Mai 1968 à Dakar, Senghor et «con-bandit»
«Tout était possible», raconte l’historien Omar Guèye, professeur d’histoire à l’Université Cheikh anta Diop à Dakar et dont le prochain livre retrace en détail cette crise (à paraître aux éditions Karthala). «Mai 1968 fut la seule vraie contestation qui fit chanceler le pouvoir de Léopold Sédar Senghor». Le président du Sénégal surprit par la répression féroce qu’il orchestra, saisissant immédiatement l’armée pour mater les étudiants.
En 1966, déjà, il avait fermé l’Université lorsque les étudiants avaient manifesté pour la défense du président ghanéen déchu Kwame Nkrumah. Léopold Sédar Senghor avait apaisé la scène politique pour pouvoir organiser le Festival mondial des Arts nègres en 1966. Les conflits resurgirent en 1967, au sein du parti et contre le président, visé par un attentat manqué.
Senghor avait réussi à apprivoiser les syndicats, acteurs clés dans le processus de décolonisation. À l’indépendance, le président avait théorisé «la participation responsable», qui accordait un quota spécifique aux syndicalistes dans le parti, à l’Assemblée nationale et au gouvernement : les syndicats participaient à toutes les instances de décision de la République du Sénégal.
Dakar, Université française en ébullition
Ce sont les étudiants qui mirent le feu aux poudres en mai 1968, comme en France. Senghor profitera de la similitude pour accuser les étudiants de Dakar de «singer» ceux de Paris. La brutalité de la répression, raconte Omar Guèye, s’explique par le fait que l’université était le dernier bastion de l’opposition :
«L’Université de Dakar abritait les membres de partis de gauche radicale dissous à l’indépendance, (devenus) clandestins. Les organisations étudiantes aussi avaient une longue tradition de contestation politique. De plus, l’Université était encore une université française en 1968. Jusqu’en 1967, il y avait plus d’étudiants français et africains que sénégalais, l’atmosphère même était parisienne, la mode, la musique, le cinéma, les idées circulaient. Senghor savait ce qu’il se passait en France, et il voyait son sort aussi menacé que celui du général De Gaulle. Il a vu les manifestations comme une tentative de renversement, d’où la déclaration de l’état d’urgence et le déploiement de l’armée qui avait ordre de tirer.»
Les syndicats décidèrent in extremis de se joindre au mouvement, pour protester contre la violence d’État et soutenir les étudiants grévistes. Mais la solidarité de circonstance entre étudiants et ouvriers ne déboucha pas sur une unité organique entre leurs deux mouvements. Au Sénégal, comme en France, étudiants et syndicalistes appartenaient à deux mondes distincts :
«Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, quand on était étudiant, on se destinait à être futur cadre, rappelle Omar Guèye. C’était une sorte de «gauche caviar», traversée par de multiples courants idéologiques. Les syndicats aussi manquaient de cohésion, et la prise de décision politique était bien plus compliquée. D’ailleurs c’est la section de Dakar qui a imposé la grève à la direction nationale.»
Senghor le comprit vite, et engagea des égociations avec les syndicats pour briser l’alliance avec les étudiants.
Par ailleurs, Senghor cherchait peut-être à soigner son image à l’étranger, puisqu’en septembre, il allait recevoir le prix de la paix attribué par l’association des libraires à Francfort, qu’il est allé chercher malgré les manifestations organisées par Daniel Cohn-Bendit, qui fut arrêté.
Détonateurs de crise
Que nous apprend ce passé de protestations, à l’heure des manifestations en France contre la loi travail du gouvernement Hollande ou du mouvement Nuit debout qui peine à s’affirmer ? Omar Guèye répond en historien prudent :
«De fait, l’Université pose des questions de société, et a toujours joué cette fonction de veille. Il faut un mouvement politique pour en prendre le relais, mais ce genre de mouvement porte en lui une insuffisance organique qui l’empêche de conquérir ou d’exercer le pouvoir, ce qui n’est pas d’ailleurs sa vocation.
En 1968, l’Université à Dakar comme à Paris était devenu un lieu de formation et d’information politique, elle était une sorte de miroir où chacun pouvait se voir. Aujourd’hui, même au Sénégal, l’Université est bien trop souvent paralysée par de multiples turbulences, dont les grèves. Finalement, les jeunes, et les étudiants en particulier, sont plus des détonateurs de crise qu’une force sociale que l’on cherche d’ailleurs toujours à contrôler.»
Anaïs Angelo, Ph.D. Researcher in African Postcolonial History, European University Institute
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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