Reportage "Je suis marié à ma maison" : partir ou rester, le dilemme des sinistrés touchés par les inondations dans le Pas-de-Calais

Autour de Saint-Omer, les habitants vivent encore avec le traumatisme de ces intempéries à répétition et s'interrogent sur leur avenir.
Article rédigé par Paolo Philippe - Envoyé spécial dans le Pas-de-Calais
France Télévisions
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Temps de lecture : 11min
Le fleuve de l'Aa a débordé trois fois en deux mois. Il passe au fond du jardin de Vincent Maquignon, ici le 18 mars 2024 à Blendecques (Pas-de-Calais). (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

Des parpaings disposés devant un garage, des sacs de sable abandonnés sur le pas d'une porte, des maisons aux volets fermés. L'impasse Salengro et sa dizaine de foyers, enserrés entre les deux bras du fleuve de l'Aa à Blendecques (Pas-de-Calais), est devenue en cette mi-mars une rue fantôme. Ici, l'eau est montée trois fois en deux mois : le 6 novembre, le 10 novembre et le 3 janvier. "La rivière de l'horreur", comme la surnomme désormais Vincent Maquignon, a tout ravagé : du mobilier, des souvenirs, des vies.

"On était le seul quartier à faire la fête des voisins, on se connaissait tous et on s'est pris trois inondations", se désole celui qui a emménagé en 2000 dans cette commune de 4 900 habitants, située près de Saint-Omer et où 800 personnes ont été sinistrées. "On se serait cru en période de guerre, les gens sont juste partis avec leurs sacs." Lui a laissé la plupart de ses affaires, ses meubles, dont certains sont encore entassés devant son garage, et beaucoup d'objets chargés d'une forte valeur affective. Certains ont disparu à tout jamais, comme les vidéos des premiers pas de ses deux fils et les photos de sa mère.

Un garage de Blendecques (Pas-de-Calais), où un habitant qui a quitté sa maison alerte sur les "inondations à répétition", le 19 mars 2024. (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

Vincent Maquignon, sa femme et ses enfants avaient pourtant décidé de revenir après les deux inondations de novembre. Ils avaient même commandé une nouvelle cuisine. La troisième crue – l'Aa qui coule au fond son jardin est montée d'un mètre trente a été le "coup fatal". "On s'est dit 'stop', qu'il fallait qu'on se sauve de ce quartier que je ne peux plus voir", dit-il. Début mars, de nouvelles pluies ont encore failli inonder sa maison, où il revient encore tous les deux jours, sans trop savoir pourquoi. "On devient un peu fou."

Des sinistrés espèrent que l'Etat rachètera leur maison

Celui qui est également adjoint à la mairie mange moins, dort peu et "se détruit la santé avec le stress". Il espère que l'Etat rachètera sa maison, estimée à environ 250 000 euros, grâce au fonds Barnier. Ce dispositif de prévention des risques naturels majeurs, qui prend en charge la différence entre l'indemnisation versée par l'assurance pour les travaux et le montant total du bien, s'applique seulement si le coût des travaux dépasse la moitié de la valeur de la maison.

Parmi les habitants de l'impasse Salengro, regroupés au sein de l'association Inond'AA !, chaque situation est différente. Certains vont vraisemblablement bénéficier d'un rachat par l'Etat, d'autres n'entrent pas dans les critères ou hésitent à s'en aller. Et puis il y a la dame du fond de la rue : elle a plus de 80 ans et veut absolument rester chez elle.

Hervé Caullery non plus ne partira pas. Cet habitant de Clairmarais, qui vit au milieu du marais audomarois et de ses canaux, aime trop sa maison achetée en 2012, sa vue sur les canards nageant dans l'eau et la biodiversité du coin. "On n'a pas investi tout ça pour se barrer quand il y a 50 centimètres de flotte", ironise l'homme de 57 ans, qui a eu l'idée de construire une digue autour de son terrain d'un hectare afin de se protéger.

"On veut montrer à notre assureur qu'on tient à notre bien en faisant un endiguement. C'est légitime de vouloir protéger sa maison, non ?"

Hervé Caullery, habitant de Clairmarais

à franceinfo

Il estime que le montant des travaux pour la digue et sa maison, en partie ravagée et fissurée, se chiffre à 200 000 euros (l'endiguement n'est pas pris en charge par l'assurance, qui couvre seulement les frais liés à la maison). "On nous a dit que ces inondations étaient exceptionnelles, et que l'exceptionnel ne deviendrait pas la norme", développe ce gérant d'un cabinet d'expertise-conseil à Lille. Une pelleteuse se trouve dans son jardin, où des travaux sont bien avancés. La digue en terre argileuse, par endroits, dépasse un mètre.

Des inondations, Hervé Caullery se souvient de la première évacuation en 4x4, de la benne de 30 m3 qu'il avait remplie de déchets avec sa conjointe et des premières nuits passées chez des copains ou dans un camping. Il est rapidement revenu, d'abord à bord de sa barque verte qu'il utilise l'été pour se balader, puis en famille. Le couple et ses deux chiens occupent depuis décembre un mobil-home au fond de leur jardin, qu'ils louent 1 500 euros par mois à un propriétaire de camping du coin.

Hervé Caullery, ici le 19 mars 2024 à Clairmarais (Pas-de-Calais), vit depuis décembre dans un mobil-home au fond de son grand jardin dans le marais audomarois. (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

Hervé Caullery convient que cette solution est onéreuse, mais ce pied-à-terre provisoire présente l'avantage d'être commode : "Pendant deux mois, il fallait vider tous les jours les déshumidificateurs qui tournaient 24 heures sur 24 dans la maison, donc c'était plus simple d'être à côté." Ce sinistré espère retourner vivre dans sa maison d'ici à l'hiver prochain, et pense que les travaux lui permettront d'aborder sereinement les prochaines pluies. Il parie aussi que le curage des cours d'eau empêchera de nouveaux dégâts liés aux intempéries, dont il tient les autorités pour responsables en raison du manque d'entretien des fleuves. C'est d'ailleurs le message qu'il avait fait passer au Premier ministre Gabriel Attal, début janvier, lors de sa visite dans un café du village.

>> Crues dans le Pas-de-Calais : curer les cours d'eau permettrait-il d'éviter les inondations ?

Comme Hervé Caullery, 6 000 habitants du Pas-de-Calais ont été touchés par les inondations à répétition, selon les autorités. La préfecture, qui a récemment lancé une cellule d'écoute pour les sinistrés, assure aussi des permanences dans les communes touchées avec France Assureurs, le principal organisme de représentation des entreprises d'assurance. "Il y a des situations préoccupantes, et qui le seront encore plus si les sinistrés n'ont pas de solution d'ici à l'hiver prochain", reconnaît le sous-préfet en charge de la reconstruction dans le Pas-de-Calais, Jean-François Raffy, nommé après les inondations de novembre. Il assure que plus de 95% des sinistrés ont reçu la visite d'un expert, et que les indemnisations sont en cours.

C'est le cas pour Corinne Delattre, qui a déjà reçu 80 000 euros de son assurance. Ce lundi-là, cette habitante de Blendecques est venue en mairie d'Arques pour échanger avec des agents de France Assureurs. Un mois avant les premières crues, elle et son mari avaient refusé une offre de 278 000 euros pour leur maison, où ils vivent encore. L'annonce se trouve toujours sur la vitrine du notaire, mais la maison n'est plus à vendre, et le montant des travaux n'est pas assez important pour que le fonds Barnier intervienne. "Si vous dites que vous habitez à Blendecques, les gens se sauvent", ironise-t-elle en faisant défiler les photos et les vidéos des inondations sur son téléphone. Par deux fois, sa cave et une partie de son rez-de-chaussée ont été inondées, tout comme le jardin, qui se trouve à quelques pas de l'Aa.

Corinne Delattre montre une photo de l'entrée de sa cave inondée en janvier, le 18 mars 2024 lors d'une permanence pour les sinistrés à Arques (Pas-de-Calais). (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

Corinne Delattre aimerait déménager, mais ne veut pas brader sa maison. Alors, elle préfère attendre, surtout vu les prix du marché et la hausse des taux d'intérêt dans l'immobilier. "Je suis mariée à ma maison, donc j'essaie d'en tirer du positif, de me dire que c'est l'occasion de changer de déco… Et puis, on a vu des gens dans des situations bien pires." 

Lors de la permanence, Corinne Delattre a fait la connaissance de Clément Berteloot, qui vivait non loin de la mairie d'Arques. Ce jeune homme de 25 ans a presque tout perdu : l'eau est montée dans son logement jusqu'à un mètre soixante en janvier, et il vit depuis plusieurs mois chez des amis avec sa copine, "qui se réveille la nuit quand il pleut". "Mon projet, c'est de m'en sortir, de vendre [grâce au fonds Barnier] et de racheter une maison, mais il n'y a rien qui avance." Carrelage, fenêtres, placo, isolation, cuisine… Ses travaux sont estimés à près de 120 000 euros, mais les devis prennent du temps. Et certains experts, selon lui, manquent d'humanité. "Lors de la visite du premier, j'en ai pleuré. Il nous a dit que notre maison aurait été mieux protégée si elle avait pris feu."

Stress post-traumatique

Psychologue à Saint-Omer, Marie Dulaquais avait tenu une cellule d'urgence en novembre. Elle avait reçu des sinistrés en détresse, souvent choqués. Elle constate que certains ont développé un stress post-traumatique après ces inondations. "Il y a toute une série de signes, comme ne plus dormir lorsqu'on entend de la pluie", explique la psychologue, qui a repéré chez certains une "peur distincte et consciente de l'automne". "Lorsqu'il a peur, l'être humain peut affronter cette réalité, ou fuir et développer une stratégie d'évitement", qui peut se caractériser par le besoin de déménager.

La préfecture a reçu 300 demandes de relogement temporaire et certains sinistrés vivent dans des mobil-homes installés sur un terrain vague de la zone commerciale de Longuenesse. Gwendoline Lacroix, son conjoint et leurs quatre enfants, dont trois en bas âge, occupent depuis début février un mobil-home de 34 m2 qui donne sur une rue très fréquentée. Depuis novembre, cette famille qui louait une petite maison de 140 m2 à Fauquembergues vit dans "le déni"

"On ne sait rien, et on a l'impression que l'Etat se fout de notre situation, que personne ne nous aide. On a du mental, mais c'est dur quand même. Alors oui, parfois, on pleure."

Gwendoline Lacroix, sinistrée qui vit actuellement dans un mobil-home

à franceinfo

Le couple continue de payer son loyer à Fauquembergues, mais se prépare à attaquer leur propriétaire en justice. Les deux, disent-ils, n'étaient pas au courant que la maison était en zone inondable. Ensuite, ils s'imaginent retrouver une autre maison dans le coin. "Partout, sauf où c'est inondable", répète Gwendoline. "Maintenant, j'ai l'application Vigicrues sur mon téléphone. Dès qu'il pleut, je regarde, c'est devenu instinctif." Elle aussi redoute l'hiver prochain et le retour de la pluie.

Pour Benoît Roussel, maire PS de la ville d'Arques, les inondations sont la conséquence du changement climatique. "Le phénomène climatique est là, il est puissant et on n'a pas le choix", explique l'élu, qui pousse pour que la communauté d'agglomération puisse aider les habitants qui ne seront pas éligibles au fonds Barnier. "Il faut accélérer sur la transition", avance l'édile. Il envisage de raser l'école de musique de sa commune, inondée plusieurs fois, et de la reconstruire ailleurs.

Vincent Maquignon pose dans la cuisine de sa maison touchée par les inondations, le 18 mars 2024 à Blendecques (Pas-de-Calais). (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

Début janvier, Vincent Maquignon aussi avait appelé à une solution radicale pour les maisons de l'impasse Salengro. Il avait déployé une banderole devant son domicile et demandé aux autorités d'"agir et endiguer ou raser" son quartier. Depuis, les habitants de la rue se sont presque tous résolus à partir. "Le jour où ils mettront le premier coup de pelle, la larme va couler, on va craquer, redoute l'élu à mairie de Blendecques. Mais on sera les premiers réfugiés climatiques, on va servir d'exemple."

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