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Pour le linguiste Jean Pruvost, l'arabe est l'un des «ancêtres» du français

Après l’anglais et l’italien, «l’arabe est la troisième langue d’emprunt pour le français», révèle l’universitaire Jean Pruvost, auteur d’un fort savoureux «Nos ancêtres les Arabes, ce que le français doit à la langue arabe» (JC Lattès). Un auteur qui fait partager sa passion des mots dans les médias, notamment à la radio Mouv’, où il tient une chronique avec le pseudonyme Doc Dico. Entretien.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Calligraphie arabe (en style Diwani) représentant une forme de bateau  (Mehmet Izzet al-Karkuki (1841-1904), public domain)

Comment avez-vous été amené à écrire ce livre ?
Il est né de l’intérêt manifesté par mes étudiants sur l’importance de la langue arabe pour la langue française. Parmi ces étudiants de toutes origines, il y avait des jeunes d’origine maghrébine pour qui c’était une découverte et que cela émouvait.

En quoi les Arabes sont-ils «nos ancêtres» linguistiques ?
L’influence de l’anglais a commencé au XVIIIe, s’est poursuivie au XIXe et est devenue très forte au XXe, notamment à cause des guerres mondiales. Celle de l’italien s’est surtout faite sentir au XVIe, pendant la Renaissance. La seule langue qui nous irrigue depuis le IXe siècle jusqu’à aujourd’hui, c’est l’arabe.

Les apports ont commencé à l’époque des croisades. Mais l’influence arabe s'est exercée via Cordoue à l’époque de l’Espagne musulmane au Moyen Age.

Vous pensez à quels types de mots ?
Des mots d’origine savante : «algèbre», «algorithme», «alchimie». Mais aussi d’autres d’ordre médical ou désignant des plantes médicinales dont les Arabes étaient des spécialistes, comme «benjoin». Ou des termes d’astronomie comme «zénith». On voit aussi apparaître «hasard», qui vient d’«az-zahr» (le dé), jeu de dés médiéval.

Par la suite, l’arrivée de mots arabes s’est faite grâce au commerce en Méditerranée, avec l’apparition de nouveaux produits et de nouvelles cultures. Parmi eux, on trouve «orange», «abricot», «jasmin», «lilas», «artichaut», «jupe», «coton»«Orange» est passé par l’espagnol «naranja», venu de l’arabe «narandj». La déformation en «o» a été influencée par le nom de la ville d’Orange. Parfois, le français adapte des emprunts à sa propre consonance et les déforme: l’arabe «harsufa», passé par l’italien «articiocco», a ainsi donné… «artichaut» !

Et que s’est-il passé par la suite ?
L’intérêt a repris au XVIIe et aux XVIIIe grâce à la civilisation orientale, avec des termes véhiculés par la langue arabe. Il n’y a qu’à se référer à Montesquieu et aux «Lettres Persanes». Au XIXe, les romantiques, tels Châteaubriand et Lamartine, se sont, eux aussi intéressés à l’Orient. «Les Orientales» de Victor Hugo sont truffées d’emprunts à la langue arabe. Et en arborant, en 1830, au moment de la première représentation d’«Hernani», «un gilet de satin écarlate», selon la description de Hugo, Théophile Gautier ignorait sans doute qu’il faisait honneur à deux mots arabes, le «gilet» et le «satin» !

L'intérieur de la grande mosquée de Cordoue en Andalousie (sud de l'Espagne) (REUTERS/Marcelo del Pozozo MDP/LA)

Dans les années 1830, la conquête de l’Algérie par la France a engendré une «reprise de contact avec le monde arabe», dixit le linguiste Albert Dauzat. Tant la colonisation que la décolonisation ont continué d’injecter des mots arabes en français à des doses plus ou moins importantes. On trouve ainsi du vocabulaire militaire : «gourbi», «nouba». Mais aussi gastronomique : «couscous», «merguez», «méchoui», termes qui n’étaient pas courant dans ma jeunesse.

On se rend ainsi compte de la symbiose entre l’histoire du Maghreb et celle de la France. Exemple : l’arabe maghrébin «Kläb» a donné «cleb», puis «clebs» (pour le chien), tellement intégré que dans les années 30, clebs prend le suffixe argotique «ard» et devient «clébard». Certains termes sont si courants qu’on ignore même parfois qu’ils viennent de l’autre côté de la Méditerranée, comme «bled».

Et aujourd’hui, où en est-on ?
Depuis les années 1990, le rap, qui témoigne d’un intérêt pour la prosodie, est un bon véhicule de mots d’origine arabe. Les groupes français sont issus des banlieues et composés notamment d’enfants d’immigrés, qui dans leurs textes font des emprunts à la langue de leurs familles. On trouve ainsi toutes sortes de mots et d’expression d’origine arabe. Exemple : «avoir le seum», pour être énervé, frustré, en colère, avoir le cafard, de l’arabe «semm», synonyme de «venin». On peut aussi évoquer «c’est la hass» (le bruit en arabe algérien), expression signifiant la honte, la prison, la galère. Ou le verbe «kiffer» (de «kif»), aimer, raffoler. Ou encore «mettre le dawa» (de appel, prédication, NDLR), mettre le désordre.

A l’avenir, beaucoup de ces mots seront peut-être oubliées. Ainsi au XVIe, on utilisait le nom italien «strada», qui désignait la rue mais a disparu. Et que l’on retrouve dans «autostrade» (synonyme d’autoroute), lui aussi oublié. Mais certains mots venus du rap resteront certainement dans la langue.

Autant d’éléments qui montrent que le français est une langue constituée de nombre d’emprunts, dont il est bon de connaître l’histoire et qu’il ne faut pas mépriser. Une histoire qui n’est pas finie : de manière continue, la langue arabe poursuit son imprégnation dans la langue française. 

«Nos ancêtres les Arabes. Ce que le Français doit à la langue arabe», Jean Pruvost, JC Lattès, collection Le goût des mots, 8,10 euros.

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