Pierre-Jean Vazel.
Sur ce sujet, Stéphane Diagana va même plus loin : "Je ressens sur les chaussures une volonté de laisser filer pour avoir des records. World Athletics se dit : 'On va plus parler d'athlétisme, car il y a de nouveau des records du monde, alors qu'ils ne bougeaient plus'. Il y a une sorte d'obsession d'un athlétisme de records, mais c'est une course perdue. Car à un moment ou un autre, ça stagnera", tance le consultant France Télévisions.
"Je ne suis pas contre les évolutions, mais il y a, à mon avis, d'autres choses à faire pour faire briller l'athlétisme au-delà de ce qui brille."
Stéphane Diagana, champion du monde du 400 mètres haiesà franceinfo: sport
Si tous les acteurs se rejoignent sur l'importance de réfléchir au modèle de l'athlétisme, sa réforme ne se fera pas brutalement. "A chaque nouveauté, il y a beaucoup de résistance. On a comme une impression de détruire un patrimoine, car c'est le sport le plus ancien des JO. L'athlétisme est un milieu assez conservateur. Il accueille les nouveautés avec une grosse résistance, et finalement les adopte", observe Pierre-Jean Vazel, qui rappelle la modification des perches dans les années 1960, ou l'apparition des starting-blocks après-guerre.
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