La fabuleuse épopée du canal de Suez en cinq actes
«Le Khédive Ismaïl accueille pour l’inauguration du canal de Suez des représentants de toutes les familles royales d’Europe, des envoyés du Sultan, mais également l’empereur d’Autriche et surtout l’hôte d’honneur, l’impératrice Eugénie.» Ainsi commence l'exposition de l'Institut du monde arabe consacrée au canal de Suez, inauguré en grande pompe en 1869. Mais cette année mémorable n'est que l'une des dates de la saga du canal telle qu'elle est racontée à l'IMA. Retour en cinq épisodes sur cette incroyable aventure humaine qui fit de l'Afrique une île.
Le canal: une idée qui a 4000 ans
L’idée de relier la Méditérranée à la mer Rouge remonte à l’Egypte pharaonique. En 2000 avant J.-C., le pharaon Sésostris III avait déjà fait relier par un canal le Nil aux lacs Amers, qui donnaient alors accès à la mer Rouge, pour la relier à la Méditerranée…
Au cours des siècles, la rénovation de cette voie d’eau est fréquente en raison d’une géographie difficile et d’un ensablement permanent. D’autres canaux s’appuyant sur des bras du Nil sont ouverts successivement par Darius, Ptolémée II et Trajan ou, plus tard, lors de la conquête arabe.
Plus tard, au XVIe siècle, après les grandes découvertes du XVe siècle (celles de l’Amérique en 1492 ou de la route des Indes autour de l’Afrique en 1498), Venise, qui craint pour sa toute puissance sur le commerce méditerranéen, élabore aussi son projet que l’on peut voir dans l’exposition. Mais l'idée tombe à l’eau et la Sérénissime voit sa position décliner irrémédiablement.
Bonaparte, lors de son expédition en Egypte, a lui aussi l’idée de relier les deux mers. Il fait réaliser des relevés mais n'a pas le temps d'aller plus loin.
Ferdinant de Lesseps obtient le Canal en 1869
Au XIXe siècle, l’ère industrielle s'emballe, le commerce mondial se développe toujours plus... tout comme la colonisation. Plusieurs solutions sont recherchées pour réussir à baisser le temps des trajets entre l'Asie et l'Europe pourt éviter d’avoir à contourner le continent africain. En coupant par l’Egypte, on abrège de moitié les trajets pour Bombay. En France, les Saint-Simoniens réflechissent à un projet de canal dans l'isthme de Suez.
Il faut attendre Ferdinand de Lesseps, diplomate en poste en Egypte, et ses bonnes relations avec le pouvoir local pour voir le projet de canal prendre forme. Il obtient en effet rapidement du vice-roi, Saïd Pacha (qui donna son nom à l’entrée du canal, Port Saïd), un accord verbal dès novembre 1854 sous réserve que soit rédigé un avant-projet. Lesseps organise la réunion d’une commission technique internationale fin 1855. En décembre 1858, la Compagnie universelle du canal maritime de Suez est créée. C’est une société anonyme dont les actions sont essentiellement détenues par la France (52%) et l’Egypte (44%).
L’expo revient sur les conditions de réalisation du canal dont les travaux commencent en 1859 pour s'achever officiellement en 1869, année de l'inauguration fastueuse de l'extraordinaire ouvrage d'art.
La main d’œuvre creuse à la main sous le régime de la corvée imposée par le vice-roi d’Egypte. Tous les mois, 25.000 paysans sont obligés de venir travailler sur le chantier. On ignore le nombre de victimes parmi les ouvriers. L’Egypte moderne a avancé le chiffre de 120.000 morts… La fin du chantier voit la suppression du régime de la corvée tandis que les premières machines commencent à remplacer les hommes.
Pour l'Egypte, le moment est d'importance. Il consacre sa quasi autonomie vis-à-vis du sultan de Constantinople et confirme le modernisme de Saïd Pacha qui va jusqu'à affirmer que son pays «n'est plus en Afrique mais en Europe». Alors que jusque-là, la mer Rouge était éclipsée par le recours au cap de Bonne Espérance pour rallier l’Asie, elle va retrouver de sa superbe grâce au Canal. Les Britanniques ne s'y trompent pas. Profitant des difficultés financières de l'Egypte, il rachètent les parts du pays dans la société du canal et en deviennent les propriétaires majoritaires grâce à différentes opérations financières. Pas question pour l'Empire de laisser la route des Indes sous le contrôle d'une puissance étrangère.
Cette décision a entraîné l’intervention militaire des Anglais, des Français et des… Israéliens! Une opération qui devra s’interrompre sous la pression des grandes puissances (Etats-Unis et URSS) qui forcent Anglais et Français à quitter le pays. La période coloniale ouverte notamment par le percement du canal reliant l’Europe à ses dépendances prend ainsi fin brutalement avec la montée en puissance des Etats non-alignés et le rôle désormais déterminant des deux grandes puissances.
Les Etats-Unis avaient symbolisé leur arrivée dans la région par la rencontre entre Roosevelt et Ibn Seoud sur un navire de guerre américain, le Quincy, dans les eaux du canal de Suez (14 février 1945). Quant aux Soviétiques, ils prennent pied en Egypte à cette occasion et aideront à la construction du barrage d'Assouan.
Les guerres israélo-arabes coupent le canal pendant huit ans
Pendant la crise de Suez, le canal a été coupé pendant une courte période. A partir de juin 1967, la fermeture de la voie maritime est beaucoup plus longue. Elle va durer quelque huit années. L’un des principaux axes du commerce mondial est ainsi paralysé, bouleversant notamment le transport des hydrocarbures qui reprennent la route autour de l'Afrique avec des super-tankers de 500.000 tonnes.
Sissi double le canal en 2015
Si l’Egypte est, dit-on, un don du Nil, son économie est en grande partie un don du canal. En 2008, le trafic enregistre un record absolu avec 21.415 traversées. En même temps, la taille des navires a considérablement augmenté. En 1870, le tonnage maximum des navires franchissant le canal était de 4414 tonnes. En 2008, alors que la voie d'eau n’a cessé de s’adapter, le tonnage maximum est passé à 240.000 tonnes. Avec quelque 20.000 bateaux par an (8% du commerce maritime mondial, 22% des conteneurs), les revenus du canal représentent (en 2013) quelque 20% du budget de l'Etat égyptien. Un porte-conteneurs de grande taille paye 800.000 dollars le passage.
Ce poumon économique est néanmoins sensible à la conjoncture mondiale. Et notamment au commerce international. La croissance du tonnage et du nombre de navires n'a cessé de grimper jusqu'en 2008 (et notamment les cinq dernières années avec une progression de 50%). La crise de 2008 a pesé sur les recettes du canal. Depuis, le trafic a repris avec moins de navires mais avec des vaisseaux de plus en plus imposants. Après un pic en 2008 (21.400 bateaux), la fréquentation se maintient autour de 17.000 navires par an mais avec un record en matière de tonnage du fait de la taille des bateaux. Cependant, l'Etat égyptien a souhaité diversifié les recettes de la zone du canal. En tentant d'y créer une «zone économique spéciale» qui, avec des avantages fiscaux, est supposée attirer des investisseurs internationaux.
Pour faire face à la montée du trafic et à l’évolution des navires, le président Sissi qui s’est emparé du pouvoir en 2013 annonce l'année suivante son intention de doubler le canal afin de supprimer la circulation alternée des bateaux.
La nouvelle voie est inaugurée le 6 août 2015. Il faut désormais environ onze heures pour la parcourir. Les travaux, qui impliquent l'approfondissement et l'élargissement du canal existant sur 35 kilomètres ainsi que le creusement d'un nouveau canal de 37 kilomètres au niveau de la ville d'Ismaïlia sont chers, très chers (6,5 milliards d’euros). Mais d’ici 2023, le trafic et les revenus des droits de passage devraient doubler, passant de 5 à 13 milliards d’euros annuels... Même si certains considèrent ces chiffres comme très optimistes.
L'exposition se termine sur une descente du canal filmé du pont d'un monstrueux porte-conteneur. Impressionnant.
«L'épopopée du canal de Suez»
Institut du Monde Arabe
jusqu'au 5 août 2018
(Les éditions Gallimard, en collaboration avec l'IMA et le Musée d'Histoire de Marseille, publient à cette occasion le catalogue de l'exposition. Un ouvrage très complet et richement illustré de 150 pages, 2 euros)
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