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"Il y a un climat de psychose" : la galère des journalistes algériens pour couvrir le mouvement qui secoue le pays

Article rédigé par Clément Parrot - Envoyé spécial en Algérie
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Mehdi Alioui, journaliste au HuffPost Algérie, lors d'une manifestation des étudiants, le 27 juin 2019, à Alger. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)

Depuis le début des manifestations, les journalistes algériens sont en première ligne pour relayer les événements en cours dans le pays, malgré les pressions exercées par le pouvoir.

"Tu vois le mec en blanc avec la casquette là-bas ? Et celui en noir à côté ? Bah voilà, encore deux flics en civil !", observe Mehdi Alioui, mardi 25 juin, lors d'une mobilisation des étudiants à Alger. Repérer les hommes des RG, les renseignements généraux, lors des manifestations est devenu une habitude pour ce journaliste du HuffPost Algérie. "Depuis quelques semaines, ils infiltrent des policiers très jeunes, qui ont carrément l'air d'être des étudiants, ça c'est nouveau", confie le reporter.

Avec son bas de survêtement et son tee-shirt violet, Mehdi Alioui est à l'aise pour circuler. Il se faufile entre les drapeaux des manifestants, se précipite vers les attroupements créés par les interventions, parfois musclées, des forces de l'ordre et utilise ses deux téléphones pour ne rien manquer. "Il y en un pour le live et un autre pour les photos", sourit le jeune journaliste de 25 ans, qui fournit des infos à sa rédaction pour actualiser les articles à l'aide de messages vocaux transmis via Facebook. "C'est vrai qu'on dirait un peu un mec des RG quand je fais ça, s'amuse-t-il. Au début du mouvement, on utilisait même une application 'talkie-walkie' parce qu'internet passait trop mal. Mais maintenant, ça va."

Le journaliste Mehdi Alioui avec ses deux smartphones, lors d'une manifestation des étudiants, le 27 juin 2019, à Alger. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)

Ce type de rassemblement n'est pas sans danger pour les journalistes algériens. Ils prennent le risque de se faire contrôler, voire arrêter par la police. "L'un des journalistes de la rédaction a déjà été arrêté deux fois, raconte la rédactrice en chef du HuffPost Algérie, Ghada Hamrouche. Il a été relâché dans les trois ou quatre heures qui ont suivi, mais ça l'a empêché de travailler correctement." Les autorités ne font généralement pas la différence entre un journaliste qui filme avec son smartphone et un jeune manifestant qui le fait pour sa propre page Facebook.

Souvent, les RG me demandent pourquoi je n'ai pas de caméra. Je leur réponds en leur demandant pourquoi ils n'ont pas d'uniforme.

Mehdi Alioui, journaliste au HuffPost Algérie

à franceinfo

"La presse en ligne n'est pas reconnue en tant que média par les autorités, nous sommes simplement tolérés", explique Ghada Hamrouche. Depuis un open-space à l'ameublement minimaliste, situé à deux pas de la place Maurice Audin, l'un des lieux de la contestation, cette journaliste expérimentée dirige une petite équipe de cinq journalistes. Cheveux attachés en arrière par un chignon et lunettes sur le bout du nez, elle avoue que son équipe n'a pas le temps de prendre des vacances en ce moment. "Le vendredi, tout le monde est sur le terrain et on rentre au fur et à mesure pour écrire."

"Le pouvoir fonctionne par la propagande"

Au HuffPost depuis cinq ans, Mehdi Alioui reconnait que l’accès à l'information est difficile dans son pays. "Il y a moins de rigueur qu'ailleurs, que ce soit dans la communication des institutions ou parfois chez certains confrères…", affirme-t-il. Dimanche, par exemple, plusieurs jeunes ont été envoyés en détention provisoire pour port du drapeau amazigh (berbère) après leur arrestation lors de la manifestation du vendredi. Mais aucun média n'avait le même chiffre. "On avait 14 jeunes le matin, puis 16, 17, 18 ou 19 au fil de la journée, souffle Mehdi Alioui. Normalement, le parquet devrait communiquer, mais il ne le fait pas."

Obtenir une information ou même une simple confirmation nécessite parfois beaucoup d'énergie. "Je me souviens d'une fois où on me rapporte qu'un wali [un préfet] a annoncé à la radio l'installation d'une usine Kia à Batna. J'appelle la wilaya [la préfecture] et personne n'est capable de me donner une confirmation. Le chargé de communication et le chef du cabinet ne savaient même pas où était le wali", raconte Mehdi Alioui.

On a rarement accès à l'info officielle. Le droit à l'information est garanti par la Constitution mais, dans les faits, il n’existe pas.

Ghada Hamrouche, rédactrice en chef du HuffPost Algérie

à franceinfo

"C'est très opaque, verrouillé. Le pouvoir ne fonctionne pas par la communication, mais par la propagande, confirme Hacen Ouali, journaliste politique au sein du quotidien El Watan. On essaye du coup d'élargir notre réseau de sources avec des gens qui gravitent autour des arcanes du pouvoir."

"Avec un simple coup de fil, on peut faire arrêter quelqu'un"

Le départ d'Abdelaziz Bouteflika et la situation politique actuelle n'ont pas amélioré la situation. "On était sous la coupe de Bouteflika et on est passés sous celle de l'armée, se désole Khaled Drareni, correspondant de RSF (Reporters sans frontières) en Algérie. Il suffit de regarder les chaînes de télévision, elles ne parlent jamais des slogans hostiles au général Gaïd Salah. Rappelons que l'Algérie est 141e dans le classement RSF pour la liberté de la presse." Attablé à un café dans le centre d'Alger, le jeune journaliste indépendant pointe aussi du doigt le blocage du site TSA (Tout sur l'Algérie), inaccessible depuis plusieurs jours, en s'interrogeant sur la responsabilité du pouvoir.

Quand on regarde le JT de 20 heures de la télé publique, on se croirait en Corée du Nord, avec trente minutes à la gloire de l'armée.

Hacen Ouali, journaliste à "El Watan"

à franceinfo

Des choix éditoriaux plus ou moins contraints qui se retrouvent aussi dans les kiosques à journaux, comme celui de la rue Didouche Mourad où se réunissent tous les matins une dizaine d'Algérois. "Choquant", titre ainsi El Watan au lendemain du placement en détention d'une quinzaine de jeunes arrêtés lors de la manifestation de vendredi dernier avec un drapeau berbère. Deux ou trois autres quotidiens l'imitent, mais la majorité préfère se concentrer sur la victoire des "Verts" (l'équipe d'Algérie) face au Kenya, lors du premier match de la Coupe d'Afrique des nations. "Ils vont parler de plus en plus de foot, et de moins en moins des manifestations", regrette Khaled Drareni. 

Pas de quoi décourager la rédaction d'El Watan, qui a la ferme intention de continuer à "soutenir" le mouvement, comme elle le fait depuis le début. "On travaille depuis des années pour ce moment, car la liberté de la presse ne peut exister en dehors d'un espace démocratique", assume le journaliste Hacen Ouali à la sortie de la conférence de rédaction du journal. Mais il avoue que le moment est à la fois "excitant" et "effrayant". "Il y a des pressions de la part du pouvoir. Et il y a un climat de psychose car les journalistes savent qu'avec un simple coup de fil, on peut faire arrêter quelqu'un."

"Si ça ne change pas, on est foutus"

"Si ça ne change pas, on est foutus", avoue sans détour Mourad Slimani. Selon le directeur de la rédaction d'El Watan, la situation politique du pays est devenue une question de vie ou de mort pour son journal. Petit bouc au menton et tenue décontractée, il ne cache pas les difficultés financières rencontrées ces derniers temps par le titre, qui emploie encore actuellement 150 personnes, dont 60 à 70 journalistes.

Au centre, Mourad Slimani, directeur de la rédaction d'"El Watan", est entourné de plusieurs journalistes dans les locaux du journal, mardi 25 juin, à Alger. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)

Le journal s’est récemment séparé d’une centaine de correspondants et ne parvient toujours pas à redresser la barre. "On est en crise depuis 2014, à partir du moment où on a assumé notre position contre la réélection de Bouteflika à un quatrième mandat, explique-t-il. On a payé ce travail dès sa réélection car nos partenaires publicitaires ont subi des pressions. Et en parallèle, vous avez des ventes qui baissent en raison de la crise de la presse."  Dans les couloirs de la rédaction, la question de la survie d'El Watan n’est plus taboue, d'autant que le journal n'a pas vraiment pris, pour l'instant, le virage du numérique.

"On a encore perdu 20 millions de dinars en 2018"

Le HuffPost Algérie n’élude pas non plus la question des moyens. Pour subsister, la rédaction est rattachée à la structure Interface Médias, qui édite également Radio M et le site Maghreb Emergent. "On a trois médias, mais l'industrie de la presse numérique étant très précaire, on a choisi de lancer une agence de communication numérique, ce qui nous permet de soutenir l'action de nos médias, explique Ihsane El Kadi, directeur de l'agence Interface Médias. Mais bon, on a encore perdu 20 millions de dinars [environ 150 000 euros] en 2018. On espère que le nouveau contexte politique nous permettra d’aller mieux."

En Algérie, la liberté éditoriale s’accompagne ainsi souvent d’une certaine précarité. "Certains journalistes ont la chance de s'être offert un Mac. Pour les autres, il faut se contenter d'un PC", indique dans un sourire la rédactrice en chef du HuffPost, Ghada Hamrouche, lors d'une visite de ses bureaux. Les journalistes de sa rédaction touchent entre 60 000 et 80 000 dinars par mois (entre 445 et 580 euros), selon elle, ce qui reste légèrement mieux que le salaire net moyen des Algériens (environ 300 euros par mois).

Cette situation des médias algériens donne parfois des envies d’ailleurs à Mehdi Alioui. "Tout le secteur est en crise et, quand un média n'est pas en crise, c'est sa ligne éditoriale qui pose problème." Mais en attendant de voir comment la situation de son pays va évoluer, il continue à promener ses smartphones dans les rues d'Alger pour capter les colères et les espoirs des étudiants algériens.

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