Tunisie : des milliers de personnes victimes d'un "système de surveillance kafkaïen", selon une ONG
Le rapport de l'Organisation mondiale contre la torture détaille les restrictions de liberté imposées à des milliers de Tunisiens. Des dispositions qui seraient imposées hors de tout cadre légal au nom de la lutte contre le terrorisme.
Divorces, pertes d'emploi, traumatismes psychologiques, isolement des personnes concernées et de leurs familles... L'Organisation mondiale contre la torture (OMCT) a présenté le 11 décembre 2019, lors d'une conférence de presse à Tunis, un rapport détaillant les conséquences des restrictions de liberté imposées par la police à des milliers de Tunisiens, sous couvert de lutte contre le terrorisme. Rapport (non accessible en ligne) "basé sur les témoignages de 20 personnes (18 hommes et deux femmes)", rapporte le quotidien francophone La Presse.
Lorsque quelqu'un est fiché "S" par la police, elle n'est pas seulement surveillée, mais elle vit comme "dans une prison" à ciel ouvert, décrit l'une de ces personnes à l'AFP, sous couvert d'anonymat. Fiché "S", affirme-t-il, à la suite d'une altercation avec des policiers, ce jeune homme a perdu son travail à deux reprises après que la police a averti son employeur de son statut.
L'Etat tunisien a renforcé sa lutte contre le terrorisme, notamment après une série d'attaques meurtrières en 2015, et la situation sécuritaire s'est améliorée. Pour autant, les militants des droits de l'Homme appellent à mieux l'encadrer légalement.
"Harcèlement policier"
"Un système de surveillance kafkaïen ne promeut pas la sécurité, mais risque au contraire de nourrir l'extrémisme violent", avertit l'OMCT. L'ONG évoque ainsi des interpellations à répétition, des convocations répétées à la police, des assignations à domicile, des perquisitions, l'interdiction de quitter le territoire et d'obtenir des papiers d'identité, l'immobilisation lors de chaque déplacement, des "enquêtes de voisinage et (...) visites d’agents de police au domicile ou sur le lieu du travail". Selon l'OMCT, être fiché "S" entraîne un "harcèlement policier" et des mesures "disproportionnées", en l'absence d'enquête ou de condamnation judiciaire. Ces dispositions, "sans fondement légal et sans contrôle juridictionnel", seraient "contraires à la Constitution (tunisienne, NDLR) et au droit international."
Les personnes fichées n'en sont informées qu'oralement. De plus, elles ne connaissent pas l'ampleur des restrictions ni la raison pour laquelle elles y sont soumises. Certaines le sont après avoir été soupçonnées de faits de "terrorisme", même si elles ont été rapidement blanchies, d'autres après qu'un membre de leur famille a rejoint des groupes extrémistes. Mais parfois, les raisons restent floues.
Des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes fichées ?
Pour l'OMCT, "toute restriction de liberté doit se faire dans un cadre légal clair, qui précise les droits de la personne visée et ses moyens de recours, ce qui n'est pas le cas" actuellement. Le ministère de l'Intérieur affirme ne pas avoir de chiffres sur le nombre de personnes fichées. Mais l'OMCT l'estime à plusieurs milliers, voire dizaines de milliers.
De son côté, s'appuyant sur des déclarations de dirigeants gouvernementaux, Amnesty International avait fait état en octobre 2018 "de près de 30 000 personnes" soumises à de sévères restrictions au droit de circuler depuis 2013 en Tunisie, notamment dans le cadre du fichage "S". Et ce, au titre "au titre de la mesure de contrôle frontalier dite 'procédure S17'", procédure qui "n'est pas rendue publique" et n'est "soumise à aucun contrôle judiciaire complet".
L'ONG cite ainsi le cas de "Najmeddine (dont le nom a été changé, NDLR), pêcheur de 42 ans (et) père de quatre enfants qui vit dans une ville côtière en Tunisie". Il "est depuis 2016 régulièrement soumis à des restrictions arbitraires de son droit de circuler librement".
"Je n'avais jamais été arrêté auparavant, et encore moins inculpé, et on ne me disait jamais pourquoi on me soumettait à ces mesures. A un moment, ils ont même arrêté de me poser des questions ; ils me demandaient juste d'attendre, puis ils me laissaient repartir. C'est totalement absurde. Je ne sais pas ce que j'ai fait. Si j'ai fait quelque chose de mal, je les implore de me mettre en prison, ça m'évitera de vivre dans cette angoisse permanente", a-t-il raconté à Amnesty.
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