Paris 2024 : garder le secret ou tester son programme auprès des juges, le choix stratégique des sports artistiques
Le public devra encore patienter. A domicile, lors de la deuxième étape de Coupe du monde de natation artistique, du 3 au 5 mai, les Françaises n'ont pas dévoilé leur programme libre. Tout juste sait-on qu'elles nageront aux Jeux olympiques de Paris sur les paroles de Mesdames de Grand Corps Malade, dans un ballet imaginé par Mourad Merzouki, chorégraphe venu du monde du hip-hop. Le reste est tenu secret pour "créer un effet de surprise et frapper un grand coup", résume Laure Obry, entraîneure de l'équipe de France de natation artistique.
Au même titre que la gymnastique artistique ou rythmique, ou encore le trampoline, la natation artistique fait partie des sports olympiques notés par des juges. En 2023, elle a vu son système de notation révolutionné. Auparavant, les juges évaluaient sur 10 l'artistique et la technique selon leur ressenti, mais ils s'appuient désormais sur une codification précise.
Des contrôleurs vérifient que les difficultés annoncées sont bien réalisées et des juges notent l'artistique et l'exécution. "Notre sport a énormément évolué, on est très clairement sur un jeu de stratégie", pose Laure Obry, qui scrute la concurrence pour faire potentiellement évoluer à la hausse la difficulté du contenu des prochains programmes des Françaises.
Du secret pour susciter l'envie
"Avant, c'était important de se montrer. Si on était une nageuse forte, mais pas d'un pays connu, il fallait montrer aux juges qu'on était forte. Au début, je n'étais pas notée à ma juste valeur, retrace Virginie Dedieu, triple championne du monde en solo en natation artistique et consultante pour France Télévisions. Avant les JO de 1996, les Américaines étaient les meilleures. Elles ont choisi de ne pas montrer leur programme, car elles avaient déjà le statut. Le fait de cacher donnait encore plus envie. Aujourd'hui, la donne a changé."
En gymnastique aussi, la notation a évolué. La réflexion est née après le 10 historique de la Roumaine Nadia Comaneci en 1976 à Montréal et a abouti en 2005. Historiquement notées sur 10, les gymnastes sont désormais évaluées sur deux composantes pour permettre une plus grande différenciation entre les athlètes : l'exécution et la difficulté du contenu.
"Aujourd'hui, c'est beaucoup plus normé, constate Elvire Teza, gymnaste tricolore qui a participé aux Jeux d'Atlanta et de Sydney. Mais je pense qu'il existe toujours un effet lobbying. C'est ce que fait par exemple Kaylia Nemour [gymnaste algérienne], qui est sur toutes les compétitions alors qu'elle est déjà qualifiée pour les JO. Elle cherche à gagner de la notoriété."
En gardant la surprise sur le programme libre, le staff de l'équipe de France de natation artistique veut, lui, "marquer les esprits" et susciter un "effet waouh" pour que les juges sortent de belles notes.
"L'idée est de se démarquer en proposant quelque chose de différent et innovant. Si on dévoilait ce programme avant, on aurait forcément un effet un peu moins important aux JO."
Laure Obry, entraîneure nationale de l'équipe de France de natation artistiqueà franceinfo: sport
Les meilleures nations sont nombreuses à taire une partie de leurs programmes en vue des Jeux olympiques pour éviter une surenchère des difficultés de la part de la concurrence. "Si on est sûr de soi à l'entraînement, il vaut mieux garder le secret", estime Virginie Dedieu. En revanche, si la technique n'est pas assurée, présenter le programme permet d'obtenir un retour des juges et de savoir quels éléments risquent d'être déclassés, afin de les changer.
Un pari risqué
En natation artistique, la sanction est désormais lourde : une figure mal réalisée est notée 0,5 point (la "base mark", note de base, en français), quelle que soit sa valeur originelle. Le pari de ne pas tester son programme auprès des juges est donc audacieux. "Je pense que c'est risqué. En compétition, les filles auront du stress. Mais elles n'ont rien à perdre", observe Virginie Dedieu. "On prend des risques qu'on est capable de relever", rassure de son côté Laure Obry.
Pour éclairer les entraîneurs sans briser le secret, un travail de collaboration existe entre les juges français et le staff national, notamment lors de la phase de création. "Ils envoient des vidéos et on leur fait des retours. On arrive à trouver un terrain d'entente entre ce que l'entraîneur souhaite et ce qui est demandé dans notre gros livre de jugement", sourit Marie-Pascale Billiet, juge internationale de natation artistique. Les juges se déplacent également lors des stages de l'équipe de France. "On peut leur dire directement ce qu'on a vu et ce qui peut être amélioré. A leur niveau, les nageuses nous considèrent comme des alliés", souligne cette maître-nageuse et cheffe de bassin.
Optimiser les notes des gymnastes tricolores est le rôle qui tient le plus à cœur à Stéphane Miquel, rare homme juge international de gymnastique artistique féminine. Il fait partie des trois juges qui suivent de près l'équipe de France. Depuis les JO de Tokyo, ils participent à tous les rassemblements avant les grosses échéances. "On leur demande si ça vaut le coup d'ajouter telle ou telle chose, ou si c'était mieux avant", éclaire la gymnaste Morgane Osyssek-Reimer.
Ajuster selon le retour des juges
"C'est un travail de finesse. On travaille sur l'exécution. Par exemple, avant les Mondiaux, je leur ai fait travailler les réceptions pour qu'elles serrent les pieds et ne perdent pas de points sur ça, complète Stéphane Miquel. C'est rare qu'on conseille d'enlever un élément, sauf si la gymnaste perd plus de points en pénalités que ce qu'elle gagne avec la figure." Entre chaque stage, tout comme Marie-Pascale Billiet, Stéphane Miquel visionne des vidéos de nouvelles figures envoyées par les gymnastes et donne son avis.
"Les Américaines font le choix de montrer très peu de choses jusqu'aux championnats des Etats-Unis. Ici, les Françaises tentent pour avoir des retours en direct", explique Stéphane Miquel, professeur de mathématiques dans le civil. "Selon moi, c'est mieux de tester avant, pour être sûre que nos éléments soient validés par les juges", confirme Marine Boyer, spécialiste de la poutre.
D'une compétition à l'autre, la capitaine des Bleues fait varier son enchaînement pour "trouver la meilleure stratégie" pour décrocher la note la plus haute possible. "Après la Coupe du monde à Jesolo [Italie, en avril] par exemple, j'ai enlevé un élément sur lequel j'ai chuté et qui me prenait la tête. En plus, je ne gagnais qu'un dixième avec."
S'agissant des nouvelles acrobaties, les gymnastes s'y risquent avec prudence. Dans un sport où une mauvaise chute peut être dramatique, elles les présentent seulement une fois qu'elles sont parfaitement maîtrisées. Pour augmenter ses chances de décrocher une médaille à Paris, la spécialiste du saut de cheval Coline Devillard prépare en deuxième saut un tsukahara (saut par renversement avec une demi-vrille, suivie d'un salto arrière) assorti d'une double vrille, contre une simple auparavant. Avant les championnats d'Europe, où elle a décroché l'or le 15 avril, elle ne se sentait pas encore prête à le tenter. "Je le sortirai quand ça sera le moment. L'objectif est de le présenter aux JO."
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