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Wanuri Kahiu, une cinéaste censurée qui a foi en la Constitution de son pays

La cinéaste kényane Wanuri Kahiu a fait sensation au Festival de Cannes avec «Rafiki», présenté à Un Certain Regard. Le film, qui raconte une histoire d'amour homosexuelle, a été interdit à cause de son sujet. Géopolis a rencontré la réalisatrice après sa grande première cannoise. En dépit de la censure de son film, elle souligne que le Kenya dispose d'une «solide» Constitution.
Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 6 min
Wanuri Kahiu, le 18 mai 2018 à Cannes  (FG/Géopolis)

Avant l’interdiction du film, il y a eu une incroyable vague de soutien au moment de l’annonce de sa sélection par le Festival de Cannes, notamment par les autorités kényanes. Que s’est-il passé entre ces deux événements?
Quand la sélection du film à Un Certain Regard a été annoncée, nous avons reçu d’innombrables messages de soutien, incluant le tweet du ministère kényan de la Culture (ministère des Sports et de l'Héritage) et la réaction du responsable du Comité national kényan de classification des films (Ezekiel Mutua, NDLR) qui avait vu Rafiki. A la radio, il n'avait pas tari d'éloges. Il avait notamment déclaré que j’étais une bonne réalisatrice, que le film était une réflexion sur la société, qu’il était important de raconter ces histoires et qu’il ne fallait pas faire l'autruche.

Une semaine plus tard, après que j’ai refusé de changer la fin du film comme il le souhaitait, il l'a interdit et est devenu plus agressif. C'est à ce moment-là que les menaces d’emprisonnement ont été proférées. Il a estimé que la fin du film donnait trop d’espoir. Dans son entendement, si elle restait telle quelle, cela signifiait que les membres de la communauté LGBT pourraient être acceptés par la société. Et pour lui, ce message d’acceptation ne devait pas figurer dans le récit. 
 
Même si le discours des politiques, y compris celui du président Kenyatta est très dur envers les homosexuels, c'est assez paradoxal d'imaginer que la société kényane soit aussi hostile à la communauté homosexuelle. Qu’en est-il réellement?
Le président a aussi déclaré, dans cet entretien accordé à CNN, que chacun avait le droit de vivre au Kenya sans être discriminé. Un droit protégé par la Constitution. Le seul point qui figure dans la loi actuellement renvoie aux «relations charnelles contraires à l'ordre de la nature (Carnal knowledge against the order of nature)». Elles constituent un délit passible d’une peine pouvant aller jusqu’à quatorze ans d’emprisonnement.

Cependant, un procès est en cours et il porte justement sur le fait que pour prouver ce fameux délit, il faut violer un autre droit garanti par la Constitution. A savoir, le droit à la vie privée. La criminalisation de ce délit constitue une atteinte aux droits humains. Heureusement, nous avons une Constitution, certes jeune, mais elle est très solide. Dans la mesure où elle préserve les droits de ceux qui s’identifient comme ils le souhaitent et garantit la liberté d’expression.

Les situations que nous vivons aujourd’hui sont un test pour notre jeune Constitution qui comporte encore des réminiscences de l'époque coloniale. Je crois que les adultes kényans sont assez matures pour gérer cette problématique. Car nous espérons obtenir une «interdiction aux moins de 18 ans». En interdisant le film, le Comité a estimé qu’on pouvait être assez mûr pour voter et choisir son président, mais pas assez pour voir Rafiki. Ce qui est clairement condescendant.


Sauf si la Constitution est changée, la Commission ne peut approuver des contenus légitimant l'homosexualité.

«Rafiki» est l’adaptation du livre de Monica Arac de Nyeko. Pourquoi cette histoire d’amour en particulier?
Entre 2010 et 2011, mon producteur Steven Markovitz voulait faire des films inspirés de la littérature africaine contemporaine. Une très belle idée parce que nous avons de très beaux récits. Pour ma part, je voulais raconter une histoire d’amour. J'en ai donc lu beaucoup. Celle qui m’a le plus touchée est Jambula Tree. Il y avait à la fois une force et une naïveté chez les protagonistes de cette histoire. En outre, l’univers créé par Monica Arac de Nyeko était riche et incroyablement merveilleux. 
 
L’histoire est dramatique mais l’atmosphère dans laquelle cette dernière s’inscrit est joyeuse. Pourquoi?
Nous avons inventé un concept qui s’appelle «Afrobubblegum», un art africain amusant, farouche et frivole, de l’art dédié aux personnes de couleur et dont la joie et l’espoir sont le cœur. Contrairement à Lars von Trier dont l'univers est triste, parfois douloureux, je voulais inscrire mon travail dans la joie et l’espoir. Par conséquent, il est évident qu'il y a des films qui ne sont pas faits pour moi.

J'estime qu'il y a toujours de la place pour la joie et l'espoir au cinéma même si on s'attaque à des sujets sérieux. Notamment quand il s’agit des personnes de couleur parce que nous manquons de cette représentation joyeuse et pleine d’espérance dans le domaine de l'art. Cela est aussi lié à la façon dont cette création artistique est financée. L'objectif des bailleurs étant souvent de servir une cause ou d’éduquer. Par conséquent, les moyens mis au service de cet art ne l’autorisent pas à être frivole, n'autorisent pas les artistes à faire de l’art pour l’art.

Au Kenya, en particulier, l’art a été longtemps et ce jusqu’à très récemment une façon de promouvoir des valeurs nationales sous un dictateur comme Moi (Daniel Arap Moi a quitté le pouvoir en 2002, NDLR). Quand vous chantiez, la chanson devait parler du président. Si vous faisiez une statue, elle devait être le portrait du chef de l’Etat. Aujourd’hui, il est temps de dire que nous sommes là et qu’il y a de la joie.




Vous parlez de joie. Le générique d’ouverture du film, plein de couleurs, donne le ton. Comment l’avez-vous conçu? 
C’est l’œuvre d’une jeune artiste digitale qui s’appelle Jabet Nava. Toujours dans cette optique d’«Afrobubblegum» et dans l’idée de promouvoir de jeunes talents, nous avons fait appel à des artistes dont nous voulions célébrer le travail. La musique est signée par des jeunes femmes, les costumes sont l’œuvre de jeunes stylistes femmes… Nous voulions évoquer cette communauté grandissante, que l'on désigne aujourd'hui par le terme «New Nairobi (Nouvelle Nairobi)». Nous voulions infuser cet esprit du «New Nairobi» dans le film.

Pensez-vous que votre film, notamment la façon dont il a été reçu à Cannes, peut continuer à changer la donne dans un pays qui a déjà eu le courage d'annuler une éléction présidentielle au nom, justement, du respect de cette Consitution dont vous êtes si fière? 
Ma mission se résume en un mot: «Afrobubblegum», c'est-à-dire joie et espérance. L'Afrique est le seul continent dont la représentation est toujours désespérante alors que nous sommes beaucoup plus que cela. Chaque fois que nous pourrons changer ce que Chimamanda (Ngozi Adichie, écrivaine nigériane) appelle «l'histoire unique», je serai partante.  

Photo du film «Rafiki»

Mais cette joie que vous évoquez dessert également le continent. On entend souvent dire: «Ils sont pauvres mais ils sont heureux»...
C'est incroyablement condescendant. Nous sommes, certes, joyeux, mais nous sommes également des êtres complexes. On dépeint de plus en plus l'Afrique comme étant «simple». Ce n'est pas ce que nous sommes et nous ne l'avons jamais été. Les Africains sont connectés, cosmopolites, nous sommes partie prenante de cette économie globale et nous avons le droit de faire entendre nos voix. 

Et cette menace d'emprisonnement qui pèse sur vous? 
Je pense que c'est de l'intimidation. Quand je retournerai au Kenya (entretien réalisé le 18 mai 2018, NDLR), j'en saurai plus sur le sérieux de cette menace.

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