Malgré le poids de l’Histoire, France et Algérie ont une relation "très dense", observe Kader Abderrahim
Où en sont les relations entre la France et l’Algérie, alors qu’une élection présidentielle, prévue le 12 décembre 2019, doit trouver un successeur à Abdelaziz Bouteflika ? La réponse de l’universitaire Kader Abderrahim.
Une élection présidentielle se tient en Algérie le 12 décembre 2019, dans un pays secoué par les manifestations contre le régime actuel. Face à cette crise, la France fait preuve de la plus grande prudence. Pourquoi ? Et au-delà, où en sont aujourd’hui les relations entre les deux pays ? L'analyse de Kader Abderrahim, maître de conférences à Sciences Po.
Franceinfo Afrique : depuis 1962, les relations entre la France et l'Algérie ont toujours évolué en dents de scie. Quel est l'état de ces relations en 2019 ?
Kader Abderrahim : il y a eu des gestes d’apaisement côté français, à l’époque des présidents Chirac, Sarkozy et Hollande. Il y a eu des propos, des voyages qui ont permis d’atténuer les tensions. Par exemple le déplacement, en 2005, de l’ambassadeur de France à Sétif, Hubert Colin de Verdière, qui a reconnu la réalité des massacres qui y ont été commis le 8 mai 1945. Par la suite, il y a eu plusieurs voyages officiels et visites d’Etat qui ont abordé les pages sombres de l’histoire entre les deux pays. Notamment la visite, en 2003, de Jacques Chirac, très populaire dans le monde arabe après son refus de participer à la guerre en Irak avec les Etats-Unis.
Lequel Jacques Chirac avait alors prôné un traité d’amitié entre les deux pays, toujours pas signé à ce jour…
Les vieilles gardes des deux pays ne voyaient pas cela d’un très bon œil. En France, certains n’ont alors pas hésité à parler des "bienfaits" de la colonisation (une loi évoquant "le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord" avait même été adoptée en 2005 avant que l’article comprenant cette phrase soit abrogé, NDLR). En Algérie, la période était difficile, notamment en raison de la tenue d’un référendum pour "restaurer la paix civile" (après la "décennie noire" des années 1990, NDLR).
Par la suite, en 2007, Nicolas Sarkozy avait qualifié le système colonial de "profondément injuste". Quant à François Hollande (qui a reconnu la répression "sanglante", le 17 octobre 1961, de la manifestation d’Algériens à Paris, NDLR), il avait noué des relations très étroites avec le personnel politique algérien. Tout cela a permis de fluidifier les choses. Et aujourd’hui, il est important de souligner la densité de la relation entre Alger et Paris, même si l’on ne peut pas faire comme si l’Histoire n’existait pas.
Il n’y a qu’à voir l’importance des allers-retours des deux côtés de la Méditerranée. Le mot aller-retour étant une métaphore. Il y a des contacts à tous les instants, à tous les moments. Ne serait-ce qu’en raison de l’importance, sur le sol français, de la communauté binationale franco-algérienne, qui comprend plusieurs millions de personnes. Une communauté très sensible à tout ce qui touche aux relations entre les deux pays.
En Algérie, la question du passé et de la guerre coloniale reste très présente et pesante. Certains vont jusqu’à dire qu’elle est instrumentalisée…
Il y a évidemment le poids de l’Histoire. Mais il faut aussi voir qu’en Algérie, la nature du système politique n’a pas beaucoup évolué. Dépourvu de légitimité populaire, celui-ci a besoin de se relégitimer en puisant dans le souvenir de la guerre de libération. Il lui faut mythifier une légitimité historique. On crée ainsi des freins pour éviter à tout prix une normalisation des relations.
Côté français, je ne méconnais pas le poids du lobby de l’Algérie française. Mais que ce soit à droite avec Chirac et Sarkozy, ou à gauche avec Hollande, il y a une volonté d’aller dans le sens d’une reconnaissance du passé et d’une amélioration des relations. C’est l’Etat qui a voulu cette reconnaissance des crimes de la colonisation et de la guerre.
Les faits ont maintenant presque 60 ans, ce qui représente presque trois générations. Les jeunes dirigeants comme Macron n’ont pas vécu cette période. Ils connaissent l’Histoire, mais ils ont compris qu’aujourd’hui, la France a besoin de l’Algérie, comme l’Algérie de la France. Ils ont compris que la relation doit se normaliser. Normalisation qui a déjà eu lieu dans les sociétés des deux pays.
L’histoire reste douloureuse pour ceux qui l’ont vécue. Mais de son côté, en neuf mois de mobilisation en Algérie comme en France, la jeunesse, hyper connectée, a diversifié ses sources d’information et croisé les éléments sur la nature du régime. Je suis persuadé que l’accès à l’information permet ainsi d’éviter des tensions inutiles.
Mais au-delà, dans le contexte des relations entre les deux pays, la question est de savoir pourquoi, en neuf mois de mobilisation (Hirak), la France ne s’est pas exprimée.
Comment l’expliquez-vous ?
Que la France se taise, elle est accusée de complicité ! Qu’elle parle, on va dire qu’il y a ingérence ! C’est donc un peu le grand écart. Mais en raison de ses valeurs et de ses principes, peut-elle rester à l’écart ? La France reste très prudente pour éviter une crispation. Mais à mon sens, elle doit parler. Même si c’est effectivement très compliqué, le fait qu’elle ne dise rien est perçu par la population comme un soutien tacite apporté au régime. D’autres prennent moins de gants, comme le département d’Etat américain.
Quel est le poids de l’économie dans l'attitude de la France ?
Il joue évidemment un rôle important. Paris cherche à conserver ses positions en Algérie, plus grand pays d’Afrique avec d’importantes ressources. D’autant que son influence est battue en brèche par des puissances émergentes. Il faut voir que la France a beaucoup reculé au détriment de la Chine, devenue le premier partenaire économique d’Alger. Pékin est notamment très implanté dans le BTP.
Dans l’attitude française vis-à-vis des manifestations, il y a donc de la réalpolitique. De ce point de vue, la période Bouteflika (1999-2019) a bien arrangé Paris, comme elle a arrangé l’Union européenne. Une période caractérisée par la corruption et le statu quo. De fait, ce statu quo offrait de la lisibilité sur le long terme ainsi qu’une stabilité du personnel d’Etat, ce qui a permis aux Français d’apprendre à connaître leurs homologues algériens. Résultat : personne dans les élites politiques n’a envie d’une alternance en Algérie !
Pour autant, la position française rappelle un peu celle vis-à-vis de l’Arabie, un des principaux financeurs du wahhabisme, voire du terrorisme. Les très importantes relations commerciales empêchent les milieux officiels de dénoncer la situation.
Concrètement, où en est aujourd’hui la coopération entre la France et l’Algérie ?
Elle a toujours la même intensité. En matière de soft power, la France a une position importante. Le français reste la langue principale du monde des affaires algérien. Et la France est le pays vers lequel on se tourne quand on veut faire des études ou quand on veut s’installer ailleurs. Comme le soulignait le président Chadli Bendjedid, la relation entre les deux pays peut être tendue ou détendue, elle ne sera jamais banale.
Spécialiste du Maghreb et de l’islamisme, Kader A. Abderrahim vient d’écrire Géopolitique de l’Etat islamique (Eyrolles).
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