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Campagne de boycott "Moukatioun" au Maroc : quand la contestation sociale investit le champ économique

Visant plusieurs produits de grande consommation, cette campagne lancée sur les réeaux sociaux dénonçait l'augmentation des prix sans tenir compte du pouvoir d'achat des consommateurs. Et était soutenue par des "catégories sociales, généralement réputées 'pro entreprises et business'". Explications dans The Conversation. 

Article rédigé par The Conversation - Hicham Sebti et Mohamed Ikram Nasr
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8min
Moukatioun ! L'image de la campagne de boycott sur Facebook. (Facebook, Author provided)

Durant le printemps-été 2018, la campagne de boycott « Moukatioun » (« boycotteurs ») qui a ciblé plusieurs produits de grande consommation a été au centre du débat social, économique et politique au Maroc. En particulier, cette campagne, lancée sur les réseaux sociaux, a visé l’eau minérale Sidi Ali, les produits laitiers du groupe Centrale-Danone et les stations-service Afriquia, accusés d’avoir augmenté leurs prix sans égard au pouvoir d’achat des consommateurs.

On peut relever deux spécificités majeures à cette compagne de boycott. La première est que la contestation sociale a dépassé le champ politique pour investir le champ économique. La seconde est que, contrairement aux mouvements de contestation récents au Maroc comme le Hirak du Rif en 2016, le boycott a largement emporté l’adhésion des classes moyennes et moyennes supérieures composées de professions libérales, de cadres et de patrons de TPE et PME.

Comment expliquer alors le soutien massif au mouvement de boycott de ces catégories sociales, généralement réputées « pro entreprises et business » ?

La première explication est que les classes moyennes subissent une baisse conséquente de leur pouvoir d’achat. En effet, le rapport 2018 des « indicateurs sociaux du Maroc » du Haut-Commissariat au Plan fait clairement état de la dégradation du pouvoir d’achat des classes moyennes. Plusieurs indicateurs soutiennent ce constat, parmi lesquels une hausse de l’indice de pauvreté subjective atteignant 37,7 % et une hausse du pessimisme des ménages de la classe moyenne quant à leur capacité à épargner. Cependant, l’argument du pouvoir d’achat seul ne suffit à expliquer ni le recours au boycott comme forme de contestation, ni le choix des entreprises visées.

Une seconde explication est que ces catégories sociales expriment par là une revendication de justice sociale, un désaveu d’un modèle de développement économique et une opposition à la financiarisation non contrôlée des grandes entreprises.

Contestation d’un modèle financiarisé

L’économiste américain Gérald Epstein décrit la financiarisation comme un accroissement important du rôle des institutions, des acteurs et des raisonnements financiers dans la conduite des activités économiques et la gestion des entreprises. Dans un management financiarisé, la finance devient une fin en soi qui bouscule d’autres valeurs et modes de pensée comme le bon, le juste, le généreux ou le solidaire.

Qu’en est-il pour l’économie et les entreprises marocaines ? Durant la dernière décennie, le poids de l’industrie financière a connu un accroissement sans précédent au Maroc, principalement porté par la libéralisation du secteur de l’intermédiation bancaire. Le taux de bancarisation a été multiplié par trois depuis le début des années 2000 et la place financière de Casablanca est devenue le premier centre financier africain devant Johannesburg.

À tort ou à raison, les membres des classes moyennes et moyennes supérieures ont le sentiment que ce développement ne leur profite pas. Chez les dirigeants de TPE et PME, le sentiment que le système financier sert d’abord les intérêts des banques elles-mêmes et des grandes entreprises, au détriment des entrepreneurs et des artisans est tenace.

Les entreprises industrielles, notamment celles visées par le boycott, sont perçues comme fortement financiarisées. Premièrement, ces entreprises ont développé un discours tourné vers la performance financière et la valeur actionnariale. Ce discours est d’autant plus visible que, les actionnaires-dirigeants de ces entreprises sont des personnalités exposées médiatiquement du fait de leur poids économique et politique dans le pays. C’est en particulier le cas pour les dirigeants de Sidi Ali et d’Afriquia, respectivement femme la plus influente et première fortune du pays selon le magazine Forbes. Pour une large frange de la société marocaine, cette nouvelle élite des affaires s’enrichit au-delà de ce qui est moralement acceptable.

Deuxièmement, du point de vue du consommateur-boycotteur, les stratégies et les politiques de prix de ces entreprises privilégient la sacro-sainte rentabilité financière aux dépens des enjeux industriels et de l’orientation client. La structure oligopolistique des marchés concernés par le boycott renforce le soupçon d’une puissance dont les entreprises bénéficieraient au détriment des consommateurs et des fournisseurs.

C’est en réaction à ces évolutions que le mouvement « Moukatioun » traduit une rupture entre le peuple et les élites économiques en adoptant « une posture de défiance envers les grandes entreprises accusées de « s’enrichir sur le dos des citoyens » (Middle East Eye). Cette contestation de la financiarisation de l’économie est un leitmotiv commun aux mouvements sociaux dans plusieurs pays d’Afrique du Nord. En Tunisie, les manifestations, actes de blocage et appels au boycott se sont multipliés depuis la révolution de 2011, avec une remise en cause du modèle de développement économique et du rôle des grandes entreprises perçues comme étant plus concernées par la génération de profits que par leur impact social.

Est-il temps de repenser le rôle des entreprises ?

Au moment où les leaders politiques et économiques du Maroc s’emploient à repenser le modèle de développement du pays, l’épisode du boycott invite à redéfinir le rôle des grandes entreprises et la manière dont ce rôle s’incarne dans les stratégies, les pratiques de gestion et les décisions commerciales et financières.

La réaction de Danone au mouvement de boycott est sans doute emblématique de cette évolution. Pour endiguer la chute des ventes (moins 19 % du chiffre d’affaires au 1er semestre 2018) et des résultats financiers (moins 50 % d’excédent brute d’exploitation), Danone a dépêché au Maroc son PDG Emmanuel Faber.

Décrivant le boycott comme un « message fort », le PDG de Danone annonce travailler à « un nouveau modèle équitable et pérenne » pour les producteurs, les petits distributeurs et les consommateurs. Il a déclaré vouloir s’inspirer de ce qui se passe en France avec le label « C’est qui le patron ? », où les prix sont fixés par les consommateurs. Ainsi, le groupe laitier va vendre sa gamme de lait frais pasteurisé à prix coûtant.

L’entreprise s’engage également à « assurer une plus grande transparence de la collecte à la commercialisation du lait », notamment en rendant publiques les grilles tarifaires moyennes d’achat auprès des éleveurs. L’objectif est ainsi de rompre avec les représentations collectives de l’entreprise financiarisée et de remettre en avant des valeurs d’engagement, de confiance et de responsabilité sociale.The Conversation

Hicham Sebti, Professeur-Chercheur en Contrôle de Gestion, Co-directeur d'Euromed Fès Business School, Université Euro-Méditerranéenne de Fès - UEMF et Mohamed Ikram Nasr, Professeur Assistant en Comportement Organisationnel, EM Lyon

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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