Bassin du lac Tchad : "Le groupe terroriste Boko Haram est une voyoucratie"
Le journaliste nigérien Seidik Abba et son compatriote, l'ancien gouverneur Mahamadou Lawaly Dan Dano, ont pu rencontrer d'anciens membres du groupe terroriste nigérian Boko Haram.
Boko Haram a encore frappé le 24 décembre 2019. L'attaque perpétrée par le groupe terroriste nigérian a fait 7 morts dans le village chrétien de Kwarangulum, près de Chibok, dans le nord-est du Nigeria. Les terroristes ont également enlevé une adolescente. Ce raid est une illustration supplémentaire des méthodes de Boko Haram (affilié au groupe Etat islamique), dont les exactions ont causé, en une décennie, la mort de près de 27 000 personnes dans le bassin du lac Tchad, région qui réunit le Cameroun, le Nigeria, le Tchad et le Niger. C'est dans ce dernier pays que le journaliste nigérien Seidik Abba et l'ancien gouverneur de la région de Diffa (sud-est du Niger), Mahamadou Lawaly Dan Dano, ont pu rencontrer des repentis du groupe islamiste. L es témoignages recueillis sont réunis dans un un livre, Voyage au coeur de Boko Haram - Enquête sur le djihad en Afrique de l'Ouest, paru fin octobre 2019 chez L'Harmattan. L'ouvrage est une immersion inédite au sein du mouvement terroriste. Rencontre avec Seidik Abba.
Franceinfo : Comment avez-vous pu approcher les anciens membres du groupe terroriste Boko Haram ?
Seidik Abba : Nous avons profité de la création d’un centre de déradicalisation, de formation et de réinsertion sociale à Goudoumaria (ville située au sud-est de la capitale nigérienne, Niamey), qui a accueilli plus de 250 ex-combattants du groupe terroriste, pour produire ce récit de Boko Haram vu de l'intérieur. Le mouvement n'en avait jusqu'ici pas donné la possibilité.
Quel est le profil de ces personnes ?
Il y a une diversité de profils en termes de genre, d'âge et de motivations. Certains ont rejoint Boko Haram parce qu’ils ont adhéré à son idéologie religieuse. D’autres se sont retrouvés dans la secte parce qu’ils étaient au mauvais endroit, au mauvais moment. Comme cette jeune fille qui avait 12 ans à l'époque et qui revenait du champ familial, lorsqu'elle a été embrigadée par un combattant de Boko Haram. Il y a aussi l’exemple de ce tailleur, qui à force de faire des retouches pour les gens de Boko Haram, a été recruté. Ses clients l’ont emmené de force afin qu’il travaille pour eux au quotidien. D'autres encore ont rejoint la secte par calcul, espérant y gagner de l’argent, avoir une moto ou encore une épouse.
Le réchauffement climatique explique aussi le succès de Boko Haram dans cette région du bassin du lac Tchad...
Le lac s'est rétréci et la ressource qu'il constituait est devenue rare. Les gens n'avaient plus d'emploi, les paysans n'arrivaient plus à faire leurs quatre récoltes dans l'année... Beaucoup de jeunes que nous avons rencontrés se sont enrôlés parce qu'ils ont préféré Boko Haram à l'oisivité qui était la leur. Ce n'est pas un hasard si, dans cette région où prospère le groupe terroriste, la pauvreté s'est installée. Boko Haram a trouvé un terreau favorable pour mobiliser.
Quelles sont les raisons invoquées pour expliquer leur départ de l'organisation terroriste ?
Quel que soit leur profil, il y a eu beaucoup de désillusions chez les personnes que nous avons rencontrées lors de ces entretiens volontaires conduits en haoussa ou en kanouri (langues locales, NDLR), puis traduits en français. Par exemple, ceux qui ont rejoint la secte pour la religion se sont rendu compte que la pratique religieuse n’était pas au centre du mouvement. Quant à ceux qui pensaient s’enrichir, ils se sont vite aperçus que le butin revenait aux chefs et qu'ils n'en recevaient que des miettes.Toutes les personnes rencontrées sont aujourd'hui révoltées par Boko Haram.
La désillusion a succédé à la sympathie...
Ce sentiment est nourri par ce qui pourrait s'apparenter à une trahison des idéaux de Mohammed Yusuf, le fondateur de la secte. En 2002, quand il crée Boko Haram, qu'on peut traduire par "L'école occidentale est un péché", il ne dénonce pas que des murs. Il est aussi question de la corruption de la classe dirigeante et de l’injustice sociale qui prévalent au Nigeria, où est né le mouvement. Ce pays produit 2 millions de barils de pétrole par jour. Ses dirigeants ont des jets privés alors que la population n'a pas accès à l'eau potable. Quand vous expliquez que cette injustice sociale est le fait de l'école occidentale, il est possible que vous trouviez des gens qui vous écoutent... Entre 2002 et 2009, beaucoup ont adhéré à ces principes et c'est ainsi que le mouvement a prospéré.
A ses débuts, il y avait peut-être de la sympathie dans les villages où Boko Haram passait. Aussi les populations hésitaient-elles à informer l’armée et les autorités. Mais aujourd'hui, au moment où on a rencontré les repentis, il y a plus de peur que d’estime dans cette partie de l’Afrique
Après la mort de son fondateur, l’organisation a complètement dérapé. Aujourd’hui, Boko Haram, c’est plus de la crapulerie qu'autre chose, une voyoucratie : on exécute, on enlève, on perçoit des rançons et on pille...
Comment fonctionne Boko Haram ?
C'est une organisation structurée, où il y a plus de centres d’instruction militaires que de centres d’apprentissage du Coran. Les nouvelles recrues sont initiées au maniement des armes et au tir à balles réelles. Ils reçoivent une instruction digne d’une armée régulière. Boko Haram organise ses attaques et remporte ainsi des victoires sur des armées régulières, parce que le groupe a une stratégie militaire. Cela consiste à faire, entre autres, du repérage et à envoyer des éclaireurs. Du point de vue de son organisation interne, Boko Haram est constitué de sections de 10-15 personnes, à la tête desquelles il y a des lieutenants. Il y a également des tribunaux internes à Boko Haram. Certains anciens combattants que nous avons rencontrés ont eu les mains amputées après être passés devant un tribunal qui a prononcé comme sentence, leur mutilation.
L'exploitation des femmes est devenue une marque de fabrique du groupe terroriste. Que vous ont-elles confié à ce propos ?
Cette enquête nous a donné des clés pour comprendre ce qui était arrivé aux jeunes lycéennes enlevées de Chibok, en avril 2014. Les femmes nous ont expliqué qu’elles sont parquées, puis revendues à des combattants qui ont de l'argent. Mariées de force à ces derniers, elles voyagent au gré de leurs affectations. Certaines lycéennes ont pu ainsi se retrouver au Tchad, au Cameroun ou encore au Niger. En outre, lorsque le mari décède, elles sont de nouveau mariées sans avoir leur mot à dire. De sorte qu'une femme peut se retrouver avec quatre maris dans le même mois.
Notre enquête nous a permis de comprendre pourquoi les femmes sont particulièrement ciblées par Boko Haram. Au-delà du fait qu’elles sont utilisées pour appâter les recrues à qui on promet des épouses et des motos, elles font également l’objet de moins de suspicion que les hommes. De ce fait, il est plus facile de faire infiltrer une femme pour conduire des opérations. Les jeunes filles sont notamment utilisées pour commettre des attentats. Nous avons compris pourquoi, chaque fois que Boko Haram attaque un village, les femmes sont enlevées quand les hommes sont tués : elles font partie de la stratégie de recrutement et de combat de Boko Haram. Elles ont souvent même plus de valeur que les combattants.
Les pays de la région ont créé une force militaire pour lutter contre Boko Haram. Pourquoi ne fait-elle pas le poids face aux terroristes ?
La Force mixte multinationale (FMM) ne peut pas être efficace parce que c'est une addition des forces militaires des pays concernés. Chacun défend son territoire. La force n’est pas intégrée et ne fait l’objet d’aucun agenda commun. Ce qui explique que les terroristes savent, par exemple, que lorsque le Niger est en opération, ils peuvent se cacher au Tchad. A cela s'ajoute la crainte que Daech décapité avec la mort de son leader Abou Bakr Al-Baghdadi, se réorganise autour du bassin du lac Tchad, puisqu'il entretient des liens étroits avec Boko Haram, entre autres.
Quels enseignements peut-on tirer de l’expérience nigérienne, unique en Afrique ?
Lorsque les autorités nigériennes ont lancé le programme "Repentir contre pardon" en décembre 2016, elles ne s’attendaient pas à un tel enthousiasme. Elles ont pris une petite villa à la périphérie de Diffa. Mais très vite, elles se sont aperçues qu'il fallait créer un centre spécial. Si ce programme continue, si tous les pays concernés faisaient de même, on pourrait soustraire des milliers de personnes des rangs de Boko Haram. Cela aiderait à l’affaiblir sans qu’on ait besoin d’acheter des avions et des chars qui ne sont pas, de mon point de vue, les types d’équipement les mieux adaptés pour combattre la secte.
Compte tenu de la nature du mouvement, du caractère asymétrique de la guerre menée contre Boko Haram, le programme initié par le Niger me semble être une bonne démarche. On ne dit pas qu’il faut totalement évacuer la réponse militaire, mais elle n’a pas donné les résultats attendus. Il faut donc l’articuler avec une réponse comme celle-là, qui va de pair avec le développement. Si on choisit une réponse fondée sur le tout militaire, le tout sécuritaire, on risque de passer à côté de la bonne solution. C’est pour cela que je pense que ce programme mérite encore plus d’attention des autres pays africains et de la communauté internationale.
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