: Interview Paul Biya de retour au Cameroun après une longue absence : "Il arrive à en faire une ressource pour son pouvoir", estime un historien
Le président du Cameroun, Paul Biya, est rentré dans son pays, lundi 21 octobre. Son absence de sept semaines avait suscité beaucoup de rumeurs sur son état de santé. Le président, âgé de 91 ans, dont 42 passés au pouvoir, est réapparu à l'aéroport de la capitale Yaoundé, selon des images diffusées par la télévision d'État. "Les autorités camerounaises ont construit une sorte de non-dit autour de la santé du président", analyse Brice Molo, historien et sociologue, docteur de l'EHESS et co-directeur du programme Afriques de Noria research.
franceinfo : Paul Biya s'est-il déjà longtemps absenté dans le passé ?
Brice Molo : Il y a des précédents. Le plus marquant, c'est en 2004, où il s'absente pendant plus d'un mois, et il y a des rumeurs qui l'annoncent mort. Puis il revient et donne une interview à l'aéroport, ce qu'il ne fait jamais. Et il reprend les rumeurs qui l'annonçaient mort, dit qu'il y a des gens qui s'intéressent à ses funérailles et leur donne rendez-vous dans une vingtaine d'années. Et cela avait fait beaucoup parler, notamment là, ce mois d'octobre, parce qu'on est pile vingt ans plus tard. Pour certains, cela signifie que la parole du chef est performative, il se serait donné le même rendez-vous, il aurait préfiguré sa propre mort. Ces rumeurs ont contribué à davantage crédibiliser la rumeur sur sa mort. Il y a eu d'autres rumeurs en 2020 et en 2022. À chaque fois qu'il sort du Cameroun et qu'on ne le voit plus pendant une période relativement longue, des rumeurs reviennent de façon insistante mais de façon très cyclique, parce que c'est quand même un recyclage à la fois des images, des symboles.
Peut-on expliquer ces absences répétées ?
Le problème, c'est que les autorités camerounaises ont construit une sorte de non-dit autour de la santé du président. C'est un tabou, on n’en parle pas et il est vu comme un surhomme. Un surhomme ne tombe pas malade. Donc il y a eu un déni de la part des membres du gouvernement qui ont dit qu'il n'était pas malade du tout, alors que la presse internationale, notamment Jeune Afrique, nous apprenait qu'il était en Suisse pour des raisons de santé et que cette dernière se détériorait, qu'il était en soins intensifs et que les médecins lui avaient prescrit un long repos. Donc on sait que c'était pour des raisons médicales et qu'il n'est pas bien portant.
D'autres indices trahissent-ils son état de santé ?
Ça s'est vu. Il y a eu une rupture du rituel habituel. À l'aéroport de Yaoundé lundi, il n'est pas descendu de l'avion comme il a l'habitude de le faire par les escaliers. Il y a eu une coupure et donc il n'y a pas d'images de cette descente d'avion. Cela dit quelque chose parce que les gens s'interrogent : pourquoi ils n'ont pas vu leur président descend de l'avion ? Tout simplement parce qu'il n'est plus en capacité de le faire lui-même, il s'est fait aider par un monte-charge. Il n'y a pas eu d'images de lui marchant sur le tapis rouge, il y a eu une rupture des images à la télévision nationale. On a juste montré comment il était déjà à la porte du véhicule, parlant au secrétaire général de la présidence, et ensuite il est monté dans sa voiture.
Sa succession est-elle aussi taboue ?
Oui, même si des gens se posent des questions, parce que constitutionnellement, en cas de vacance du pouvoir, c'est le président du Sénat qui prend le relais. Or, ce dernier est aussi hospitalisé en Suisse, il n'a pas moins de 80 ans lui aussi. Il est encore plus mal en point que le président.
"Constitutionnellement, il y a une forme d'interrogation, qui est aussi une forme de blocage. Les gens se demandent : est-ce que le processus entériné par la Constitution sera respecté ? Qui va le mettre en place ?"
Brice Molo, historien et sociologueà franceinfo
Mais tout débat ou discussion là-dessus est censuré, proscrit par les autorités. L'alternance, il est interdit de l'évoquer. On sait qu'il y a des clans. Des ministres sont très proches de la première dame, notamment le secrétaire général de la présidence. Et il existe un autre clan avec le directeur du cabinet civil et le ministre des Finances, qui sont originaires de la même région que Paul Biya. Il y a un jeu de chaises musicales qui se met en place, les gens ne sont pas naïfs, ils le voient même si on leur interdit d'en parler.
Quelles répercussions politiques peut avoir ce retour du président ?
Son retour a fait la une de toute la presse, c'est surtout cela l'effet recherché. Il s'absente pour des raisons indépendantes de sa volonté, mais à chaque fois, il arrive à ritualiser ses retours, il arrive à en faire une ressource pour son pouvoir. Il se sert de ces rumeurs pour transformer cela en une demande du peuple qui réclame la présence du chef, d'une sorte de figure du père. Il a construit son pouvoir autour de cette figure. Le narratif officiel, c'est que le président, même s'il n'est pas au Cameroun, où qu'il soit, défend les intérêts du Cameroun. En quelque sorte, le président sait tout, fait tout, est partout. Et cela participe à éteindre tout discours dissident et à remettre tous les projecteurs sur sa seule personne.
Ces absences ne profitent-elles pas à l'opposition ?
Absolument pas, au contraire. Cela finit par la desservir. Ce que l'opposition fait à chaque fois que Paul Biya n'est pas présent, c'est de donner du poids à des rumeurs qui annoncent la mort de quelqu'un. Et donc à chaque fois que le président réapparaît, elle est discréditée, parce qu'elle construit toute sa rhétorique politique autour de la mort d'un individu. Elle tombe dans le même piège, celui de considérer les absences du président comme un départ définitif, alors que c'est toujours provisoire.
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