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La mémoire de l’esclavage et de son abolition, un enjeu très actuel en Martinique

Deux statues de Victor Schœlcher ont été renversées le 22 mai 2020 dans l’île française des Caraïbes.

Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Esclaves travaillant tabac et manioc dans une plantation des Antilles. Gravure de Jean-Baptiste Du Tertre, illustrant une "Histoire gĂ©nĂ©rale des Antilles habitĂ©es par les Français", Paris, 1667. (AFP - Esteban/AIC/Leemage)

Des manifestants ont renversé le 22 mai 2020 en Martinique deux statues de Victor Schœlcher : ils contestent la figure historique de celui qui, le 27 avril 1848, a décrété à Paris l'abolition de l'esclavage. Le renversement de ces statues est intervenu le jour anniversaire d’une révolte qui a abouti à la fin de la servitude dans l’île. La date du 22 mai est donc éminemment symbolique. Retour sur un événement capital de l’histoire insulaire. Et sur les rôles respectifs de ses principaux acteurs.

Le renversement des statues

Le basculement de ces statues, à Fort-de-France et à Schœlcher, a été réalisé par des activistes qui se présentent comme antibékés (békés: Antillais d’origine européenne) et hostiles à l’héritage colonial. Dans un communiqué non signé, publié sur le site de la radio RCI, ces activistes affirment que "Victor Schœlcher n'est pas notre sauveur". Et disent vouloir refuser que l’on efface "la mémoire de nos ancêtres au profit de leurs tortionnaires". "Le 22 mai est un jour pour célébrer l’acte d’existence fondamental du Tanbouyé Romain (voir plus loin, NDLR) et tous nos ancêtres qui se sont battus pour notre liberté", peut-on lire dans le communiqué.

Nombre de lieux et d’institutions martiniquaises portent le nom de Schœlcher, à commencer par une commune de la côte occidentale. Pour certains opposants, ces hommages empêchent la reconnaissance d'acteurs locaux de l'abolition. Ils demandent que ces lieux soient renommés au profit de ces acteurs locaux.

L’affaire a suscité de nombreuses condamnations, dont celle du président de la République, Emmanuel Macron.

S'il est "permis à tous de questionner l'Histoire, cela nécessite un travail méthodique et rigoureux. En aucun cas, cela ne doit se faire à travers la destruction de monuments qui incarnent notre mémoire collective", a estimé de son côté la ministre des Outre-mer, Annick Girardin. Les sénateurs martiniquais Catherine Conconne et Maurice Antiste appellent à refuser "ce maladroit révisionnisme" et à reconnaître que si "la pression finale a eu raison de la barbarie", il y eu "un apport extérieur de penseurs et autres philosophes européens, et donc français". 

L’instauration de l’esclavage à la Martinique

Dès le début du XVIIe siècle, les premiers esclaves débarquent sur l’île, devenue officiellement française en 1635. En 1642, le roi de France, Louis XIII, "donne son aval à la traite esclavagiste", rapporte le site patrimoines-martinique. Il s’agit de disposer de main d’œuvre dans les plantations locales de canne pour répondre à la demande européenne de sucre.

On estime que plus de 216 000 esclaves sont arrivés dans l’île du début du XVIIe siècle aux années 1830, dont plus de 30 000 entre 1815 et 1848, pourtant période de traite clandestine.

Le site patrimoines-martinique

En 1848, les captifs nés en Afrique représentaient alors quelque 7% des esclaves de l'île.

L'action de Cyril Bissette, figure martiniquaise oubliée

Une première mesure d’abolition est votée en 1794 sous la Révolution française. Mais elle n’a pas été appliquée à la Martinique, alors occupée par la couronne britannique. Et Napoléon Bonaparte revient dessus dès 1802. Plusieurs révoltes d’esclaves éclatent par la suite. Notamment en 1832 au Carbet où, pour la première fois, le maître d’une plantation est tué par des insurgés.

Dans le même temps, l’idée abolitionniste fait son chemin sous la houlette d’hommes comme Cyril Bissette (1795-1858), figure martiniquaise occultée par Victor Schœlcher. Arrêté en 1823 pour la rédaction d’un fascicule qui réclame l'égalité entre Blancs et Noirs, il est marqué au fer rouge (des trois lettres "GAL", pour "galère") et passe deux ans aux galères avant d’être libéré. Fils de parents métis, il est banni de la Martinique pendant dix ans.

Gravure de 1884 représentant un convoi d'esclaves au Soudan au XIXe siècle. Signature et origine de l'image non communiquées. (AFP - Bianchetti/Leemage)
Dès les années 1830, "Bissette est à l’avant-garde du combat abolitionniste, bien avant Victor Schœlcher, qui s’oppose à l’émancipation immédiate", écrit Martinique la 1ere. Au départ, ce dernier estime "que les esclaves ne sont pas 'prêts' pour la liberté, et envisage un délai de 60 ans pour une abolition complète". Initialement amis, les deux hommes finissent par se brouiller. Ils vont alors s’affronter durement "par livres interposés sur les questions relatives à l’esclavage".

Dès 1835, Cyril Bissette propose un projet de loi pour mettre fin à l’esclavage. Dans son article 1, le texte stipule que les ressortissants des colonies sont "libres et égaux en droits sans distinction de couleur". Sous son impulsion et celle "d’autres abolitionnistes convaincus (dont Lamartine, Tocqueville, La Fayette, La Rochefoucauld...), l'opinion se mobilise et les pétitions publiques se multiplient" (Martinique la 1ere). Un mouvement facilité par le contexte économique : la production de la canne à sucre antillaise, qui repose sur le système esclavagiste, est menacée par la concurrence de la betterave européenne, par la mécanisation (machines à vapeur...)... 

Le décret d’abolition

Le 24 février 1848, la Monarchie de juillet est renversée et la Seconde République est proclamée. "Nulle terre française ne peut plus porter d’esclave", déclare alors le nouveau régime.

Nommé sous-secrétaire d’Etat à la Marine chargé des colonies, Victor Schœlcher va réussir à faire adopter la fin de l’esclavage après un long combat. Cyril Bissette est écarté de la commission d’abolition présidée par Schœlcher pour préparer la mesure. Par la suite, les deux hommes seront élus députés : le premier à la Martinique, le second à la Guadeloupe. Mais "largement inconnu du grand public, même en Martinique, délaissé par la recherche historique" (Martinique la 1ere), Cyril Bissette tombe dans l’oubli. De l’injustice des choix effectués par la mémoire collective parfois sélective...

Le décret d’abolition est signé le 27 avril 1848.

L’esclavage est un attentat contre la dignité humaine

DĂ©cret d'abolition de l'esclavage, 27 avril 1848

Le texte précise dans son article Ier : "L'esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d'elles." Reste à obtenir son application effective… Dans le même temps, l’article 5 institue une indemnité pour les colons esclavagistes, destinée à compenser la perte qu’implique la perte de la force de travail.

Révolte à la Martinique 

"En Martinique, dès l’annonce des événements de février, on sait que la liberté est proche", rapporte patrimoines-martinique. La situation est tendue. "On observe une fermentation certaine dans les milieux blancs les plus conservateurs, tandis que (…) les esclaves s’impatientent." "Les nègres marrons, des esclaves qui se sont échappés, s’attaquent aux habitations", note le site de la radio RCI.

Un incident est à l’origine d’une révolte générale. Le 21 mai 1848, Romain, un esclave affecté à la fabrication du manioc à la plantation Duchamp à Sainte-Philomène, est arrêté. Motif invoqué : en dépit de l’interdiction, il a joué du tambour, geste interprété comme séditieux. A la nouvelle de son incarcération, plusieurs centaines, voire plusieurs milliers, d’esclaves se révoltent et exigent sa libération. Une foule importante, composée aussi de citoyens libres, se réunit devant la prison de Saint-Pierre. Adjoint au maire de la ville (alors capitale de l’île) chargé de la police, Pierre-Marie Pory-Papy, fils d’une esclave et d’un béké, ordonne le 22 mai au matin qu’on relâche Romain, contre l’avis du maire, Pierre Hervé. Il est acclamé par les manifestants.

Conduite par le maire du Prêcheur, Antoine Huc, la troupe tire dans la foule, faisant plusieurs morts. Un peu plus loin, un groupe tue le gendre d’Antoine Huc. La situation dégénère. Le soulèvement gagne rapidement toute l’île. Les insurgés se rendent maîtres de la capitale. Des maisons de békés sont incendiées. Convaincu par le plaidoyer de Pory-Papy, dont le père était un ami de Bissette, le conseil municipal de la ville vote l’abolition.

Saint-Pierre est alors "le théâtre d’un véritable champ de bataille". Certains békés réussissent à s’enfuir à Porto-Rico, Cuba ou aux Etats-Unis.

Face à cette situation insurrectionnelle le gouverneur, le général Claude Rostoland, convaincu par Pory-Papy, décide d’outrepasser ses pouvoirs : dans la nuit du 22 au 23 mai, il signe un décret qui met officiellement fin à l’esclavage à la Martinique. Les anciens esclaves deviennent donc des femmes et des hommes libres.

Désormais, les anciens esclaves jouissent des droits pleins et entiers de citoyens (y compris électoraux), en plus des droits civils, dont le plus immédiat est d’avoir un patronyme, symbole de leur état civil.

Le site patrimoines-martinique

Il faut noter que "Schœlcher n'a pas franchi le pas de la réforme foncière, alors que les nouveaux-libres revendiquent la propriété sur leur case et leur jardin", poursuit la même source.

Image présentée à la Maison des esclaves à Agbodrafo, sur la face maritime du Togo. Initialement, ce lieu appartenait à un commerçant et négrier anglais. Photo prise le 18 juillet 2017.

 (AFP - PASCAL DELOCHE)

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