Un roman fait revivre Aline Sitoé Diatta, héroïne de la lutte anticoloniale au Sénégal
Paru à la rentrée 2020, "Aline et les hommes de guerre" de Karine Silla retrace l’histoire de celle que l'on surnomme parfois "la Jeanne d’Arc africaine".
La vie d’Aline Sitoé Diatta pourrait se résumer ainsi : jeune fille de Casamance employée comme bonne par des colons français à Dakar pendant la deuxième Guerre mondiale, elle entend des voix à l’âge de 21 ans et retourne dans son village natal de Kabrousse pour mener une lutte contre l'oppression coloniale. Jusqu’à présent, elle n’avait fait l'objet que de quelques chapitres dans des ouvrages d’histoire ou d’anthropologie. Avec son roman Aline et les hommes de guerre, aux éditions de l'Observatoire, la dramaturge Karine Silla a réussi à lui redonner chair, en comblant de son imagination les espaces laissés disponibles par les faits historiques. "J'ai surtout été attirée par le caractère romanesque du personnage, son courage forcené, la puissance de sa foi et sa volonté d’aider une humanité bouleversée", reconnaît-elle.
Il s'agissait pour Karine Silla de lever un tabou
De double culture, franco-sénégalaise, l’auteure voulait aussi retracer le contexte historique de cette période troublée de l’Afrique occidentale. La France, elle-même sous occupation allemande, impose alors un régime de domination féroce à des populations soumise à son administration. Il s’agissait pour Karine Silla de lever un tabou : "L'histoire coloniale, avec l’antisémitisme et la collaboration, font partie de ces sujets dont la France déteste parler", rappelle-t-elle.
Sur la première de couverture, la photographie jaunie par le temps de la "reine" aux seins nus, fumant la pipe, à la fois noble et effrontée. Chez les Diolas de Casamance, les rois et les reines sont les intermédiaires entre les hommes et les esprits de la nature. A 21 ans, Aline Sitoé Diatta devient prophétesse de son peuple. Elle l’incite à retrouver ses traditions déjà bien ébranlées par la colonisation. Elle le pousse à se révolter contre une administration toujours plus oppressante. Elle l’encourage à refuser de payer l’impôt qui affame et à résister à la conscription forcée des garçons. C’est cette geste héroïque qui fait d’elle une des figures marquantes de la lutte anticoloniale.
Mais Aline ne fait pas le choix de la guerre. Cette dimension du personnage fascine Karine Silla. "J'aime son parcours de paix, sa lutte non violente", reconnaît-elle, tout en la comparant volontiers à Gandhi et surtout à Martin Luther King. La foule vient en masse écouter la prophétesse qui appelle à désobéir, mais n’incite jamais à prendre les armes.
Aline Sitoé Diatta appelle à protéger les forêts sacrées
Aline est aussi une visionnaire qui défend des principes que l’on pourrait qualifier aujourd’hui "d'écologiques". Elle prône l’abandon des cultures d’exportation, l’arachide, qu’elle compare à une "culture de l’esclave", pour revenir à la culture du riz traditionnel et à une autosuffisance alimentaire. Elle appelle à protéger les forêts sacrées, car pour les Diolas, "les arbres sont leurs églises", souligne l’auteure. Elle demande à son peuple de retrouver son identité en se reconnectant à la nature. Son pouvoir, elle le tient de sa force de persuasion, mais aussi de son don de faire tomber la pluie, à un moment où la Casamance connaît une période de sécheresse intense.
A travers ce roman, le personnage d’Aline Sitoé Diatta révèle un des traits caractéristiques de la mentalité diola : son égalitarisme forcené. "Le Diola ne peut concevoir qu’un homme soit supérieur à un autre ; il lui est impossible de soumettre quelqu’un en esclavage", souligne l’auteure. L'émergence d’un leader féminin comme Aline, à la tête d’une révolte pacifique, signale également un substrat matriarcal toujours très présent dans la culture diola, où la femme est au moins l’égal de l’homme.
L'auteure nous plonge dans la psychologie du colon
Dans cette fresque historique, Karine Silla ne se contente pas de raviver la mémoire d’une héroïne méconnue en France, elle nous plonge dans la psychologie du colon, par la voix de ce personnage imaginé mais réel, le Français de métropole venu s’installer à Dakar avec femme et enfants, chez qui Aline est recrutée comme domestique. Martin fait partie de ces Blancs qui voient la colonisation comme une immense entreprise philanthropique, apportant le progrès et la civilisation à des êtres à peine sortis de l’état sauvage, comme un cadeau fait aux Africains. Ils ne font pas le parallélisme entre les deux formes d’occupation, celle de la France par l’Allemagne et celle de l’Afrique par la France. Il faudra attendre Aimé Césaire et son Discours sur le colonialisme pour cela.
Martin apparaît plus comme un suiveur que comme un dominateur, mais il se rend compte peu à peu de la barbarie du système imposé aux Africains, par l’intermédiaire d’un ami écrivain. Car Aline Sitoé Diatta va connaître l’injustice et la cruauté de l’administration française lorsque celle-ci, prise de panique face à cette femme qui soulève les foules, décide de l’arrêter et de l’exiler. Justice expéditive du code de l’indigénat. Prisons sordides où les détenus crèvent de faim et de maladie. Le roman décrit la fin tragique de cette "Jeanne d’Arc africaine" "dans des conditions inhumaines, indignes d’une nation civilisée".
Aline Sitoé Diatta se retrouve aujourd’hui au cœur d’un enjeu de mémoire entre l’Etat sénégalais, qui met en avant cette figure casamançaise de la lutte anticoloniale pour mieux arrimer la Casamance au Sénégal, et la rébellion casamançaise, qui en fait le symbole d’une lutte émancipatrice contre une nouvelle forme de domination. Faute de preuves indubitables de sa mort, le mouvement indépendantiste considère d’ailleurs que la reine de Kabrousse est toujours vivante. Aline aurait 100 ans aujourd’hui. Karine Silla évite de prendre position dans cette polémique. Elle se contente de faire revivre ce personnage dans l’imagination du lecteur. C’est toute la magie du roman.
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