JO 2024 : pourquoi Pierre de Coubertin, père des Jeux modernes, n'est vraiment pas prophète en son pays

Le fondateur des Jeux olympiques modernes est une icône à l'étranger, mais il demeure un paria en France. La classe politique s'en méfie, le monde économique le fuit et les universitaires ont toutes les peines du monde à faire émerger un discours nuancé.
Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
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La statue de Pierre de Coubertin à côté des anneaux olympiques, aux abords du stade olympique de Tokyo (Japon), le 21 janvier 2020. (CLIVE ROSE / GETTY IMAGES)

Il n'était pas venu pour faire une leçon d'histoire, mais le cadre – le grand amphithéâtre de la Sorbonne – s'y prêtait à merveille, ce 23 juin. "Les Français devraient être fiers de Pierre de Coubertin", a tancé Thomas Bach, président du Comité international olympique (CIO), venu célébrer l'anniversaire du discours fondateur des Jeux modernes, prononcé au même endroit, 130 ans tout pile auparavant. L'ancien escrimeur allemand est, de par son poste, un VRP infatigable de la mémoire du baron à la moustache foisonnante, fondateur du CIO et à l'origine du tas d'or sur lequel il est assis.

Partout où il passe, Thomas Bach fait un carton avec ses petits bustes à l'effigie de Coubertin. Sauf en France, où les personnalités les plus connues se sont évaporées au moment de la photo souvenir. Dans l'Hexagone, "il y a toujours eu un problème avec Pierre de Coubertin", résume Thibaut de Navacelle de Coubertin, descendant du baron.

De son vivant, l'aristocrate rallié sur le tard à la République s'était fâché avec son milieu d'origine. Le théoricien de l'éducation par le sport, fasciné par l'école britannique, s'était mis à dos la vieille garde des pédagogues et ses vaines tentatives de faire carrière dans l'armée, d'abord, et la politique, ensuite, avaient fini de le couper des élites de son pays. Le coup de grâce étant son exil, avec le CIO dans ses bagages, en Suisse, en pleine Première Guerre mondiale. "La France ne l'a jamais reconnu comme un héros", lance Aymeric Mantoux, auteur d'une biographie sur Pierre de Coubertin intitulée L'homme qui n'inventa pas les Jeux olympiques.

L'ombre des Jeux de Berlin

Le 1er janvier 1933, le monde entier le recouvre de télégrammes de félicitations quand il souffle ses 70 bougies. "La France, seule, m'a oublié. Bah, ce n'est pas moi qui ai le plus honte de ça", écrit-il, bravache, dans ses mémoires. Cette année-là, Hitler arrive au pouvoir en Allemagne, et le régime nazi va déployer des trésors de séduction pour se mettre Coubertin dans la poche : alors que le baron vivote, ruiné, à Lausanne, en Suisse, le IIIe Reich l'invite aux Jeux de Berlin dans l'avion personnel du Führer (Coubertin décline), Hitler propose de lui allouer des subsides pour l'aider à remonter la pente (somme à laquelle il ne touchera pas), baptise à son nom l'esplanade devant le stade olympique et en fait son champion pour le prix Nobel 1936 (en vain).

Il faut attendre que Coubertin passe l'arme à gauche, l'année suivante, pour que son pays natal se rappelle de lui. La France, la Suisse et la Grèce se disputent le droit de lui organiser des funérailles. Il faut six mois de négociations pour arriver à un compromis : le cœur du baron repose à Olympie (comme il l'avait demandé dans son testament), son corps à Lausanne et la France se contente d'un hommage symbolique. C'est en Grèce que le comte Baillet-Latour, successeur de Coubertin à la tête du CIO, prononce son éloge funèbre : "Le monde a perdu un génie."

Le monde, peut-être, la France, elle, s'en moque. En 1963, le centenaire de la naissance du baron suscite un espoir dans Le Monde : "Il serait bon que d'imposantes manifestations rappellent avec éclat le souvenir de celui dont le cœur repose à Olympie." Vaste programme, dont le général de Gaulle n'a cure. Cinq ans plus tard, à l'occasion des Jeux d'hiver de Grenoble, les sauts de cabris des pro-Coubertin, dont le patron du Comité national olympique et sportif français de l'époque, ne l'émeuvent pas davantage. Sondé sur une possible panthéonisation du baron, De Gaulle renvoie l'examen du dossier aux calendes grecques, d'une formule dont il a le secret : "L'idée est à retenir, mais Coubertin, ce n'est quand même pas Jean Moulin !"

L'hommage grenoblois au père fondateur des Jeux modernes se limitera à une statue – pas très ressemblante – installée sur le parvis menant au stade olympique. "On en a perdu toute trace", s'amuse Erwan Postaire, membre du Coljog, une association faisant vivre la mémoire des Jeux de 1968. "Sur une quinzaine de statues installées le long de cette allée, c'est la seule qui a disparu." Déjà, la municipalité, passée à gauche entre l'attribution et la tenue des Jeux, brillait par son absence lors de l'inauguration du monument. 

Une figure devenue toxique

Plus le temps passe, plus le nom de Coubertin fait l'effet de la kryptonite dans l'opinion publique. Passe encore que Jean-Marie Le Pen ait été vice-président du comité Coubertin dans sa jeunesse. Les pionniers de la sociologie du sport, Jean-Marie Brohm en tête, dézinguent ses "idées réactionnaires" et sa "pseudo-culture musculaire" à longueur d'ouvrages. On cherche en vain un musée olympique en France, alors que tous les pays qui ont accueilli les Jeux en comptent un. A part pour une pièce commémorative, le nom de Coubertin n'est apposé qu'au club des sponsors des Jeux d'Albertville de 1992.

Jacques Chirac, quand il était maire de Paris, ne lui a accordé qu'une triste rue coincée entre la Cité universitaire et le stade Charléty, quand à l'étranger, on en parle comme "l'individu le plus influent dans l'histoire du sport moderne" (Barbara Keys, dans Globalizing Sports, 2006). Guy Drut, un de ses plus ardents défenseurs dans l'Hexagone, a bien tenté d'introduire les valeurs olympiques au patrimoine olympique de l'Unesco, mais il n'a pu compter que sur le soutien du Sénégal, de la Jordanie et du Luxembourg. 

Cette gêne, ce malaise, ce sont les héritiers de Coubertin qui en parlent le mieux. "Le président Macron nous avait assuré qu'il viendrait à la Sorbonne, soupire Thibaut de Navacelle de Coubertin. Finalement, il n'a pas pu venir. La dissolution a joué aussi, mais on nous avait promis qu'il serait représenté par un de ses ministres." Ni Rachida Dati, alors ministre de la Culture, ni Amélie Oudéa-Castéra, ministre des Sports, n'ont fait le déplacement.

Dans l'entourage d'AOC, on plaide l'incompatibilité d'agenda – un déplacement à Chamonix (Haute-Savoie) avec le président était prévu sur le parcours de la flamme – et une position "équilibrée et nuancée" à l'égard du baron. "Lucidité sur certaines déclarations" et, en même temps – macronisme oblige –, un arrêt sur sa stèle à Olympie. Rachida Dati, elle, avait fait sa BA en accueillant un peu plus tôt Thomas Bach et son aréopage à la mairie du 7e arrondissement, qui accueille une exposition consacrée à Coubertin, baptisée "A Genius of Sport".

Un titre en anglais, un commissaire d'exposition américain et... des financements indiens, pour une discrète opération de soft power en vue d'une candidature de New Delhi pour accueillir les Jeux dans un futur proche. Ce n'est pas faute d'avoir démarché made in France : "On est allés taper à toutes les portes des sponsors de Paris 2024, et les mêmes marques qui font des publications célébrant les valeurs de l'olympisme nous ont opposé une fin de non-recevoir", déplore l'arrière-arrière-petit-neveu du baron.

"Le CIO veut contrôler le sujet"

Quand l'idée d'une exposition temporaire consacrée aux JO a fait son chemin au comité directeur du musée Grévin, courant 2022, le nom de Coubertin a rapidement été prononcé. "On a hésité", reconnaît-on dans la vénérable institution, qui aligne les poupées de cire depuis plus de cent quarante ans. Le musée Grévin a bien déjà réalisé une effigie du baron il y a trente ans, mais pour le compte du musée olympique de Lausanne, en Suisse. Pour la déclinaison parisienne, les hautes sphères du musée ne cachaient pas une certaine appréhension. "On s'attendait à une réaction de certains visiteurs. Au début, toutes les nouvelles effigies sont particulièrement surveillées, mais au bout de quelques semaines, on s'est rendu compte que ce n'était pas la peine pour celle de Coubertin."

A l'issue des Jeux, le triste cire ira rejoindre Guillaume Apollinaire et Georges Clemenceau au rayon histoire, a priori, pour quelques décennies. Ajoutez-y un film passé relativement inaperçu, L'Esprit Coubertin, sorti en salles en mai, où la statue du baron apparaît maculée de peinture rouge, un passage de la flamme devant le manoir normand où il a passé son enfance et vous avez fait le tour des événements liés à cette figure historique de l'olympisme pour cette année cruciale.

Dédiaboliser Pierre de Coubertin n'est pas une mince affaire. Ne serait-ce que faire toute la lumière sur le personnage. "Quand j'ai demandé les archives de Coubertin autour des Jeux de Berlin, le CIO m'a répondu qu'il les avait perdues...", raconte, encore soufflé, le biographe Aymeric Mantoux. Le CIO, qui finance beaucoup de chercheurs experts en histoire olympique, est accusé de verrouiller la recherche sur le volubile baron, dont on chiffre les écrits à plus de 15 000 pages (des dizaines de livres et de brochures et plus d'un millier d'articles).

"Ce qu'on découvre pourrait aussi améliorer son image, appuie la chercheuse allemande Natalia Camps Y Wilant. J'ai ainsi mis au jour que Coubertin a beaucoup correspondu avec une des principales féministes françaises de la fin du XIXe siècle, Juliette Adam, qui était intéressée pour publier ses articles dans son journal." Coubertin (un peu) féministe, voilà qui bat en brèche quelques idées reçues sur sa misogynie. N'empêche, il faut toujours montrer patte blanche pour accéder aux contenus les plus sensibles, déplore l'universitaire. "Le CIO veut contrôler le sujet et le récit autour de Coubertin." Avec des résultats tangibles dans tous les pays du monde, sauf en France.

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