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"Talking about Trees" : dans les pas d'une "famille" de cinéma au Soudan

Le cinéaste Suhaib Gasmelbari consacre un documentaire à ses aînés dans le métier, Manar Al Hilo, Ibrahim Shadad, Suleiman Mohamed Ibrahim et Altayeb Mahdi. Leur art a été censuré par le régime soudanais depuis le coup d'Etat de 1989. Entretien avec le réalisateur de "Talking about Trees", en salles le 18 décembre 2019. 

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Les cinéastes soudanais Manar Al Hilo, Ibrahim Shadad Suleiman, Mohamed Ibrahim et Altayeb Mahdi, devant le cinéma "La Revolution" à Khartoum, la capitale soudanaise.  (AGAT FILMS &CIE / EX NIHILO)

Manar, Ibrahim, Suleiman et Altayeb sont des amis et les fondateurs de Sudanese Film Group (SFG), une association qui promeut le cinéma en organisant des projections à l'intérieur du pays. Mais leur nouveau projet est d'organiser une projection dans la capitale Khartoum et de rénover une salle baptisée La Revolution... Tout un programme. Entre 2015 et 2017, Suhaib Gasmelbari a filmé ces cinéastes pionniers du septième art soudanais, qui ont vu leurs aspirations cinématographiques condamnées par le coup d'Etat de 1989. Souvent dans le noir et tourné dans la clandestinité, Talking about Trees, sacré meilleur documentaire et couronné du prix du public dans la section Panorama de la dernière édition de la Berlinale, est un documentaire sur des passionnés qui essaient tant bien que mal de partager leur amour du cinéma avec leurs compatriotes, qui en sont privés depuis des décennies par un régime autocratique. A travers un récit, qui a parfois des allures de road movie, Suhaib Gasmelbari livre un document qui témoigne à la fois du passé cinématographique méconnu du Soudan et du carcan politique dans lequel les Soudanais, et en particulier les artistes, ont vécu sous le régime d'Omar el-Béchir.   

Franceinfo Afrique : comment avez-vous entendu parler de ces cinéastes pionniers que sont Manar Al Hilo, Ibrahim Shadad, Suleiman Mohamed Ibrahim et Altayeb Mahdi ? 

Suhaib Gasmelbari : à travers des articles écrits sur eux. J'ai ainsi découvert qu’il y avait cette génération de cinéastes dont l'histoire était méconnue, un peu cachée. Leurs films n’étaient pas disponibles. J’appartiens à une génération qui n’est jamais allée au cinéma au Soudan. J’ai grandi avec des salles de cinéma fermées. Le projet du pouvoir était d’effacer toute la mémoire visuelle des Soudanais en les remplaçant par des images de propagande. En 1998, en allant dans une soirée d’une association culturelle soudanaise en Egypte, j’ai découvert A Camel de Shadad (court métrage dont le héros est un chameau réalisé par Ibrahim Shadad, NDLR) qui m’a complètement bouleversé. Je le considère comme une icône du cinéma expérimental. J’ai été surpris par l’exigence artistique et formelle du cinéaste. Et puis, les années sont passées. J’ai fait des études de cinéma, je suis rentré au Soudan où mon intention était de tourner une fiction qui se déroulerait dans la région du Nil Bleu. Mais cela s’est révélé impossible, puisque les autorités auraient eu un droit regard.

C'est en 2007 que j'ai enfin fait la connaissance des quatre cinéastes. Ils étaient rentrés d’exil et essayaient de raviver leur association, la SFG, interdite avec le coup d’Etat (de 1989, NDLR) à l’instar de plusieurs autres structures. J’ai pu voir leurs films, même si les copies étaient en très mauvais état. Et j’en suis tombé amoureux. J’ai aussi lu ce qu’ils avaient écrit dans la revue de cinéma qu’ils publiaient. Je me suis rendu compte que l’appareil étatique soudanais avait réussi à cacher tout cela à toute une génération à laquelle j’appartiens. C’est là que l’idée du film est née. 

La photo de ce documentaire est sublime. Vous tournez souvent dans le noir parce qu’il y a des coupures d’électricité. Mais il semble que c’est aussi un choix artistique. Pourquoi ?

Merci beaucoup ! On fait souvent des compliments au réalisateur, mais pas à celui qui porte la caméra. Il se trouve que c’est moi (rires), donc ça me fait plaisir. C’était compliqué. J’ai tourné avec une caméra Canon, de la première génération, qui est limitée dans le sens où elle ne dispose que d’objectifs de photographie et pas de cinéma. Il y a très peu de lumière et les coupures d’électricité sont fréquentes. Mais cela participe aussi à l’esthétique du pays. La nuit, c’est vraiment la nuit là-bas.

Il y a aussi une dimension symbolique, celle de toujours apporter la lumière. Comme j’étais seul, je leur confiais aussi l’éclairage. Je trouvais qu’il y avait une dimension poétique à ce qu'ils puissent, eux, apporter la lumière. Les gens font souvent remarquer que le film est clandestin, mais que cela ne se voit pas parce que l’image est posée et l’éclairage est soigné. Ne pas laisser transparaître le fait que nous avons tourné sans autorisation est un choix délibéré. Je considère cela comme une victoire symbolique : ils veulent nous empêcher de faire du cinéma, mais cela ne nous exempte pas de le faire correctement. C’est une manière de ne pas leur laisser l’espace d’envahir le film ou de lui dicter son style.

C’est difficile de filmer quatre personnages, tout seul, avec un trépied qui est lourd, et en plus d’être vigilant ou d’être interrompu par des gens qui trouvent étonnant que vous ayez une caméra… Le régime les interdit. Des personnes se font même arrêter parce qu’ils prennent une photo avec leur portable. Paradoxalement, je tournais un documentaire mais je devais imaginer la fiction que j’allais raconter si on était arrêtés. 

Le cinéaste soudanais Suhaib Gasmelbari lors d'une conférence de presse en marge de la 69e édition de la Berlinale, le 16 février 2019, à Berlin (Allemagne).  (EKATERINA CHESNOKOVA / SPUTNIK)

Qu’espérez-vous de cette révolution et de la transition que le Soudan connaît aujourd'hui, car elle sera aussi artistique et cinématographique ?

J’en étais arrivé à un point où je disais que l’espoir est douloureux. Parfois, je m’empêchais d’avoir de l’espoir. Quand j’étais au lycée, il y avait un mouvement très important, auquel j’ai participé, et on a pensé qu’il viendrait à bout du régime. Mais cela s'est soldé par une déception énorme. La majorité du peuple soudanais voulait en finir avec le régime, mais on ne savait pas à quel moment les choses basculeraient. A la fin du tournage du film, on a senti dans l’air que cela allait changer, que les gens qui étaient opposés au pouvoir étaient majoritaires. Cette année 2019 est très étrange avec ces grands changements que nous connaissons. 

Je reste toujours prudent parce qu’il serait presque indécent de parler de cinéma alors qu’il y a de nombreuses autres priorités. Et surtout, aujourd’hui, le peuple soudanais souffre d’un trauma collectif. La révolution a fait dégager Omar el-Béchir et son parti mais le prix payé a été énorme. Après son départ, des massacres ont été également commis par ceux qui prétendent aujourd’hui protéger la démocratie. Personnellement, je ne crois pas que l’armée puisse la protéger parce que la structure même de l’armée n’est pas démocratique. Sauf que le régime précédent dispose de milices armées jusqu'aux dents, et donc il y a un réel besoin de protéger cette démocratie. L'espoir est néanmoins là. Le gouvernement civil compte des gens honnêtes. 

Pour le cinéma, on ne peut pas demander à l’Etat de l’aider. Ce serait indécent comme je le disais parce qu'il y a d'autres priorités. Les Soudanais, qui ont perdu des êtres chers pendant cette période, attendent que justice soit faite. La production agricole a été complètement détruite. La santé est à 100% privatisée, tout comme l’éducation. La majorité des Soudanais n'y ont donc pas accès. L’économie est en ruine ! Sans tout cela, le cinéma ne peut pas exister.

Pour l’instant, je limite mes espoirs à l’installation d’un véritable espace de liberté. C'est d'ailleurs un test pour le gouvernement. Pas un fantôme de liberté. Le régime de ces dernières années nous a fait croire à une liberté qui était conditionnée par le niveau de compromis qu’on était prêt à faire. Il y a des gens qui ont fait des films et organisé des événements culturels. Cependant, ils ont dû faire des compromis en caressant le régime dans le sens du poil. Je ne veux plus de cela.

Beaucoup de personnes ont soif de cinéma et ce dernier peut se développer s’il y a cette liberté que j'évoquais. Il faut d’abord raviver l’amour que les Soudanais avaient pour le cinéma. Avec le Sudanese film Group dont je fais aujourd’hui partie, nous avons l’intention de projeter le film dans cette fameuse salle La Revolution et d’ouvrir un autre cinéma juste pour redonner le goût d'aller voir un film aux Soudanais. Quant à moi, j’ai un projet de fiction, mais je vais continuer à faire des documentaires. 

La révolution est une chance de rapprocher les gens, les différents peuples que compte le Soudan. Le pays a aujourd’hui besoin de toutes les versions de son histoire et le cinéma peut contribuer à cette démarche. 


C'est un documentaire qui donne parfois l'impression d'être mis en scène alors que vous avez suivi tout simplement et pendant une certaine période vos protagonistes. Cette sensation est peut-être liée au fait qu'ils apparaissent, de par leur parcours inédit, comme de véritables personnages de fiction. Qu'est-ce qui vous a le plus touché chez eux ?  

Nous n’avons pas beaucoup filmé à cause des contraintes que nous avions. Au début, le fait de filmer des cinéastes était un obstacle pour moi. Ibrahim, notamment, venait souvent derrière la caméra et me posait des questions sur ce que je faisais, sur mon cadrage... Je le laissais faire parce que c’était une manière d’engager un dialogue de cinéma avec eux, d'autant que nous parlons cette même langue. Je ne leur disais évidemment pas tout même s’il y avait de la confiance. 

Un documentaire, c'est évidemment de la mise en scène dans la mesure où dès qu'on allume une caméra, on choisit un morceau de la réalité. Cela dit, il n’y a pas de fiction, mais c’est un documentaire qui est ouvert à cette fiction que peut contenir la réalité. Car la réalité soudanaise est finalement très fictionnelle. Tout a été tellement falsifié par l’ancien régime, à tel point qu'une petite action peut devenir héroïque.

Manar, Ibrahim, Suleiman et Altayeb vont à contre-courant d'une réalité. Au début, ils pensaient que je les mettrais devant la caméra et que je leur demanderais de se raconter. Mais je ne voulais pas non plus les enfermer dans le passé. Je voulais que le spectateur apprécie leur présence, les films qu'ils ont fait et tous ceux qui sont restés au stade du désir en eux. Je voulais faire sentir cette tension que génère l'espoir chez les êtres humains. Ils m'en disent beaucoup mais ils en gardent autant à l'intérieur d'eux. 

Talking about Trees de Suhaib Gasmelbari 
Avec Manar Al Hilo, Ibrahim Shadad, Suleiman Mohamed Ibrahim et Altayeb Mahdi
Sortie française : 18 décembre 2019

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