Cet article date de plus de neuf ans.

La périlleuse traversée de Koudous Seihon, un immigré clandestin devenu acteur

L’Europe a décidé de s’attaquer aux passeurs qui jettent, dans les eaux de la Méditerranée, des milliers de migrants qui veulent réaliser leur «rêve d'Europe». Les plus chanceux arrivent à atteindre «le paradis». C'est le cas de Koudous Seihon, dont le parcours de migrant a inspiré le film «Mediterranea», présenté à la Semaine de la critique lors du dernier festival de Cannes. Récit.
Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 16min
L'acteur burkinabè, Koudous Seihon. (Photo Facebook de Koudous Seihon avec son aimable autorisation)

Octobre 2008. «Burkinabè n’a pas peur, mais là j’ai eu peur. Il y avait des gens que je connaissais dans les disparus.» Koudous Seihon vient d’apprendre que le bateau qui a tenté la traversée pour l’Europe avant eux, à partir des côtes libyennes, a été victime d’un naufrage avec à son bord quelque 185 passagers. Aucun n'a survécu.

Depuis qu’il a décidé de quitter le Burkina Faso pour une vie meilleure, deux ans plus tôt, c’est la première fois que ce sentiment s’empare de lui. Jusqu’ici, seul son instinct de survie a prévalu. «Mon histoire ressemble à celle de dizaines d’autres», lance le jeune Burkinabè de 29 ans quand on lui demande de raconter sa périlleuse aventure migratoire. Comme beaucoup de migrants, l’envie de partir est née de la précarité.
 
La première fois qu’il y pense vraiment, il a «entre 18 et 19 ans» et sa copine vient de tomber enceinte. Les dates, il ne s’en souvient pas toujours. «Quand je suis rentré (en Europe), j’ai tout oublié, je ne voulais pas savoir. Je n’ai pas envie de me souvenir, car c’est se rappeler de tous ces gens qu’on a dû laisser derrière soi, de ceux qui ont perdu la vie, de tous les cadavres qu’on a laissés derrière nous…» 
 
«Quand ma fille est née en 2006, les problèmes se sont aggravés»
A Bobo Dioulasso, la deuxième ville du Burkina Faso, il vivote. «Quand ma fille est née en 2006, les problèmes se sont aggravés. J’ai décidé de quitter le Burkina Faso le 15 juillet 2006. J’avais 19 ans, et 20 en partant». Quelques mois auparavant, sa fille était tombée malade. L’évènement le conforte dans sa décision. Et pour cause.
 
«Je l’ai emmenée à l’hôpital. On m’a donné une ordonnance et le docteur attendait que je lui rapporte les médicaments pour soigner mon enfant qui était en train de mourir, alors que je n’avais pas d’argent. Pas même 5 francs dans ma main pour payer les médicaments.»
 

Un ami lui prêtera 5000 francs CFA (environ 10 euros). La somme lui permettra de payer la moitié de l'ordonnance. La santé de sa fille s’améliore. Il n’en est rien de sa situation économique. Koudous Seihon décide de tenter sa chance dans la capitale, Ouagadougou. Il est hébergé par la femme de son oncle qui vit en Italie. «Je vendais de l’eau», se souvient-il.

Cependant, la cohabitation lui pèse très vite. «Je suis un orphelin. J’ai toujours vécu avec des gens qui n’étaient pas mes parents. Ma mère et mon père sont morts quand j’étais enfant. Quand j’étais avec cette tante, je n’étais pas à l’aise.» Cette énième déconvenue est décisive. «Je suis rentré à Zabré (sa localité d'origine, située à 500 km de Bobo Dioulasso) et j’ai appelé un grand-frère. Je lui ai dit que j’avais besoin de 100 000 francs CFA (150 euros) pour faire quelque chose.» Il n'obtiendra jamais le prêt.

«Je n’ai pas vu un seul membre de ma famille»
Mais en retournant à Bobo Dioulasso, il retrouve un ancien employeur avec lequel il s’était pourtant fâché. «Il m’a demandé de travailler pour lui pendant trois semaines et qu’il me donnerait les 100.000 ou presque.» C’est avec ce salaire qu’il tentera sa première traversée.

 

Carte montrant les principales routes terrestres et maritimes utilisées par les migrants pour atteindre l'UE avec chiffres. Infographie publiée le 17/06/2015 (AFP)


«Je suis allé à Bamako (15.000 francs CFA – environ 25 euros – pour une journée de voyage afin d'atteindre la capitale malienne). Le 31 décembre 2006, je l’ai fêté dans cette ville. Ensuite, j’ai tenté de continuer jusqu’à Kidal (transport et nourriture lui reviennent environ à 20.000 francs CFA, une journée de voyage). De là, je voulais aller à Tamanrasset (Algérie) quand la police algérienne m’a arrêté (environ 5 jours de voyage, un peu à pied, un peu en voiture, il dépense 5 000 francs CFA dans les transports). Je suis resté deux semaines en prison.» Nous sommes mi-janvier 2007 et cette infructueuse tentative malienne lui aura coûté au total 50.000 francs CFA (77 euros). 

A la fin de sa détention, il est reconduit à la frontière. «Chacun de nous a été renvoyé vers son pays d’origine (sa destination finale sera Ouagadougou). Mais je ne suis pas rentré chez moi parce que je ne voulais pas voir ma tante, ma fille, la copine que j’avais. J’avais décidé de continuer mais cette fois-ci en passant par Niamey, au Niger. Je suis allé directement à la gare routière. Je n’ai pas vu un seul membre de ma famille.»
 

Le trajet parcouru par Koudous Seihon du Burkina Faso (Afrique) pour arriver, via la Méditerranée, en Europe (Italie).  (Laurent Filippi pour Géopolis)


Objectif : Tripoli
«A Niamey, j’étais libre mais je n’avais presque plus d’argent (…). J’ai dépensé environ 15.000 pour le car entre Ouaga et Niamey. De là, la traversée pour aller à Arlit (Niger) coûtait 25.000.» Pour payer le voyage, il trouve un emploi comme apprenti dans un car qui se rend justement dans la ville nigérienne. Le voyage lui reviendra ainsi à 15.000 francs CFA.

«Si vous avez vu le film (Mediterranea de Jonas Carpignano où il joue le rôle d'un migrant dont le parcours est inspiré par son expérience, NDLR), c’est le travail que je faisais à Arlit. En tant qu’apprenti, je chargeais les gens, je les conduisais d'Arlit à Djanet, en Algérie, et la Libye n’était pas loin.»

 


Pour autant, rejoindre Tripoli n’est pas encore à l’ordre du jour. «Entre temps, j’avais rencontré deux Congolais qui m’avaient dit qu’ils avaient des contacts (pour aller en Italie). Seulement, eux avaient des difficultés pour rallier Arlit à Djanet. Ils m’ont donc proposé de leur faire faire la traversée, en échange de quoi ils m’aideraient à gagner l’Italie à partir de Tripoli.» Sans prévenir son employeur, il fait traverser ses nouveaux compagnons en catimini, poursuivant ainsi lui-même son voyage.

«Nous sommes partis ensemble. Arrivés à Djanet, nous avons rencontré un certain Seydou et nous sommes allés dans son ghetto, le ghetto malien (chaque nationalité a un ghetto, mais il restera avec les Congolais)». Ils y passent la nuit. Le lendemain, ses compagnons de voyage manquent à l'appel. Koudous Seihon doit désormais trouver un plan B. 
 

Désert libyen  (Biosphoto / Minden Pictures / Konrad Wothe)




Concrétiser le «rêve» européen
Très vite, il devient le bras droit de Seydou, tailleur de profession, et également responsable du ghetto malien de Djanet. «Il travaillait avec un jeune homme, mais lui ne parlait que bambara. Moi, je parle bambara, français, ashanti, moré… Il m’a tout confié.» Il sera un hôte incontournable, avec les commissions prélevées sur les différents services rendus aux migrants. Néanmoins, le jeune Burkinabè n’oublie pas son objectif : arriver en Europe. Il confie ses projets à Seydou qui lui apporte son aide. Son nouvel ami ne lui fera pas défaut.

«On devait marcher. Il m’a donc acheté un bidon (qui peut contenir les 4 litres d’eau nécessaires pour le périple), du lait (1 litre), du gari (farine faite à partir du manioc qui est transporté dans un petit sachet noir). On emporte du gari parce que c’est léger et c’est facile à manger rapidement : il gonfle dans l’eau. Seydou m’a tout acheté et il m’a donné 10.000 francs CFA». Son nouvel ami lui donne aussi quelques conseils pour la route: «"Il y a beaucoup de souffrance, soyez prudents !", m’a-t-il dit.»

 



Bienvenue en Libye !
Il quitte Djanet pour la Libye. Après trois jours de marche dans le désert, Koudous Seihon foule la terre libyenne le 4e jour. «On a beaucoup marché la nuit, et la journée on se reposait. Quand il fait nuit, la pierre n’est pas chaude. Vous pouvez marcher sans consommer beaucoup d’eau». Et en toute discrétion. 

Cependant, sans les Libyens, impossible de continuer le voyage sur leur territoire. «90% des Libyens sont des hommes d’affaires. C’est eux qui nous font travailler. Ils adorent le business et nous on veut partir.» Il finit par trouver une occasion mais ses passeurs ne le conduisent pas à destination, mais à Sabha, la troisième ville du pays. Il finira par rejoindre sa destination finale un mois après. Il arrive à Tripoli durant le dernier trimestre de 2007.

En Libye, il parvient à rentrer en contact un vieil ami de la famille. Un autre Seydou. Plus âgé et proche de sa famille, ce dernier lui apprend un nouveau métier dans le bâtiment, l’un de ses domaines d’activité. Au bout de deux semaines d’apprentissage, Koudous Seihon s’équipe et se met à son propre compte. Les affaires marchent bien grâce notamment à «un gros client libyen» qui lui rapporte «beaucoup d’argent». «Je suis resté un an à Tripoli. J’envoyais de l’argent à la famille : chaque mois, je pouvais envoyer entre 50 et 150.000. Tout le monde était content là-bas. Ma famille était bien.»

«Europe. Tout le monde veut partir en Europe. L’Europe, c’est le paradis»
Il n’est pas à plaindre mais son but ultime n’est toujours pas atteint. Quand on lui demande pourquoi il n’est pas resté en Libye où il pouvait désormais subvenir à ses besoins, la raison de son départ du Burkina Faso, la réponse fuse : «Europe. Tout le monde veut partir en Europe. L’Europe, c’est le paradis.»

La somme que lui doit son principal client libyen est un sésame : 1600 dollars. Mais il ne lui en versera que 900. En complément, son débiteur promet d'organiser sa traversée pour l’Europe en passant par son frère dont la profession n'est autre que passeur. «C’était une bonne idée parce que je me demandais comment faire pour aller en Europe. J’étais très content de cet arrangement.» In fine, l’homme ne lui remet que 700 dollars et le départ est programmé. Koudous Seihon envoie 200 dollars à sa famille sans évoquer son imminent projet. Il s’apprête à prendre la mer de la localité portuaire de Zouara.

Mais à quelques heures de la traversée, une surprise l'attend. Les conditions du passage ont subitement changé : le passeur exige désormais que les 1000 dollars, coût de sa «prestation», soient versés par Koudous Seihon alors que le passage devait être gratuit. «Il ne me restait que 500 dollars. J’ai donc fait appeler mon oncle qui vivait en Italie. Il m’a envoyé 750 euros par le biais du passeur.» A Zouara, les migrants sont coupés de tout : ils n’ont pas le droit d’avoir un téléphone portable. Koudous Seihon conclut un nouveau marché avec son passeur : il lui remet 400 euros et lui demande de s’adresser, comme négocié auparavant, à son frère pour le reliquat.

Plus de 300 personnes doivent partir de son ghetto. «Un premier bateau est parti avec à son bord environ 185 personnes. Nous devions prendre la route le lendemain, dès que le premier groupe nous donnerait des nouvelles.» Mais ils resteront six jours sans nouvelles pour finalement apprendre que tous les passagers sont morts. La peur et la tristesse l’envahissent. «Mon visage a changé.»

 



Leur passeur leur propose alors de maintenir la traversée si les migrants ont «le courage» de partir. Mais le capitaine, «un Nigérian qui connaissait bien les bateaux» refuse de prendre les commandes. Ce dernier estimait que le précédent convoi avait coulé parce qu’il y avait trop de passagers. Pour lui, il était hors de question de partir avec 120 personnes.

La tentation de «rebrousser chemin»
A la crainte, s’ajoute bientôt un souci d’ordre pécuniaire : son client libyen se dédit et ne veut plus payer à son frère la somme requise pour le passage en Europe de Koudous. «Je me suis dit, dans ces conditions, le mieux était de rebrousser chemin. Mais une femme dans le groupe a dit que si le capitaine ne voulait plus faire la traversée, elle conduirait le bateau. Elle a dit : "Je préfère mourir que de retourner à Tripoli (le chemin inverse serait tout aussi ardu)". Les gens ont commencé à crier. On a commencé à se frapper les uns les autres. C’était le bordel !»

Impressionné, le jeune Burkinabé change d’avis. «Quand j’ai vu que la fille avait plus de courage que moi, je me suis dit pourquoi pas.» Non seulement il paiera le reliquat au passeur, mais il prendra aussi les commandes du bateau. Des cours accélérés de navigation pendant «3 jours» et «le 4e jour, nous étions prêts à partir». «Le passeur m’a alors rendu l’argent que je venais de lui remettre.» Outre le fait de choisir son équipage, la première décision du commandant Seihon: réduire le nombre de passagers «à 73 personnes».
 

«J’ai conduit le bateau et on est rentrés en Italie. On a navigué deux jours. Nous n’avons rencontré aucune difficulté, à part le fait de s’être perdus pendant deux heures parce que la boussole s’était déchargée. Le bateau avançait comme s’il était tiré par quelque chose. Personne n’est mort. On dansait, on chantait, on priait… Le troisième jour, nous avons vu la police italienne et elle nous a conduits à Lampedusa en une journée.»

 

6 septembre 2014. Photo diffusée par le service de presse de la marine italienne montrant une opération de sauvetage de migrants aux abords de l'île italienne de Lampedusa.  (AFP PHOTO/MARINA MILITARE)


Sur l’île italienne, «nous avons été emprisonnés le temps de faire des papiers, d’apprendre la langue. Nous sommes restés six mois. J’ai appelé mon oncle pour lui dire que j’étais là. Il m’a envoyé un billet de train et je suis allée chez lui. J’étais en Italie!» Koudous Seihon a été enregistré à Lampedusa le 17 octobre 2008 et il a été régularisé, non sans mal, quatre ans plus tard.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.