"Je demande juste les os de mon fils" : le combat des mères algériennes pour obtenir la vérité sur leurs enfants disparus
Parfois, je me dis que si je ne l'ai pas retrouvé après toutes ces années, c'est qu'il doit être mort et qu'il a été balancé quelque part dans un fossé." Nassera Dutour a la voix tremblante. Au sein des locaux de son association à Alger, la porte-parole de SOS Disparus confie son long combat pour retrouver la trace d'Amine, son fils disparu depuis plus de vingt-deux ans. Une disparition qui a eu lieu dans les années 1990, lors de la guerre civile qui a opposé le gouvernement algérien à divers groupes islamistes. Des disparitions forcées qui ont été des armes du pouvoir au nom de la lutte contre le terrorisme durant cette décennie noire.
"Il y a eu des milliers de disparus à travers le territoire national. Et c'est une décision politique du système algérien", estime l'avocat Mustapha Bouchachi. Les familles de disparus évoquent des policiers arrêtant des jeunes issus de tous milieux au hasard, dans la rue. Mais les autorités nient être derrière ces disparitions. "Elles répondent qu'il s'agit de jeunes qui ont décidé de monter au maquis et qui sont morts au combat ou qui ont disparu à l'étranger", rappelle le sociologue algérien Nacer Djabi.
Alors que la jeunesse algérienne hurle sa colère dans la rue depuis quatre mois, à l'image de la nouvelle manifestation du 5 juillet, les fantômes de la décennie noire reviennent hanter la société algérienne. Ces mères tourmentées, courageuses, têtues, qui se battent depuis deux décennies pour retrouver le corps de leur enfant, espèrent découvrir la vérité pour pouvoir faire leur deuil.
Le temps des questions
Rapidement, Fatma Zohra secoue toute la ville pour savoir où est passé son fils. "On a écrit des lettres et des lettres, avec accusé de réception. On a un dossier qui fait au moins trois kilos. Mais elles sont restées sans réponse. Ou alors, on nous disait : 'Votre fils n'a pas été arrêté, ni recherché par les policiers'." Une réponse qui ne passe pas. "Mon fils n'a pas disparu comme ça, enrage-t-elle. Plusieurs témoins ont dit que Riad a été arrêté, qu'il a été torturé. Mais ils ne savent même plus quoi répondre."
Les droits de l'homme n'existent pas chez nous, c'est juste une plaque sur un bâtiment.
Dès 1998, les familles de disparus commencent à se réunir à Alger. Puis, en 1999, Nassera crée depuis Paris le Collectif des familles de disparu(e)s en Algérie, avant de fonder SOS Disparus à Alger. "On s'est dit qu'il fallait faire quelque chose pour témoigner que nos fils n'étaient pas des terroristes et qu'ils ont pourtant été arrêtés par des policiers", explique Fatma Zohra. Le combat peut se résumer en deux mots : "Vérité et justice". "Vérité pour savoir si les disparus sont morts, où sont leurs dépouilles, comment ils sont morts, détaille une membre de l'association. Et justice, car on lutte contre l'impunité de ceux qui ont commis des violences en Algérie, qui ont torturé et commis des exécutions."
Face aux autorités, ces familles se retrouvent souvent face à un mur. "Un commissaire m'a dit : 'Vous savez, ce jour-là il s'est passé beaucoup de choses. Un attentat, une famille égorgée, un mort retrouvé dans une cage d'escalier… On a arrêté beaucoup de monde, mais pas votre fils'. Il m'a dit ça avant même de m'avoir demandé son nom. Je me suis dit : 'Il se fout de ma gueule'", bouillonne Nassera. Au fil des années, les familles frappent à toutes les portes pour obtenir des réponses, mais elles ne récoltent que le silence. "On a commencé à se réunir le mercredi et le dimanche. On allait devant la prison, puis devant le procureur", se souvient Fatma Zohra.
Toutes les procédures judiciaires que j'ai lancées débouchent sur un non-lieu.
"Des vieilles allaient au cimetière tous les jours à l'aube en se cachant pour vérifier les corps amenés par les policiers, poursuit-elle. On a même fait des morgues, et quand on nous montrait les listes, il n'y avait que des X." La mère de Riad lance de multiples procédures judiciaires, mais à chaque fois les portes se referment. "Le Palais de justice à Alger est un très beau bâtiment, mais la justice n'est pas dedans."
La mère de famille reste ainsi, année après année, hantée par les mêmes questions. "Pourquoi ces jeunes ont-ils été arrêtés ? Pourquoi sont-ils morts ? Pourquoi on ne nous a rien dit ? Pourquoi n'ont-ils pas été présentés devant le juge ?" Tant qu'elle n'aura pas de réponse, Fatma Zohra ne pourra pas entamer son processus de deuil : "Je demande juste les os de mon fils, savoir où il a été enterré." Pour toutes ses démarches, elle peut compter sur l'association SOS Disparus qui ne désarme pas, malgré les pressions du pouvoir.
Le long combat
L'association de Nassera se structure au fil du temps et constitue minutieusement des dossiers. Aujourd'hui, plus de 5 000 victimes ont été recensées par SOS Disparus avec l'aide des familles. "Mais on estime qu'il y en a environ 10 000, affirme Nassera. Il y a pas mal de familles éloignées, du centre du pays, qui ne connaissent pas l'association." Tous les mercredis depuis vingt ans, les familles de disparus se retrouvent à Alger devant ou à proximité du Conseil national des droits de l'homme. Des rassemblements sont également parfois organisés dans d'autres wilayas (préfectures).
L'énergie du désespoir de ces familles a fini par agacer les autorités. "On a parfois été arrêtés lors de nos manifestations. Ils gardaient les vieilles jusqu'à 22 heures pour les relâcher dans le noir ! s'indigne Nassera. Ils ont commencé à écrire que notre financement vient de la CIA ou de l'étranger, qu'on est des familles de terroristes... Ils tentent de nous décrédibiliser, et certains y croient." La porte-parole de SOS Disparus évoque même une effraction dans les locaux de son association. "Ils ont ouvert les ordis et sont allés sur des sites liés à Daech. Il s'agit surtout de nous faire peur, de nous intimider."
Parfois, ils menacent directement les familles : 'Si tu continues à fréquenter l'association, ton fils va mourir. Il est vivant, mais cette fois il va mourir'.
Nassera se souvient aussi de ce séminaire que les associations de familles de disparus ont tenté d'organiser dans un grand hôtel d'Alger en 2007. "Ils ont écrit une lettre de menace à l'hôtel pour dire qu'on était une organisation terroriste, en menaçant de venir arrêter tout le monde, raconte-t-elle. Puis, le jour du séminaire, les hommes de la sûreté ont coupé l'électricité. On a quand même tenté de faire le séminaire à la bougie, mais on a dû renoncer faute de micro." L'animosité du pouvoir au fil de ces années de combat se manifeste jusqu'au sommet de l'Etat. "Une fois, Bouteflika nous a traitées de marionnettes, de pleureuses, raconte Fatma Zohra. Il a dit qu'on lui faisait honte. Tout ça parce qu'on a manifesté devant une délégation étrangère."
Une intransigeance qui s'explique. L'Etat algérien considère que le dossier des disparus appartient au passé et qu'il a été réglé par la loi d'amnistie votée par le peuple en 1999. "Pour les autorités, il y a eu un texte juridique pour régler ce grand contentieux de la guerre civile et la population a dit 'oui', décrypte le sociologue Nacer Djabi. L'Etat répond donc aux familles qu'il ne peut rien faire et que le dossier est clos."
Dès son arrivée au pouvoir en 1999, Abdelaziz Bouteflika propose un projet de loi pour "la Concorde civile", qui est approuvé par référendum à 90 % de votants. Il renforce cette amnistie en 2005 avec une "Charte pour la paix et la réconciliation nationale", qui prévoit des sanctions à l'encontre de ceux qui ne respecteraient pas ce choix de l'oubli. Le texte prévoit ainsi des peines de prison et une amende pour "quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne…"
"On a donc un système, qui est responsable des disparitions forcées, et qui fait une loi d'amnistie pour lui", constate Mustapha Bouchachi, avocat et militant des droits de l'homme. "La loi de réconciliation est venue et le pouvoir a pardonné à tout le monde. Une fois, un juge m'a dit : 'Madame, qu'est-ce que vous voulez que je fasse ? Tant que l'Etat n'a rien décidé de faire, je ne peux rien faire.' J'ai alors compris que l'Etat cherchait à camoufler ses crimes", s'exaspère Fatma Zohra.
Je pense que l'Etat est responsable et que ce dossier doit être rouvert.
SOS Disparus se bat justement depuis plus de vingt ans avec cet objectif. Mais après deux décennies, le découragement guette certaines mères. "J'en ai fait des choses, j'ai remué ciel et terre. Je ne sais plus où chercher. Le désert est tellement grand…" soupire Nassera. Cette lassitude peut également s'expliquer par les problèmes de financement. "On s'en sort très mal. On a été obligées de fermer le bureau de Constantine, révèle Nassera Dutour. Ces derniers temps, plus personne ne voulait financer la société civile en Algérie, mais bon là, ça semble reprendre timidement avec les événements en cours."
L'espoir
La situation actuelle nous donne beaucoup d'espoir et de dynamisme. C'est extraordinaire ce qu'il se passe, cela nous donne un nouvel élan", sourit Nassera Dutour. Depuis le début de la mobilisation contre le "système", le 22 février, les familles de disparus sont venues grossir les rangs des manifestants. "Et tous les vendredis, on a des gens qui nous disent : 'J'ai un frère, un cousin, un fils qui a disparu'", assure Nassera.
"Les premiers jours de la manifestation, j'ai eu un peu peur, avoue Fatma Zohra. Je priais Dieu pour qu'il n'y ait pas de deuxième guerre civile." Au fil des vendredis, elle a vu cette jeunesse responsable sortir en masse dans la rue et s'est peu à peu rassurée. Désormais, elle ne rate plus aucune mobilisation. "J'ai les pieds enflés après chaque marche du vendredi, et chaque fois je me dis que c'est la dernière fois. Mais le jeudi suivant, je retrouve ma jeunesse."
Mes chaussures sont déchirées, mais on est toujours debout, il reste un espoir. On a le droit à une tombe.
Un changement politique en Algérie pourrait être la solution pour ces familles. "Dans chaque pays qui se respecte, lorsque l'on va vers une vraie démocratie avec un changement du système, il y a ce qu'on appelle la justice de transition. Cela permet de savoir ce qu'il s'est passé, qui est responsable de tel ou tel acte", explique Mustapha Bouchachi. Avec le temps, certains ont abandonné le combat, volontairement ou pas. "Il y a des familles qui ont accepté des compensations financières, explique Nacer Djabi. Et certains parents âgés ont fini par disparaître à leur tour."
Mais la possible nouvelle donne politique réveille malgré tout une espérance. "Je recommence à me poser des questions pour savoir si mon fils est vivant, avoue Nassera Dutour. Surtout depuis qu'on a retrouvé quelqu'un qui avait disparu depuis 1996. Il a perdu la tête. On espère qu'il va guérir et qu'il va pouvoir parler, ça redonne un espoir." Pour Nassera, il n'est pas impossible que son fils soit resté toutes ces années au fond d'une cellule, à l'abri des regards. "Il y a toute une vie souterraine en Algérie et personne n'a accès aux lieux de détention. Quelqu'un m'a parlé d'une caserne reliée à une autre via des tunnels souterrains où l'on peut rouler en voiture. Ce sont des lieux construits du temps de la colonisation."
Pour moi, c'est très difficile, voire impossible, de faire mon deuil sans la présence d'un corps.
Pour Fatma Zohra, l'histoire est tout autre. Grâce à une avocate, en 2004, elle a fini par accéder dans un dossier au témoignage de Farid, l'un des garçons qui accompagnait son fils Riad le jour de son enlèvement. "Selon lui, après treize jours de maltraitance, Riad est mort dans sa cellule, murmure-t-elle. Farid n'avait pas voulu lui dire la vérité pour ne pas lui faire de peine. "J'ai donc appelé Farid pour que, cette fois, il me raconte tout, poursuit Fatma Zohra. Ils ont fait rentrer Riad dans sa cellule, en le jetant par terre. Il était dans un état indescriptible. Farid lui a pris la main et un autre garçon dans la cellule a fini par lâcher : 'Ton copain est mort'." Désormais, elle se bat pour obtenir la vérité et une sépulture à son garçon disparu il y a vingt-quatre ans.
Dans le salon de Fatma Zohra, le petit Riad, 5 ans, entre dans la pièce pour demander à jouer avec le téléphone de sa mamie. Le jeune garçon a reçu en héritage le prénom de son oncle disparu. Sa grand-mère lui montre une photo de son tonton et sort un poème écrit en mémoire de son fils : "Mon combat continuera jusqu'à la fin de mes jours. Je retrouverai ta tombe, mon enfant chéri."
Texte et photos : Clément Parrot
La disparition
Amine Amrouche avait 21 ans quand il a disparu, le 30 janvier 1997. "Amine ne faisait rien. Il était debout, en train d'attendre ses copains dans la rue. Et des gens l'ont tout simplement raflé", raconte sa mère, Nassera Dutour. Lunettes noires et cheveux courts aux reflets cuivrés, elle s'active dans les locaux de son association, au cœur d'Alger, tout près de la place de la Grande Poste, lieu emblématique de la contestation. Entre deux coups de fil, cette maman prend le temps de raconter une nouvelle fois la douleur, vingt-deux ans après la disparition de son fils cadet dans le quartier de Baraki, la banlieue sud-est d'Alger.
"Il venait de se lever et de sortir de la salle de bain après s'être changé parce qu'il était très coquet, détaille-t-elle. Avec des copains, il comptait aller acheter des cassettes vidéo pour la soirée du ramadan. Ils sont donc remontés chez eux pour prendre leur carte d'identité." Trois hommes en costume-cravate ont emmené le fils de Nassera dans une voiture banalisée. Policiers ? Agents des renseignements ? Personne ne sait vraiment. Peu importe, Amine n'a jamais été revu depuis ce jour-là. Amine venait d'avoir la majorité. Il avait comme projet de passer son permis pour être chauffeur de taxi.
Quand elle apprend la disparition de son fils, Nassera se trouve en France. Elle est partie vivre dans l'Hexagone depuis plusieurs années à la suite de son divorce et ne parvient pas, depuis, à obtenir les visas pour faire venir ses trois fils qui habitent chez leur grand-mère. "Quand Amine a disparu, je ne l'avais pas vu depuis plusieurs mois. Je suis alors revenu le chercher en Algérie. Je pensais que j'allais vite le retrouver. Mais ça n'a pas été le cas..." poursuit cette mère de famille de 63 ans, alors que son regard se perd dans le vague et que sa voix s'étrangle un peu. Pour Nassera, c'est le début d'un long combat qui n'est toujours pas terminé.
Pour Fatma Zohra Boucherf également, les années n'ont pas atténué la souffrance. Cette mère de six enfants a perdu toute trace de son fils Riad le 25 juillet 1995. "Il était aux alentours de 11 heures. J'ai envoyé Riad chercher des boutons pour une retouche à Kouba [ville de la banlieue d'Alger], il ne voulait pas, mais j'ai insisté. Et puis il n'est jamais revenu", souffle cette Algérienne de 68 ans, déjà grand-mère de 16 petits-enfants. Dans son rez-de-chaussée aux motifs orange et violets situé dans le quartier d'El Annasser, Fatma Zohra sort les photos et les textes qu'elle a écrits au fil des années pour documenter son combat. Une odeur de javel flotte dans l'air et vient parfois piquer les yeux lors du récit de cette mère brisée.
Ce jour de juillet 1995, moins d'une heure après le départ de Riad, une voisine vient l'informer que son fils de 21 ans et deux de ses amis, Farid et Kamel, ont été arrêtés par des policiers en face du palais de la Culture. "Au début, je me disais qu'il s'agissait de policiers, et non de terroristes, donc qu'il serait relâché, raconte Fatma Zohra. J'ai attendu un jour, deux jours, trois jours… Je suis allée frapper à toutes les portes et personne ne savait rien." Au bout de deux semaines, Farid et Kamel finissent par réapparaître. Mais pas Riad. "Ils m'ont dit qu'on les avait attachés à des arbres avant de les menacer avec un pistolet sur la tempe. Puis ils ont été emmenés au commissariat central", raconte-t-elle en serrant le portrait de son fils contre elle. Elle apprend aussi par un nouveau témoin, un autre garçon du quartier, que son fils a été aperçu menotté à un radiateur. Mais personne ne lui dit ce que Riad est devenu par la suite.