"Il n'est plus possible d'arrêter le cours de l'histoire" : rencontre avec Mustapha Bouchachi, figure de la contestation en Algérie
L'avocat et militant des droits de l'homme, ancien député, a livré à franceinfo son regard sur la situation politique dans son pays et sur l'avenir du mouvement de protestation.
Mustapha Bouchachi ne s'arrête plus de marcher. Devenu l'une des figures tutélaires du mouvement de contestation en Algérie, cet avocat de 64 ans enchaîne les rencontres et les déplacements. La première fois que ce militant des droits de l'homme nous a rencontrés dans ses bureaux fin juin à Alger, il avait du mal à masquer sa fatigue. A peine sorti de la prison d'El-Harrach où il avait rendu visite aux jeunes protestataires placés en détention provisoire pour avoir brandi le drapeau amazigh (berbère) lors d'une manifestation, il se préparait à repartir pour un forum en Tunisie.
De passage cette semaine à Paris pour rencontrer la communauté franco-algérienne, l'ancien député a répondu aux questions de franceinfo à l'avant-veille d'une manifestation décisive prévue le 5 juillet, jour de la 57e commémoration de l’indépendance et 20e vendredi de mobilisation dans son pays. Résolument engagé auprès des manifestants afin d'obtenir une transition démocratique, Mustapha Bouchachi a confié son optimisme et sa confiance sur l'avenir qui s'ouvre pour son pays.
Franceinfo : Trois mois après le départ d'Abdelaziz Bouteflika du pouvoir, une transition démocratique en Algérie vous semble-t-elle toujours possible ?
Mustapha Bouchachi : Je suis optimiste parce que les Algériens qui sortent dans la rue depuis le 22 février sont déterminés et patients malgré toutes les manœuvres du pouvoir algérien pour les diviser, les poursuites judiciaires contre des militants, et les dizaines de barrages sur la route le vendredi pour empêcher les Algériens de rentrer à Alger.
Le régime n'est pas dans la logique d'un vrai changement du système. Il considère que le "Hirak" [le mouvement de contestation] a réussi à éliminer le clan Bouteflika et qu'on doit maintenant aller rapidement vers une élection présidentielle et s'arrêter là. Il souhaite, en plus, aller vers des élections avec les mêmes symboles hérités du système Bouteflika.
Que réclament aujourd'hui les manifestants ?
Les Algériens sont sortis dans la rue pour changer la façon dont le pays est gouverné, et pas seulement pour changer le président et les figures au pouvoir. Depuis l'indépendance en 1962, les Algériens n'ont jamais pu élire un président par eux-mêmes, ce sont toujours les militaires qui ont décidé.
Les gens refusent que l'actuel Premier ministre [Noureddine Bedoui], qui est l'ancien ministre de l'Intérieur derrière la fraude électorale de ces dernières années, organise les élections présidentielles. Et ils refusent aussi que le chef de l'Etat par interim [Abdelkader Bensalah] accompagne cette période de transition. On ne leur fait pas confiance. Si on organise des élections avec le même système, on prend le risque de se retrouver avec un président qui n'aura pas le soutien des Algériens. Et lorsque tu es mal élu, tu ne peux pas être indépendant. Nous aurons alors un président faible, otage des forces internes ou externes, des puissances étrangères.
L'armée, composante essentielle du pouvoir, semble durcir le ton et s'éloigner de sa promesse d'accompagner la volonté du peuple...
Les dernières déclarations de l'armée nous rendent un peu pessimistes. Cette institution avait assuré vouloir accompagner les Algériens dans leurs revendications légitimes, donc vers la démocratie. Or ce qui se passe depuis quelques semaines démontre le contraire. Ils ont d'abord tenté, sans réussite, de diviser les Algériens. Il y a désormais des poursuites judiciaires pour terroriser les jeunes et tenter ainsi de casser le "Hirak".
Mais je pense que vous ne pouvez pas aller contre la volonté de tout un peuple. Il est dans l'intérêt de l'institution militaire d'accompagner les Algériens vers une vraie démocratie. Avec les nouvelles technologies, avec les réseaux sociaux, il n'est plus possible d'arrêter le cours de l'histoire. J'espère que l'institution militaire en est consciente. Dans un pays aussi grand que le nôtre, on a besoin de cette armée face aux problèmes d'insécurité dans les pays voisins.
Craignez-vous une montée de la violence, notamment lors de la grande mobilisation de ce vendredi ?
Non, je pense que les Algériens vont continuer à manifester pacifiquement, à être patients et ne répondront pas aux provocations. J'ai toujours dit que le système avait les moyens de la violence bien plus que le peuple, donc ce n'est pas dans l'intérêt des manifestants de s'engager sur cette voie. De son côté, l'armée algérienne n'a pas d'intérêt à utiliser la violence.
On vient d'ailleurs avec des amis de lancer un appel à rester pacifique pour ce vendredi. Il s'agit aussi d'un appel à sortir en masse. On a eu l'indépendance de la terre en 1962, on aimerait que ce 5 juillet 2019 soit le début de la libération de l'être humain par une vraie démocratie en Algérie.
Que proposez-vous sur le plan politique pour sortir de l'impasse actuelle ?
Nous proposons une période de transition gérée par des gens qui peuvent être acceptés par les Algériens, avec une présidence collégiale ou un président. Quand je dis "nous", il s'agit de la classe politique, de la société civile, des anciens combattants, des gens dans la rue... Le malheur de l'Algérie, cela reste l'administration qui a toujours fraudé au profit du candidat du système. Nous demandons donc la création d'une autorité ou d'une commission indépendante pour organiser les élections. Le ministre de l'Intérieur ne doit plus chapeauter les élections.
Combien de temps peut durer cette période de transition ?
Les Algériens ont besoin d'un peu de temps pour s'organiser. C'est une société qui a été interdite d'organisation, de société civile, de vrais partis politiques... Le système et les services de sécurité ont toujours été derrière la création de la société civile. On veut un laps de temps pour que la société s'organise et participe réellement aux prochaines élections. Si les conditions de la transition sont réunies, entre six mois et une année peuvent suffire. Il ne faut pas donner des arguments au système pour qu'il dise : "Attention, on ne peut pas avoir une période de transition trop longue sans président élu démocratiquement."
Quelles sont ces conditions ?
L'essentiel reste d'avoir les outils pour aller vers une élection transparente. Il faut donner la possibilité aux Algériens de s'organiser, de créer des associations, des partis politiques s'il le faut... Et en même temps, il faut ouvrir l'espace public. Dans notre pays, il est impossible d'organiser une réunion dans un hôtel sans autorisation du ministre de l'Intérieur, ni de conférence dans une université, ni de marche... Même un parti politique constitué a besoin d'une autorisation pour se réunir.
Il faut ajouter à ce climat la fermeture du champ médiatique. Les gens qui ont un avis différent du système en place sont pratiquement interdits des chaînes publiques et privées. Avant, les chaînes privées m'invitaient à la télévision, mais ce n'est plus le cas. Par ailleurs, je pouvais faire des conférences à travers le territoire national au début du "Hirak". Mais depuis deux mois, ce n'est plus possible.
Quelles sont les étapes nécessaires pour la transition que vous appelez de vos vœux ?
Les textes qui existent actuellement sont ceux d'un système totalitaire. Après l'élection d'un président, il faudra organiser des législatives pour obtenir un Parlement qui devra commencer par revoir toute la législation algérienne. La loi sur les associations, sur l'audiovisuel, sur l'information, sur les partis politiques... Tout ce qui concerne les droits de l'homme en général. Il faudra également engager une réforme de la justice, qui n'a jamais été indépendante. Actuellement, lorsque les autorités demandent au juge de mettre des gens en prison, ils vont en prison.
Dans le même temps, le Parlement aura pour tâche de revoir la Constitution algérienne ou d'en établir une nouvelle. Il s'agit de discuter d'un texte plus démocratique qui ne donne pas tous les pouvoirs au président.
Quel rôle pourriez-vous jouer demain dans cette future Algérie ?
Le seul leader, c'est le peuple. J'espère qu'on va réussir cette période de transition, et c'est à la jeunesse algérienne de faire les choses. Ensuite, si les Algériens ont besoin de moi, que ce soit pour la période de transition ou pour après, je suis là pour aider. Je suis à la disposition du peuple. Mais je reste militant des droits de l'homme, avocat, et pour gérer un pays, tu as besoin d'une classe politique. Tu ne peux pas devenir président comme ça. Moi, même si j'ai accompagné le FFS (Front des forces socialistes) à un moment, je n'ai pas de parti politique. Lorsque l'on va vers une démocratie, il y a des milliers de personnes qui peuvent participer, mais il est sûr que le fait d'être connu donne cette possibilité d'être un arbitre et d'aider à cette période de transition.
J'essaye d'être un aiguillon, parce que j'estime que c'est une responsabilité de faire réussir cette révolution.
Mustapha Bouchachià franceinfo
Mais l'essentiel reste d'aller vers une vraie démocratie en Algérie. Et ce n'est pas pour moi, mais pour notre jeunesse, pour nos enfants et pour les centaines de milliers d'Algériens qui vivent ailleurs et veulent rentrer chez eux. Il s'agit d'un pouvoir corrompu, une dictature qui a fait fuir des centaines de milliers de personnes. Ils n'avaient pas besoin d'aller trouver du travail ailleurs. Il y a, par exemple, plus de 10 000 médecins, formés en Algérie, qui travaillent ici en France. Ces cadres, ces médecins, ces enseignants universitaires qui ont quitté leur pays, non en raison de problèmes économiques, mais parce que l'Algérie n'est pas un Etat de droit, pas une démocratie. Il s'agit d'un pays où la dignité humaine n'est pas respectée.
Est-ce qu'il vous arrive d'avoir peur ?
Oui. Mais ça fait trente ans que j'ai peur, depuis que j'ai commencé à militer. J'ai défendu les islamistes lorsque personne ne pouvait le faire, j'ai défendu les opposants, j'ai parlé de l'ancien système des années 1990 avec la torture, les assassinats extrajudiciaires commis par le système, les disparus... Donc à chaque étape de ma vie, j'ai eu peur. C'est humain. Aujourd'hui, je suis inquiet. Pas pour moi, mais pour l'Algérie. Je ne voudrais pas qu'une révolution aussi magnifique et pacifique ne parvienne pas à achever cette chose très simple : aller vers une démocratie.
Quelle place doit prendre, selon vous, la religion dans une future Algérie démocratique ?
Il y a des constantes en Algérie : l'islam, l'arabité et l'amazighité [spécificité berbère]. Tout le monde semble d'accord là-dessus. Mais ce sont aux Algériens, au futur Parlement qui va produire une nouvelle Constitution, de trancher. C'est un débat, et comme tous les débats de société, il doit être abordé par les Algériens. Mais tout le monde est d'accord pour dire que la religion garde une place très importante.
Un retour en force de l'islamisme est-il envisageable ?
Je n'ai pas peur de ça. Les Algériens ne sont pas dans cette mouvance salafiste. Et le peuple considère quand même les islamistes comme responsables, avec le pouvoir, de la décennie noire. Donc ils sont rejetés. Je vois parfois dans la rue des salafistes chahutés par les Algériens dans les manifestations. Je pense que c'est un peuple qui est mûr pour une vraie démocratie.
Les islamistes ne sont pas aussi forts que dans les années 1990. Et même dans ces années-là, je pense qu'ils ont été encouragés par le système pour gagner les élections, parce que ce dernier avait besoin d'un ennemi pour arrêter le processus de démocratisation de l'Algérie. Il ne pouvait pas faire de coup d'Etat sans la présence des islamistes, et cela a coûté des milliards et 200 000 morts à l'Algérie. Tout ça pour garder le système.
Quelles peuvent être les futures relations entre la France et l'Algérie ?
Je pense que la France a une responsabilité depuis l'indépendance jusqu'à aujourd'hui. Elle a toujours favorisé un système non démocratique, car c'est plus simple de le gérer, de mettre la pression sur un régime qui n'est pas issu du peuple. Alors la France a toujours joué gagnant pour elle, et non gagnant-gagnant.
Lorsque le président français a fait des déclarations concernant la période de transition, j'ai expliqué que le France devait comprendre que ce n'est plus possible d'aider le système totalitaire qui a géré le pays. Ce genre de position peut affecter les relations avec le peuple algérien à long terme. Je suis sûr qu'il est dans l'intérêt de la France, à long terme, d'avoir des relations équilibrées avec une vraie démocratie en Algérie.
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