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Manar, Ibrahim, Suleiman et Altayeb : les inséparables du cinéma soudanais

La petite entreprise de restauration du septième art au Soudan, menée par Manar Al Hilo, Ibrahim Shadad, Suleiman Mohamed Ibrahim et Altayeb Mahdi, est maintenant connue grâce au documentaire "Talking about Trees" du réalisateur soudanais Suhaib Gasmelbari.  

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 7min
De gauche à droite, Altayeb Mahdi, Ibrahim Shadad, Suleiman Mohamed Ibrahim et Manar Al Hilo, les protagonistes du documentaire "Talking about Trees" sur scène lors de la cérémonie de remise de prix de la 69e édition de la Berlinale, à Berlin (Allemangne), le 16 février 2019. 

 (JOHN MACDOUGALL / AFP)

Leurs films comptent parmi les premières et rares productions d’un cinéma soudanais empêché d’éclore. Manar Al Hilo, Ibrahim Shadad, Suleiman Mohamed Ibrahim et Altayeb Mahdi sont des amoureux de la pellicule et des amis de 40 ans. Au moins. C’est grâce à leur jeune compatriote Suhaib Gasmelbari, réalisateur du documentaire Talking about Trees (2019) dont ils sont les héros, que les cinéphiles du monde entier les ont rencontrés par écran interposé. 

Pour le cinéaste, ils se sont retrouvés devant la caméra. Une experience inédite pour eux."C’était étrange parce que nous avions l’habitude d’être derrière la caméra. Nous ne sommes pas des acteurs. Néanmoins, c’était simple de faire ce que nous avions l'habitude de faire. Mais il nous a mis dans une situation délicate", raconte en souriant Altayeb Mahdi. En même temps, renchérit Ibrahim Shadad, "nous faisions ce que nous faisions à l'époque. Il nous a simplement suivis avec sa caméra (entre 2015 et 2017). C’est notre histoire, donc c’était facile pour nous parce que nous nous connaissons depuis longtemps".

Ibrahim Shadad et Manar Al Hilo réunis autour d'une vieille caméra dans le documentaire "Talking about Trees".  (METEORE FILMS)

"Chanceux de faire des films"

"Nous sommes une famille, confirme Suleiman Mohamed Ibrahim. Quand je suis revenu (de Russie) en 1979, je les ai trouvés et nous avions les mêmes rêves et objectifs." A l'instar de ses compagnons qui ont également fait leurs classes à l'étranger, il a fait ses études de cinéma en Union soviétique. Le cinéaste y a reçu le prix d’argent pour son court métrage It still rotates au Festival International du film de Moscou en 1979. Suleiman Mohamed Ibrahim n’a d’ailleurs rien perdu de son russe qu’il utilise dans le documentaire pour tenter de retrouver son premier film, dont il a perdu toute trace.

"Nous nous sommes rencontrés parce que nous travaillions au département du cinéma du ministère de la Culture, ajoute Ibrahim Shadad. Ceux qui avaient étudiés à l’extérieur sont rentrés, ils ont observé et se sont rapprochés de ceux avec qui ils parlaient le même langage. Nous étions chanceux de faire des films, de changer l’idée que l’on pouvait se faire du cinéma au Soudan. C’est à cette époque que le cinéma a commencé à être partie prenante de la culture soudanaise et avant qu’il rayonne, il y a eu ce coup d’Etat militaire…" 

Un voile sur la Toile. Leur horizon s'est obscurci en 1989 quand l’armée a pris le pouvoir sous les traits d’Omar el-Béchir. Ibrahim Shadad prendra le chemin de l’exil, direction l'Egypte et le Canada. Il reviendra finalement dans son pays pour assister, des années plus tard, à la chute du dictateur.  

"Les Soudanais ont été longtemps rayés de l’image"

"Nous avions un grand espoir que cette révolution arrive. Quand elle a éclaté, nous nous sommes dit que nos efforts (celui de l’ensemble des Soudanais) n’avaient pas été vains", lance Manar Al Hilo, réquisitionné pour traduire Altayeb Mahdi avec qui il a étudié le septième art en Egypte. Contrairement à ses comparses, qui manient aussi l’anglais, ce dernier ne parle que l’arabe. "La révolution ouvre de nouveaux horizons", souligne-t-il. 

Aujourd’hui, ajoute Ibrahim Shadad, "nous sommes plein d’espoir". "Il y aura une renaissance du cinéma soudanais, poursuit-il. Le plus important, c’est de rouvrir les salles de cinéma qui ont été fermées. Nous nous battons pour cela aujourd’hui, histoire d'ouvrir la voie. Il ne sert à rien de faire des films s’ils ne sont pas vus et nous ne faisons pas de films pour les festivals ou les Européens. C’est pour les Soudanais que nous faisons nos films. Les Soudanais ont été longtemps rayés de l’image."

Cependant, les choses ont changé en l’espace de quelques mois. Une raison pour les quatre amis de croire au destin. "Le soulèvement a commencé en décembre 2018. Quelques mois plus tard, Talking about Trees était projeté à Berlin (à la 69e édition de la Berlinale en février 2019 d’où il est reparti avec deux prix, avant de remporter le Tanit d’or du meilleur documentaire à la 30e édition des Journées cinématographiques de Carthage, en Tunisie). Ces coïncidences ont été une source d’inspiration pour nous", note Suleiman Mohamed Ibrahim. Pour Manar, "ce n’est pas une coïncidence, cela devait arriver", rétorque-t-il.

Révolution dans les salles de cinéma

La révolution devrait aussi être une aubaine pour le cinéma. "Beaucoup de documentaires et de courts métrages avaient été produits depuis 1950. Mais la majorité d’entre eux étaient des films institutionnels. Il y avait peu de fiction,  environ 7 ou 8 longs métrages ont été produits. Une industrie existait, mais elle n’était pas aussi importante que ce qu’on aurait souhaité", explique Ibrahim Shadad.

Aujourd'hui, il y a de nouveau matière à être ambitieux même si les cinéastes restent pragmatiques. "Les défis que doit relever le gouvernent de transition sont énormes. Le cinéma est un peu relégué au second plan parce qu’il y a d’autres priorités, affirme Suleiman Mohamed Ibrahim. Nous veillons néanmoins à ce qu’il soit en haut de la pile des dossiers du ministère de la Culture afin que le septième art puisse bénéficier d'un soutien qui encouragerait , par exemple, le secteur privé à investir dans des salles."  

Avec leur association – la Sudanese Film Group (SFG) – et leurs projections à travers le Soudan, ils n'ont cessé de redonner le goût du cinéma à leurs compatriotes qui en sont privés depuis trois décennies. "Je les ai découverts comme cinéastes et critiques de cinéma. Mais ce sont aussi des Don Quichotte qui ont combattu un Etat liberticide pour partager leur amour du cinéma avec des petits groupes de gens en dehors de la capitale (Khartoum)", résume Suhaib Gasmelbari.

Quand on demande au quatuor s'il y aura (finalement) une projection au cinéma La Révolution qu'il avait entrepris de rénover dans la capitale soudanaise  – une démarche (pour le moins prémonitoire) évoquée dans le documentaire –, la réponse fuse mais avec sagesse évidemment : "Nous l’espérons", affirment en chœur les cinéastes. Une certitude toutefois : on y parlera d'arbres ! 

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