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Quand Victor Hugo défendait la colonisation de l'Afrique

L'auteur des "Misérables" ou de "Notre-Dame de Paris" était bien un homme de son siècle. L'écrivain, né en 1802 et mort en 1885, est contemporain de toutes les aventures coloniales de la France. Le grand humaniste a partagé la vision de la "mission civilisatrice" de la France. Comme le montre ce discours de 1879, connu sous le nom de "discours sur l'Afrique".

Article rédigé par Pierre Magnan
France Télévisions
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Temps de lecture : 7min
Victor Hugo par Bertall (alias Albert d'Arnoux) en 1867 (PHILIPPE MATSAS / OPALE / AFP)

Les propos d'Hugo ont été tenus le 18 mai 1879, à l'occasion d'un banquet en l'honneur de l'anniversaire de l'abolition de l'esclavage. Le grand homme, alors âgé de 77 ans, y fait un discours introduit par Victor Schœlcher. Considéré comme un des pères de l'abolition de l'esclavage en 1848, il lance Hugo avec ces mots : "La cause des Nègres que nous soutenons, et envers lesquels les nations chrétiennes ont tant à se reprocher, devait avoir votre sympathie ; nous vous sommes reconnaissants de l’attester par votre présence au milieu de nous. Cher Victor Hugo (...), quand vous parlez, votre voix retentit par le monde entier ; de cette étroite enceinte où nous sommes enfermés, elle pénètrera jusqu’au cœur de l’Afrique, sur les routes qu’y fraient incessamment d’intrépides voyageurs, pour porter la lumière à des populations encore dans l’enfance, et leur enseigner la liberté, l’horreur de l’esclavage, avec la conscience réveillée de la dignité humaine."

Hugo remercie alors Schœlcher dans une langue que l'on n'oserait plus prononcer aujourd'hui : "Le vrai président d’une réunion comme celle-ci, un jour comme celui-ci, ce serait l’homme qui a eu l’immense honneur de prendre la parole au nom de la race humaine blanche pour dire à la race humaine noire : 'Tu es libre.' Cet homme, vous le nommez tous, messieurs, c’est Schœlcher".

"L'Afrique n'a pas d'histoire"

Tout à la grandiloquence du moment, Hugo se lance dans une description un brin manichéenne. "La Méditerranée est un lac de civilisation ; ce n’est certes pas pour rien que la Méditerranée a sur l’un de ses bords le vieil univers et sur l’autre l’univers ignoré, c’est-à-dire d’un côté toute la civilisation et de l’autre toute la barbarie."

"Quelle terre que cette Afrique ! L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire, l’Australie elle-même a son histoire ; l’Afrique n’a pas d’histoire. Une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe. Rome l’a touchée, pour la supprimer"... Des mots qui ont fait dire que Nicolas Sarkozy aurait pu y trouver une partie de l'inspiration de son discours de Dakar.

Pour Hugo, "le flamboiement tropical, en effet, c’est l’Afrique. Il semble que voir l’Afrique, ce soit être aveuglé. Un excès de soleil est un excès de nuit."

"Eh bien, cet effroi va disparaître." Comment ? "Déjà les deux peuples colonisateurs, qui sont deux grands peuples libres, la France et l’Angleterre, ont saisi l’Afrique ; la France la tient par l’ouest et par le nord ; l’Angleterre la tient par l’est et par le midi. Voici que l’Italie accepte sa part de ce travail colossal." Il est vrai que, selon l'immortel Hugo, l'Afrique a besoin de ces colons, car elle offre un paysage terrifiant : "Cette Afrique farouche n’a que deux aspects : peuplée, c’est la barbarie ; déserte, c’est la sauvagerie ; mais elle ne se dérobe plus ; les lieux réputés inhabitables sont des climats possibles ; on trouve partout des fleuves navigables ; des forêts se dressent, de vastes branchages encombrent çà et là l’horizon ; quelle sera l’attitude de la civilisation devant cette faune et cette flore inconnues ?"

"Au XIXe siècle, le Blanc a fait du Noir un homme; au XXe siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde"

Les possibilités sont immenses selon Hugo. "Des lacs sont aperçus, qui sait ? Peut-être cette mer Nagaïn dont parle la Bible. De gigantesques appareils hydrauliques sont préparés par la nature et attendent l’homme ; on voit les points où germeront des villes ; on devine les communications ; des chaînes de montagnes se dessinent ; des cols, des passages, des détroits sont praticables ; cet univers, qui effrayait les Romains, attire les Français."

Hommage du Petit Journal à Victor Hugo pour le centenaire de sa naissance. Parmi les images de ses oeuvres rien sur la colonisation, thème qu'il n'a quasiment pas abordé. (LE PETIT JOURNAL / RETRONEWS-BNF /AFP)

Dans ce discours, Hugo oppose des pays à d'autres, une Europe à une autre, celle des Lumières à celle de l'obscurantisme dans laquelle il met l'Allemagne (nous sommes seulement neuf ans après la défaite de 1870). Dans cette vision binaire du monde, il décrit un début d'union européenne dans le sud du continent... Dans laquelle il intègre l'Angleterre ("Déjà les Etats-Unis du Sud s’esquissent ébauche évidente des Etats-Unis d’Europe").

A charge pour cette "Europe" du progrès de le faire couler sur l'Afrique : "Au dix-neuvième siècle, le Blanc a fait du Noir un homme ; au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème. L’Europe le résoudra."

"En face du fait colonial, son universalisme est pris en défaut"

Et ce discours largement applaudi se termine par une ode au colonialisme, seule solution, selon Hugo, pour régler les problèmes de l'Europe (nous sommes huit ans après la Commune de Paris) : "Allez, Peuples ! Emparez-vous de cette terre. Prenez-la. A qui ? A personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes, Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la. Où les rois apporteraient la guerre, apportez la concorde. Prenez-la, non pour le canon, mais pour la charrue ; non pour le sabre, mais pour le commerce ; non pour la bataille, mais pour l’industrie ; non pour la conquête, mais pour la fraternité (applaudissements prolongés). Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires. Allez, faites ! Faites des routes, faites des ports, faites des villes ; croissez, cultivez, colonisez, multipliez ; et que, sur cette terre, de plus en plus dégagée des prêtres et des princes, l’Esprit divin s’affirme par la paix et l’Esprit humain par la liberté !"

Certes, l'époque se prêtait à ce genre d'envolée sur la "mission civilisatrice" de l'Europe en général, et de la République française en particulier. Et même si l'on ne peut voir les choses avec le regard d'aujourd'hui, déjà certains affichaient des positions anti-colonialistes. On se souvient du duel entre Clémenceau et Ferry  (1885) sur le sujet de la colonisation.   Hugo lui même avait critiqué certains aspects militaires de la colonisation de l'Algérie : "Le général Le Flô me disait hier soir, le 16 octobre 1852 : 'Dans les prises d’assaut, dans les razzias, il n’était pas rare de voir les soldats jeter par les fenêtres des enfants que d’autres soldats en bas recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes.'"

Comme le dit Gilles Manceron à propos du père de Jean Valjean, "en face du fait colonial, son universalisme est pris en défaut".

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