Lubna Azabal : "Les rôles très bien écrits, portés par une femme, restent rares"
"Adam", le premier film de la cinéaste marocaine Maryam Touzani, est en compétition dans la catégorie Première œuvre de fiction au Festival international du film francophone de Namur, en Belgique, qui s'est ouvert le 27 septembre 2019.
Abla (Lubna Azabal) est veuve et mère d'une adorable fillette avec laquelle elle entretient pourtant des rapports assez distants. Pour subvenir à leurs besoins, la Marocaine tient une boutique de pâtisseries dans la Médina de Casablanca. Un soir, Samia (Nisrin Erradi), une jeune femme enceinte lui demande de l'aide. Acceptera-t-elle de lui tendre la main ? Pour son premier film Adam, la cinéaste marocaine Maryam Touzani invite le spectateur à se pencher sur un duo de femmes éprouvées par la vie et qui ont choisi de faire taire leurs émotions pour survivre. La Belge Lubna Azabal et la Marocaine Nisrin Erradi livrent une performance époustouflante. La mise en scène épurée souligne la tension et l'évolution de ces deux femmes, qui réalisent au fur et à mesure le besoin réciproque qu'elles ont l'une de l'autre.
Adam de Maryam Touzani est l'un des films en compétition dans la section Première œuvre de fiction du Festival international du film de Namur qui se tient jusqu'au 4 octobre 2019 en Belgique. Nous avions rencontré la comédienne Lubna Azabal après la projection du film sélectionné dans la section Un Certain Regard lors de la dernière édition du Festival de Cannes.
franceinfo Afrique : Abla, le personnage que vous interprétez est quelqu'un d'assez fermé. Comment avez-vous travaillé sur l'impressionnante rectitude de cette femme ?
Lubna Azabal : cela a été un voyage émotionnel très dur et très intense. Je me suis mise dans ma bulle pendant plus de trois mois, parce qu’il y avait un gros travail à faire sur la langue. Je suis Bruxelloise, je vis entre Paris et Bruxelles, mais il fallait que je maîtrise ce marocain que nous utilisons afin que je ne dénote pas avec celle qui incarne ma fille, une Marocaine qui vit à Casablanca. A l'instar de Nisrin (Erradi). Mon personnage est une femme qui a grandi là et je ne devais absolument pas emmener une once d’Europe avec moi. Il y avait un gros travail à faire de ce côté-là.
Abla me faisait penser à certains personnages de Garcia Lorca (poète et dramaturge espagnol, NDLR) dont je suis une grande fan, notamment ceux de La casa de Bernarda Alba (une pièce de théâtre, NDLR). Je me suis beaucoup inspirée des femmes qui y sont dépeintes : elles ont décidé de faire un trait sur leur vie, à l’image de ce rideau qu’Abla ferme tous les soirs dans le film. Elles ont cette espèce de dureté intérieure. Tout cela est empli à la fois de douleur et d'une force presque inexplicable. Je construis mes personnages au fur et à mesure, jusqu’à ce que j’en trouve la faille.
Et vous êtes devenue une spécialiste des pâtisseries en entrant dans la peau d'Alba… comment s'est déroulé l’apprentissage ?
J’ai beaucoup travaillé (sourire). Je n’en pouvais plus de la pâtisserie. C’est dur ! Je faisais des pâtes chaque jour pendant deux ou trois heures avec une professionnelle. Quel métier de dingue ! Je sais comment on fait du pain, mais il ne faut pas me demander d'en faire. C’est là qu’on se rend compte qu'elles ont une vie très dure parce que j’ai rencontré plein de femmes qui ont ce type de boutiques.
Qu’est-ce qui vous a émue quand vous avez découvert le scénario d'"Adam" ?
C’est moi qui ai demandé à faire ce personnage parce que Maryam (Touzani, la réalisatrice) recherchait une vraie Marocaine qui n'avait pas de problème d’accent. Je lui ai demandé de me faire passer des essais. Comme je connais très bien Nabil Ayouch (cinéaste, producteur du film et compagnon de Maryam Touzani), je lui ai demandé de me faire lire son scénario et j'en suis tombée amoureuse. C'est une histoire à échelle humaine, c’est la rencontre de deux femmes dans une société patriarcale, qui essaient comme elles peuvent, de s'en sortir avec ce qu'elles ont. Et on peut dire qu'elles n’ont pas grand-chose.
Ces deux animaux blessés vont se rencontrer dans une certaine délicatesse. Il y a quelque chose dans ce scénario qui m’a énormément touchée et j’ai aimé très fort ce personnage d’Abla. Je trouvais très beau la fêlure qu’elle porte en elle, une fêlure d’amour… La vie lui a pris son histoire d'amour.
Abla et Samia constituent une thérapie l'une pour l’autre. Il y a une belle alchimie entre vous deux. Comment avez-vous travaillé cette altérité, ce face-à-face quasi permanent dans lequel vous êtes engagée avec le personnage qu'incarne Nisrin Erradi ?
Dès la première seconde de notre rencontre, nous nous sommes adorées. C’est une femme que j’admire. Nisrin est très généreuse et c’est une énorme qualité chez un acteur ou une actrice. S’il n’y pas cette générosité entre comédiens, on ne peut pas donner ce que l’on voit à l’écran. Il faut qu’il y ait ce don de soi de part et d’autre pour créer ce possible qui s'appelle l’alchimie entre deux personnages.
Nisrin est quelqu’un d’une grande intelligence et cela nous a facilités les choses. On se comprenait très vite : c’est 80% du travail qui est ainsi fait.
Il y a une scène très forte d’opposition entre vous, qui illustre bien ce que vous expliquez...
Cette scène nous terrorisait toutes les deux et nous nous sommes lancées en sachant qu’il ne fallait pas la louper, car cela pouvait tourner au mélodrame. Il fallait trouver le juste équilibre. Notre duo fonctionne parce qu’il y a quelque chose de très beau qui s’est passé entre nous.
Votre fille et un bébé, ce n’est pas toujours aisé de jouer avec des enfants...
Ce n'est pas évident parce qu'il faut parfois travailler pour eux. Il faut être à l'écoute, comme un chat. Il faut être là dès qu’il se passe quelque chose. Le nourrisson a été magnifique parce que l’on a sollicité à maintes reprises. La fillette qui joue ma fille est également magnifque. Le but, c’est aussi de lui laisser son naturel, ce côté solaire qu’elle a naturellement. J’adore les enfants, mais pour que nous gardions ce rapport-là, cette distance que l’on perçoit à l’écran, je ne lui parlais pas beaucoup sur le tournage, pas du tout même. Autrement, du haut de ses six ans, elle n’aurait pas compris que je sois joyeuse, puis froide tout d'un coup. Par contre, elle faisait plein de choses avec Nisrin, ce qui correspond à leur relation dans le film.
Au cinéma, vous incarnez souvent des femmes arabes et ces dernières ont la particularité de vivre dans un environnement difficile. Le combat n’est jamais loin pour elles. A quoi pensez-vous quand vous leur donnez vie ?
J’aime bien aborder ces femmes sous l’angle, pas forcément de la colère, mais du combat. Elles sont debout, à genoux peut-être aussi, mais pas par terre. Je ne veux pas d’une femme victime. Je crois qu’on est pas victime. Bien au contraire, nous avons les clés en main parce que nous avons les clés de la transmission, pour décider de ne pas élever notre enfant comme un futur connard, de ne pas élever notre gamine comme une bonne à tout faire, qui doit se plier à tous les dikats.
Je refuse les scénarios de femmes du monde arabe victimes, qui se laissent faire, portent le voile… Pour moi, c’est aussi une insulte à toutes ces autres femmes qui se battent tous les jours pour avoir le droit de vivre comme elles le veulent et pas en tant que choses qu'on leur dit d'être. Même les chiens sont mieux traités, même la merde de chien est mieux traitée qu'une femme. Je veux donner cette autre image-là. Je n’ai pas envie de jouer la pleureuse. Cela ne m’intéresse pas !
"Adam" est un film de femmes, devant et derrière la caméra. Les choses changent-elles vraiment pour les femmes dans cette industrie du cinéma, que vous pratiquez depuis longtemps ? Vous la sentez cette vague de changement sur les plateaux aujourd'hui ?
A force d’en parler, il y a des choses qui bougent simplement parce que certains hommes ne peuvent plus continuer à faire ce qu'ils faisaient. Il y a tellement de revendications... En tant qu’actrice, on ne le sent pas forcément, car ce sont toujours les hommes qui ont les meilleurs rôles. Des grands rôles de femmes, il n'y en a pas beaucoup. J’ai eu la chance de travailler avec Nadir Moknèche dont les personnages féminins sont toujours sublimes, mais ces personnages ne courent pas les rues. Quand il y a une femme, c’est toujours le faire-valoir d’une situation ou d’un homme. Les rôles très bien écrits, portés par une femme, restent rares.
Les réalisatrices, qui sont des évidemment cinéastes comme les autres, changent-elles la donne ?
Ce sont des cinéastes comme les autres ! Il faut les voir comme cela sinon ce serait les réduire. Qu’il y en ait plus, c’est une bonne chose.
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